©Erwann Terrier

L’amour en guerre

Noé Pignède et Céline Martelet

Syriens, ils ont grandi dans le chaos
Onze ans après le début de la guerre civile, la Syrie se déchire en silence.
Brisée par une révolution réprimée dans le sang, meurtrie par les combats, sa jeunesse tente de se construire un avenir dans un pays sous blocus.
C’est un havre de paix au cœur d’une ville ravagée par la guerre. Une paillote sur pilotis sous laquelle coule l’Euphrate, le fleuve mythique qui traverse Raqqa. Attablés, quelques jeunes fument le narguilé en regardant passer les barques des pêcheurs. Un calme presque troublant pour ce recoin de Syrie, qui fut un temps la capitale du « Califat » autoproclamé de l’État islamique. La ville a été libérée en 2017 par les forces kurdo-arabes, soutenues par l’aviation et l’artillerie de la coalition internationale. Des mois d’une bataille sanglante qui a détruit 80 % de la cité. Depuis, la terreur et le fracas des bombes ont laissé place au silence des ruines. Isolée dans une région qui est encore régulièrement la cible d’attaques des cellules de Daech, l’aide humanitaire peine à arriver jusqu’à Raqqa. Sa population survit dans les décombres, sans perspective. « Je me lève à 13 heures, je regarde des vidéos sur internet, et puis je viens glander là avec mes copains », raconte Hussein*, 28 ans, chemise blanche repassée et cheveux parfaitement peignés. Infirmier anesthésiste de formation, le jeune homme n’a jamais pu valider son diplôme : la ville de Homs, fief révolutionnaire où il poursuivait ses études, a été reprise par le régime de Bachar al-Assad en mai 2014. « Si j’y retourne, ils m’arrêteront, car je n’ai pas fait mon service militaire obligatoire », souffle-t-il. Affaibli par une décennie de guerre et des vagues de désertions, le camp loyaliste appelle désormais tout homme en âge de combattre. Refuser, c’est risquer la détention et la torture. « Moi, je suis pacifiste, je ne veux pas tirer sur mes frères, martèle Hussein, vissé sur sa chaise en plastique. C’est leur guerre, pas la nôtre. » L’armée du régime d’Assad n’est pas la seule à enrôler de force la jeunesse syrienne ; les milices kurdes, qui contrôlent le nord-est du pays où se situe la ville de Raqqa, raflent elles aussi les garçons de l’âge d’Hussein. Dès lors, les checkpoints qui encerclent la ville sont infranchissables. Pour lui et ses amis, leur ville natale est devenue une prison. « Ici, il n’y a plus d’université, pas de travail, aucun avenir. C’est ça notre vie », lâche Hussein. 
À sa table, trois copains du même âge pianotent sur leur téléphone portable. À l’écran, des photos prises à la salle de musculation, des clips de chansons romantiques levantines, quelques conversations discrètes avec des filles qu’ils balayent à la hâte ; scène banale d’une jeunesse qui trompe l’ennui. Ali, le fanfaron de la bande, vient de se faire larguer. Ses camarades se moquent gentiment de ce « beau gosse » qui multiplie les conquêtes. « Une fois de plus, il l’a trompée et s’est fait choper ! » plaisante Hussein. « De toute façon, on n’allait pas se marier, réplique Ali, en passant la main dans sa chevelure gominée. Je ne vais pas commencer un truc sérieux dans ce trou. » Même dans cette ville conservatrice, le poids des traditions s’érode. Malgré la pression de leurs parents qui rêvent de petits-enfants, ces garçons résistent : « Je suis juste réaliste, sourit Ali. La plupart des filles veulent fonder une famille, mais quel futur offrir à des gosses ici ? » Une question à laquelle personne autour de la table n’a la réponse. Après onze ans d’espoirs déçus, ces Syriens ne se risquent plus à envisager l’avenir. Tous sont descendus dans la rue, gamins, lors des immenses manifestations contre la tyrannie d’Assad, au printemps 2011. Tous ont vu les balles de l’armée pleuvoir sur la foule, puis le sang d’une sœur, d’un voisin, d’un inconnu couler sur le trottoir. Tous ont cru à la chute du régime et ressenti ce souffle de liberté lorsque Raqqa fut, en mars 2013, la première capitale régionale à être prise par la rébellion. Furtive parenthèse. 
En janvier 2014, la bannière noire des -djihadistes de Daech s’abat sur la ville. Dès lors, la « hisbah », police islamique composée de combattants venus du monde entier, va régir la vie des Raqqaouis dans les moindres détails. Une terreur noire qui durera trois ans et demi. L’alcool, la cigarette, la musique et l’art sont interdits. Les hommes doivent se plier aux codes vestimentaires rigoristes :  tunique longue, pantalon au-dessus des chevilles et interdiction de se tailler la barbe. Les femmes sont réduites au silence, interdites de sortir sans un père ou un mari, confinées à leur rôle de mère. Un soupçon d’adultère est puni de lapidation. Les personnes homosexuelles sont jetées du haut des toits. Les ennemis de l’idéologie djihadiste, lacérés à coups de fouet ou décapités sur la place publique. En 2017, l’enfer a pris fin. Mais quatre ans après la libération, le chaos sécuritaire règne toujours à Raqqa. Marqués au fer rouge par la violence aveugle du groupe terroriste, beaucoup craignent un nouvel avènement du pire. Si le quotidien reprend au milieu des décombres, l’angoisse et l’abattement se lisent dans tous les regards. 
Dans un café de Raqqa flambant neuf, une jeune femme s’installe à une table et commande un jus de fruits, accompagnée d’une copine qui restera mutique. Zouhour, elle, parle beaucoup. Comme la plupart des Arabes syriennes de la ville, la jeune fille porte un foulard bleu clair soigneusement ajusté. Depuis le départ de Daech, elle refuse de porter du noir, la couleur de ceux qui lui ont volé sa jeunesse. Cette Raqqaoui a vécu sous le règne de l’organisation djihadiste. « Je me souviens de la première fois où j’ai dû revêtir ce niqab qui me couvrait entièrement le corps, le visage et les yeux, soupire Zouhour. J’étouffais sous ces couches de tissu. Marcher avec, croyez-moi, c’est une humiliation. Vous ne savez pas où vous mettez les pieds, vous ne voyez rien. C’est une prison. » À 25 ans, elle est toujours célibataire. Dans la société syrienne, les familles poussent pourtant leurs filles à se marier tôt. Certaines deviennent des épouses avant leur majorité. Mais, soutenue par son père, Zouhour refuse de se plier à cette tradition. « Je veux être libre. » Libre d’aimer qui elle veut ? Avant de répondre à cette question, elle baisse les yeux. La jeune femme se perd dans ses pensées pendant quelques secondes puis rétorque : « Vous êtes déjà tombés amoureux, vous ? » Gênée, Zouhour décide finalement de poursuivre : « Parce que moi, je ne sais pas ce que ça fait. Je n’ai jamais vécu ce sentiment. Vous savez, après le régime d’Assad, Daech puis les bombardements… Je n’ai tout simplement pas eu le temps d’apprendre à aimer. » 
Avoir le cœur qui s’emballe à la vue de sa bien-aimée, Maher, lui, a eu la chance de pouvoir le vivre. Mais la guerre a brisé le destin de ce garçon. « Daech m’a tout pris », résume-t-il. En 2016, il a 22 ans, un jean slim, des cheveux courts et une fiancée chrétienne qu’il connaît depuis l’école primaire. À l’époque, cet étudiant musulman sunnite à Damas prend la route de Raqqa pour présenter « l’amour de [sa] vie » à sa grand-mère, sans se soucier du monstre qui contrôle sa région natale. « Mais très vite, on a été pris au piège. On ne pouvait plus repartir. Ils voulaient que Rose porte le niqab et m’ont arrêté parce que je leur tenais tête, que je ne faisais pas la prière, raconte le garçon, le regard vide. J’ai passé plusieurs mois dans un cachot, sans voir la lumière du jour. Ils m’électrocutaient, me noyaient, me battaient jusqu’à ce que je perde connaissance. Un soir, ils ont amené Rose dans ma cellule. Dix-sept hommes l’ont violée à tour de rôle, jusqu’à ce qu’elle rende son dernier souffle. » 
Quelques semaines plus tard, à l’aube de la grande bataille de Raqqa, la coalition internationale pilonne la ville sans relâche. Une frappe aérienne pulvérise la prison où Maher croupit. Indemne, il parvient à s’extraire des gravats et s’enfuit, caché dans le coffre d’une voiture. Il rejoint ensuite Beyrouth, à 500 kilomètres vers le sud-ouest. Au Liban, où 1,5 million de ses compatriotes ont trouvé refuge, l’étudiant en médecine va connaître l’errance, la mendicité et l’isolement. « J’ai commencé à dealer pour survivre, et puis j’ai moi-même sombré dans la drogue », confie Maher. « Le hasch, les ecstas, la kétamine, ça permet de noyer sa souffrance… d’oublier d’où l’on vient et qui on est. » D’une main tremblante, il relève les manches d’un sweat blanc ; sur ses avant-bras, les cicatrices saillantes d’une lame de rasoir, stigmates de plusieurs tentatives de suicide. « Voilà ma vie. Et cette vie, je n’en veux pas », lâche-t-il d’une voix claire. À la fin du mois de juillet 2022, Maher devait fêter ses 28 ans, entouré de quelques amis. Il passera son anniversaire dans une prison de Beyrouth. Sans papier, le jeune homme a été arrêté par la police locale une dizaine de jours après notre rencontre. Dans un Liban miné par une crise économique sans fin, la classe politique corrompue a progressivement adopté un discours xénophobe. La plupart accusent les millions de réfugiés sur leur sol d’être à l’origine de tous les maux du pays. Depuis le début de la révolution syrienne, la mafia au pouvoir a pourtant largement profité des milliards de dollars d’aide humanitaire qui visaient à endiguer la crise migratoire. Après s’être servis dans la caisse, les politiciens plaident désormais pour un retour des réfugiés en Syrie malgré le danger. Dans ce contexte, Maher n’a pratiquement aucune chance d’être régularisé. Et même s’il parvient à rester au Liban, il demeurera privé de ses droits les plus élémentaires : se déplacer librement, travailler, continuer ses études. 
 Alors, quelle chance pour lui d’accomplir son seul rêve ? Celui que cultivait déjà Rose : « Elle voulait fonder une ONG pour l’Afrique. J’aimerais avoir un jour la force de mener à bien son rêve de gosse… Même si aujourd’hui, c’est sûrement la Syrie qu’il faudrait aider. » Comme Maher, 6,6 millions de Syriens ont fui leur pays. Pour ceux qui restent, un tiers d’entre eux sont des déplacés internes qui ont fui les combats, mais restent coincés dans leur pays natal.
Dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, des familles s’entassent dans des camps. Dans la dernière enclave qui échappe encore au contrôle du régime d’Assad, deux millions de personnes vivent sous des tentes, 80 % sont des femmes et des enfants. C’est là que vit Kawkab, dans un campement de fortune à quelques encablures de la frontière turque. Installée avec sa famille depuis deux ans, elle a pris le temps d’aménager les quelques mètres carrés qui lui servent de chambre, de cuisine, de salon. Tout y est parfaitement rangé, très propre. À l’extérieur pourtant, la poussière rend l’air à peine respirable au moindre souffle de vent. Chaque soir, la jeune femme de 27 ans sort des matelas pour faire dormir ses enfants. « J’en ai six ! lance la mère de famille dans un rire. Quatre garçons et deux filles. C’est beaucoup pour vous qui venez de France. Ça vous surprend, non ? » Rapidement, son sourire s’efface. « J’ai été mariée quand j’avais quinze ans. Je voulais être professeure de géographie, j’étais une excellente élève à l’école, mais j’ai dû arrêter mes études pour m’occuper de ma famille. » Dans un coin de la tente, son mari, qui semble bien plus âgé, tente d’intervenir. Kawkab lui coupe sèchement la parole : « C’est à moi qu’on pose les questions ! » Autour du couple, les enfants s’agitent. L’aîné a onze ans ; Kawkab n’avait que seize ans lorsqu’il est né. Le plus petit, deux ans à peine, reste fermement accroché à sa mère. « Il sera quelqu’un d’important. Je vous le dis, il est plus intelligent que les autres », assure Kawkab. Sous les minuscules tentes d’Idlib, l’intimité n’existe quasiment plus. Pourtant, selon Médecins sans frontières, le taux de natalité explose. Quasiment inaccessible, la contraception n’est pas vue d’un bon œil dans cette province placée sous contrôle de Hayat Tahrir al Sham, un groupe armé islamiste, classé comme terroriste par l’ONU. Alors, les femmes enchaînent les grossesses, souvent sans aucun suivi médical. À l’hôpital d’Idlib, le service des grands prématurés est saturé. Les quinze couveuses maintiennent en vie des bébés nés avec deux, voire trois mois d’avance. Les mères ne sont pas autorisées à rester à leurs côtés, faute de lits. 

Comme Maher, 6,6 millions de Syriens ont fui leur pays.
Pour ceux qui restent, un tiers d’entre eux sont des déplacés internes qui ont fui les combats, mais restent coincés dans leur pays natal.

Si malgré tout, les couples font autant d’enfants à Idlib, c’est qu’ « ils n’ont que ça à faire ! » s’amuse Sara. Une fois à l’abri du regard des hommes, cette jeune déplacée originaire de Homs ôte immédiatement son foulard. « Ah, mes cheveux respirent enfin ! » lâche-t-elle, avec une pointe d’accent londonien. Un anglais parfait qu’elle a appris seule, en visionnant des films britanniques pendant des nuits entières. À 23 ans, la Syrienne cultive un rêve : s’échapper de cette prison à ciel ouvert pour s’installer à Londres. Partir loin de cette guerre pour enfin vivre. « Je m’estime chanceuse, car je suis célibataire, confie-t-elle. Une fois que tu es mariée, c’est très difficile. On y perd beaucoup. Et puis moi, je ne veux pas mettre un enfant au monde dans ce chaos. Cet endroit, c’est un désastre. » La jeune femme pioche un gâteau dans l’assiette devant elle, puis reste silencieuse pendant quelques minutes. « On a tous besoin d’amour, c’est certain. J’espère qu’un jour je pourrai trouver un partenaire gentil et bienveillant. Mais avec la guerre, l’état d’esprit des gens en Syrie a beaucoup changé. Parfois, je ne reconnais même plus certains membres de ma famille, ou mes amis. Ils sont devenus pessimistes et tristes. Moi, je lutte pour que le désespoir ne s’empare pas de mon âme. Dans ce chaos, c’est la seule chose sur laquelle je peux garder le contrôle. »
La petite sœur de Sara entre dans la pièce. Âgée de tout juste 18 ans, elle porte un bébé de quelques mois dans les bras. Avant de s’asseoir, elle retire le long voile noir qui recouvre son corps et ne laisse apparaître que ses yeux. Une longue tresse aux reflets roux tombe sur son épaule. Ses traits sont ceux d’une adolescente. À ses poignets, quelques bracelets ornés de cœurs et de papillons, ses « accessoires »,  prononce-t-elle fièrement en français. Dans un sourire, la jeune femme sort de son sac un rouge à lèvres et un petit miroir pour se remaquiller. Batool est mariée depuis un an avec un homme de 25 ans qui semble la rendre heureuse. « C’est ça l’amour ; trouver quelqu’un qui s’occupe de toi, te comprend, et t’apporte le soutien dont tu as besoin en tant que femme », assure la jeune maman d’un ton presque professoral. Sur son portable, elle fait défiler les photos de son mariage. Ce jour-là, elle portait la tenue de ses rêves : une robe « de princesse » blanche aux étoffes satinées. Sur les images, elle semble avoir du mal à respirer tant le corset remonte sa poitrine. Batool se souvient de chaque minute de cette fête. Comme le veut la tradition, les deux familles des mariés avaient organisé une grande réception avec les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. Seul son mari a été autorisé à venir danser quelques minutes avec elle, au milieu des autres filles, toutes dévoilées. « Je suis très fière d’avoir pu me marier jeune, assure Batool, d’un ton espiègle. C’est tellement mieux que d’être seule et déprimée. » À côté d’elle, sa sœur Sara tente de masquer un sourire ; elle sait que cette phrase lui est destinée. Mais elle n’envie rien de l’histoire de sa sœur, qui a épousé un homme qu’elle connaissait à peine. « Un jour, il est venu demander ma main à mon père, poursuit Batool. C’est là que je l’ai rencontré pour la première fois. Je suis tombée amoureuse tout de suite. Ensuite, on s’est mariés religieusement. Il a pu me voir sans mon voile, et on en est restés là !  pouffe la jeune femme. Aujourd’hui, je suis une mère comblée. J’espère avoir quatre enfants. Deux garçons et deux filles, ça serait l’idéal. » Mais pour le moment, Batool confie utiliser des préservatifs avec son mari. « Comment peut-on choisir l’homme qui va partager sa vie comme ça ? questionne en anglais Sara, pour éviter que sa petite sœur ne la comprenne. Si pendant la nuit de noces, tu te rends compte que ça ne matche pas, tu fais comment ? »

Salma et ses proches sautent au moins un repas par jour.
Il y a quelques mois, cette jeune femme a commencé à se prostituer. 

« Le plaisir sexuel, c’est bien tout ce qu’il nous reste. Alors, autant bien la choisir ! abonde Ali, un habitant de Lattaquié, ville balnéaire située à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Idlib. La vingtaine, il ne cache pas son goût pour les « belles blondes ». Des coups d’un soir. « Curieusement, les choses se sont un peu détendues ces dernières années. Le sexe hors mariage est moins mal vu, notamment dans notre génération, analyse Ali. Et puis, étant donné la situation, les gens ont mieux à faire que de juger ! » Comme ses copains, ce Syrien a appris les rudiments des relations intimes sur internet ; privée d’éducation sexuelle dans une société où le rapport au corps est encore tabou, cette génération s’éduque par la pornographie. « Bien sûr, ce n’est pas la réalité, mais c’est mieux que rien, explique le garçon. Moi, j’aime bien les vidéos un peu romantiques, mais il y en a pour tous les goûts ! Des gars autour de moi regardent des trucs bien plus hard. » En Syrie, la violence s’empare des hommes jusque dans leur sexualité. « L’autre truc pour apprendre, c’est d’aller au bordel. Depuis la guerre, il y en a partout. C’est devenu pas cher. »
Dans les zones contrôlées par le régime comme Lattaquié, les Syriens vivent au rythme des pénuries d’eau, d’électricité, de nourriture et de médicaments. Les sanctions occidentales promettaient de faire tomber Bachar al-Assad ; elles ont notamment eu pour effet d’étrangler la population. Dans la capitale Damas, le bruit des balles s’est tu ; les lignes de front sont désormais à des centaines de kilomètres. Mais pour ses habitants, la guerre reste omniprésente. « Chaque jour, vivre ici est une humiliation, souffle Salma, 24 ans. Diplômée en gestion, cette Damascène est au chômage. Le salaire de son père, fonctionnaire, seul membre de la famille à avoir encore un travail, a été divisé par dix depuis le début du conflit. Dans le même temps, les prix ont explosé. Le frigo est vide. Comme trois Syriens sur cinq, Salma et ses proches sautent au moins un repas par jour. Il y a quelques mois, cette jeune femme a commencé à se prostituer. « C’était soit ça, soit la pauvreté totale, assure-t-elle. Beaucoup de filles font ça maintenant. C’est devenu presque banal. » Alors que le pays s’enfonce dans une crise sans fin, la prostitution gagne du terrain. Dans la région de Damas par exemple, le tourisme sexuel – en provenance de l’Irak voisine notamment – serait également en pleine expansion depuis quelques années. « Il y a des filles qui se vendent pour quelques dollars, raconte un client régulier de la capitale sous couvert d’anonymat. Ce n’est pas vraiment un secret. Tout le monde sait où trouver des putes. » Pour une nuit avec Salma, les « vieux riches » qui la contactent sur internet payent jusqu’à 250 euros, cinq fois le salaire mensuel moyen. « Mes proches ont très bien compris d’où vient l’argent, mais ils préfèrent fermer les yeux, confie la jeune femme. De toute façon, la morale et les valeurs n’ont plus d’importance dans ce pays. Ce qui compte maintenant, c’est le matériel. D’avoir de quoi survivre. »
*Les prénoms ont été changés....

Syriens, ils ont grandi dans le chaos Onze ans après le début de la guerre civile, la Syrie se déchire en silence. Brisée par une révolution réprimée dans le sang, meurtrie par les combats, sa jeunesse tente de se construire un avenir dans un pays sous blocus. C’est un havre de paix au cœur d’une ville ravagée par la guerre. Une paillote sur pilotis sous laquelle coule l’Euphrate, le fleuve mythique qui traverse Raqqa. Attablés, quelques jeunes fument le narguilé en regardant passer les barques des pêcheurs. Un calme presque troublant pour ce recoin de Syrie, qui fut un temps la capitale du « Califat » autoproclamé de l’État islamique. La ville a été libérée en 2017 par les forces kurdo-arabes, soutenues par l’aviation et l’artillerie de la coalition internationale. Des mois d’une bataille sanglante qui a détruit 80 % de la cité. Depuis, la terreur et le fracas des bombes ont laissé place au silence des ruines. Isolée dans une région qui est encore régulièrement la cible d’attaques des cellules de Daech, l’aide humanitaire peine à arriver jusqu’à Raqqa. Sa population survit dans les décombres, sans perspective. « Je me lève à 13 heures, je regarde des vidéos sur internet, et puis je viens glander là avec mes copains », raconte Hussein*, 28 ans, chemise blanche repassée et cheveux parfaitement peignés. Infirmier anesthésiste de formation, le jeune homme n’a jamais pu valider son diplôme : la ville de Homs, fief révolutionnaire où il poursuivait ses études, a été reprise par le régime de Bachar al-Assad en mai…

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