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Yves Bigot
Déjà fragilisée par des revendications et des tensions régionales, la mondialisation semble avoir désormais atteint les limites de ses promesses de paix, de croissance et de stabilité.
Selon l’axiome de la globalisation, plus l'intégration économique mondiale serait forte, plus les populations revendiqueraient leurs identités culturelles locales. Cela paraissait logique et sympa, on se faisait photographier devant « I Love Beyrouth » ou « I Love Liège », les panneaux routiers se déclinaient aussi en provençal, en breton, on découvrait des destinations inédites, jusque-là inaccessibles, de l’Albanie au Myanmar. Ambiance United Colors of Benetton. « Je te donne toutes mes différences qui sont autant de chances. » Merci Goldman. Et la chute du mur de Berlin, en 1989, mettait censément fin à l’Histoire : la mort des idéologies, la victoire définitive du marché, la disparition des conflits.
C’est ce mouvement boomerang qui a conduit à la partition de la Tchécoslovaquie et du Soudan, au démantèlement de l’Union Soviétique, à l’accentuation des régionalisations à l’intérieur de nombreux états, de l’écosse à la Catalogne et jusqu’en France jacobine, aux tensions entre Flamands et francophones de Belgique, mais vu d’ici, tout semblait soit positif, soit anodin ou simplement rectificatif de frontières mal dessinées, de bugs de l’Histoire. On mettait la tragédie de la guerre civile en Yougoslavie sur le dos de l’URSS agonisante, comme un dernier soubresaut, une réplique d’un tremblement bénéfique, on pensait les conflits du Moyen-Orient endémiques, mais balisés.
C’était compter sans les réseaux sociaux, boîte de Pandore des algorithmes, des vérités alternatives, des infox, du complotisme, aux effets sanctifiés par les tweets du président de la plus grande puissance mondiale, laquelle garantissait bon an mal an depuis 1945 une Pax Americana propice à la croissance mondiale, au développement de la démocratie, de la culture, du divertissement, et servait de modèle à tous ceux qui n’en subissaient pas les inconvénients ou les effets de bord. La colonisation par McDonald’s, Pizza Hut et Starbucks n’était rien en échange d’Hollywood, du rock, des jeux vidéos, d’internet, du confort moderne, de la liberté.
Les ruptures sont inopinées, brutales, et ça n’est qu’avec le recul qu’on en lit les signes avant-coureurs.
Soudain, les conséquences du capitalisme du désastre, Sans filtre comme dans le film de Ruben Östlund, multipliées par la sidération induite par les confinements et les effets traumatisants d’une pandémie elle-même mondialisée et doublée d’une plus que tardive panique climatique, ont conduit à la fragmentation du monde avec la (re)constitution d’empires conquérants, se défiant pour la domination de la planète.
Les ruptures sont inopinées, brutales, et ça n’est qu’avec le recul qu’on en lit les signes avant-coureurs. Leurs résultantes, elles, sont multiples et profondes. La guerre en Ukraine fait ressurgir le spectre qu’on croyait éradiqué de la menace nucléaire, au moment ironique et paradoxal où l’on se voit contraint de relancer nos centrales que le bon sens écologique avait promis de fermer, pour espérer continuer à fonctionner. Tout ça parce qu’on avait cru, justement, à la mondialisation, à la fin de l’Histoire, insouciants d’une dépendance énergétique à la Russie normalisée.
Cette angoisse inédite pour plusieurs générations se conjugue non seulement au stress climatique, à ce mélange incongru de désaffection de la politique et de guérilla culturelle continue, mais aussi à ce sentiment, décuplé par les restrictions liées à la crise sanitaire, qu’il n’est plus d’avenir particulier. No Future, mais cette fois, ça n’est pas une posture situationniste. Et l’on assiste à la grande démission, effective ou passive, d’une génération véritablement désenchantée, lassée d’être mal traitée par des entreprises pour lesquelles les salariés (quand ils le sont) sont une variable comme une autre, une ligne budgétaire, leur obsolescence programmée par avance, comme les autres consommables.
Yves Bigot
est un journaliste et producteur français. Il est Président Directeur général de TV5 Monde depuis 2013.
Le problème de la mondialisation, c’est que ses avantages, culturels, économiques, touristiques, ne se sont pas accompagnés de réussites politiques comparables (l’Europe en est un formidable exemple) et qu’a été oublié en route une trop grande partie des populations qui s’en sentent exclues, déclassées et culturellement menacées. Et qu’elle ne pouvait donc espérer fonctionner qu’en cas de fin de l’Histoire. Qui n’aura duré que trois décennies....
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