Rallumer les Lumières

Propos recueillis par Victor Dumiot et William Emmanuel

Loin d’être monolithiques, les Lumières sont plurielles, complexes, et nous donnent matière à penser notre époque. Antoine Lilti, historien et professeur au Collège de France, où il donnera sa leçon inaugurale le 8 décembre, répond aux questions de Bastille.

 

Comment pourrions-nous, aujourd’hui, définir les Lumières ?

La question est si difficile que, quasiment trois siècles après leur émergence, nous n’avons toujours pas trouvé la « bonne définition » ! De fait, les Lumières désignent plusieurs choses. D’abord, un courant intellectuel qui s’est déployé au XVIIIe siècle en Europe, mû par un idéal d’émancipation par le savoir. À l’origine, il y a cette conviction que des individus autonomes, capables de raisonner par eux-mêmes, décidant librement ce qui est juste et bon, formeront une société harmonieuse et heureuse. Ce mouvement se traduit ainsi par la critique de la superstition et des préjugés, le combat pour le droit des individus à penser et à parler librement. Mais la démarche est beaucoup moins unifiée que ce que l’on a coutume de dire. Sur cette base, l’accès à l’autonomie grâce au savoir, il existe une grande diversité de positions intellectuelles et philosophiques. Ensuite, les Lumières désignent aussi une époque, le XVIIIe siècle, devenu le siècle des Lumières. Dans cette approche, surtout portée par les historiens, les Lumières ne sont pas qu’un foisonnement de débats intellectuels, elles s’enracinent dans un moment de transformation des sociétés européennes, de développement du commerce, de sécularisation, de crise des sociétés d’ordre et d’essor de la première mondialisation. Le risque de cette historicisation extrême, parfois, c’est de perdre de vue la dimension proprement philosophique et militante des Lumières. Enfin, il y a l’approche inverse, et d’une certaine manière complémentaire, qui consiste à dire que les Lumières sont un héritage intellectuel et même un idéal politique. Certains insistent sur la question de la lutte de la raison contre la foi, d’autres sur la question des libertés politiques, d’autres encore sur la question de l’égalité naturelle des hommes. Toujours actuelles, ces réflexions conduisent à détacher les Lumières de l’Europe du XVIIIe siècle et à les faire voyager dans d’autres lieux et d’autres époques. 

 

À l’époque, les acteurs des Lumières ont-ils conscience de participer à un mouvement intellectuel ?

Les philosophes, les écrivains, les savants sont parfaitement conscients de vivre une époque nouvelle et de mener des combats communs, mais leur mot d’ordre est la « philosophie » et se ils se nomment eux-mêmes « philosophes » pour désigner leur appartenance à ce mouvement. Les Lumières avec un l majuscule ne seront définies ainsi que plus tardivement. 

 

Votre deuxième définition, réduire les Lumières à une période historique, rappelle un texte de Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », où il explique qu’elles correspondent aussi à ce moment où la conscience humaine prend conscience de son historicité, où elle devient critique. Qu’en pensez-vous ?

C’est un texte très intéressant auquel je ne cesse de revenir. Foucault voit très bien la dimension réflexive des Lumières, qui essaient de penser la spécificité du présent. Pour lui, c’est le premier moment dans l’histoire où la philosophie essaie de penser sa propre actualité. Je pense que c’est tout à fait juste. Il y a une conscience pour la plupart des auteurs de vivre un moment inédit mais aussi de devoir le penser. Je prendrais toutefois mes distances par rapport à l’interprétation de Foucault qui estime que cette attitude de modernité culminerait avec Baudelaire, au XIXe siècle. C’est un geste intellectuel brillant, mais très curieux, qui consiste à définir les Lumières par une « attitude » puis à faire de Baudelaire leur figure majeure. Au fond, je pense que Foucault cherchait à faire une généalogie de sa propre conception de la philosophie, qui consistait à porter un diagnostic sur le présent à partir d’une subjectivité philosophique de type artiste. Or, si l’on veut vraiment caractériser les Lumières, il faut plutôt comprendre cette réflexivité dans une généalogie des sciences sociales, c’est-à-dire non pas simplement comme une attitude face au présent, mais aussi comme une volonté de penser rationnellement la mutation très rapide des sociétés au XVIIIe siècle. J’insiste beaucoup sur le fait que les Lumières ne sont pas le programme idéologique de la modernité, mais plutôt un moment de réflexion critique sur la modernité, ses apports, ses limites, ses contradictions et ses ambivalences. 

 

Justement, on a souvent tendance à associer modernité et progrès. Ces associations vous semblent-elles pertinentes ?

La modernité, c’est à la fois un ensemble de transformations sociologiques et idéologiques – avec la crise des sociétés d’ordre, le développement des États-nations et du commerce international, l’idéal d’individus libres et égaux – et un rapport au temps qui passe par le récit d’une rupture radicale avec le passé. Le progrès, lui, implique une évaluation positive, une valorisation de ces transformations. Les Lumières réfléchissent au progrès, sans pour autant le théoriser comme un phénomène global et univoque. Il s’agit plutôt pour les philosophes de réfléchir à la compatibilité d’évolutions dans différents secteurs. Une grande question des Lumières, c’est de savoir si les progrès économique et scientifique entraînent un progrès moral. Tous ne sont pas d’accord, Rousseau, par exemple, critique la société moderne, le luxe, le raffinement des arts, l’essor des inégalités. Que l’idéalisation du « bon sauvage », c’est-à-dire de l’homme de la nature vivant loin de la société occidentale, soit un thème aussi important dans la pensée des Lumières montre bien que l’on est encore loin de l’optimisme progressiste du XIXe siècle.

 

Vous écrivez dans votre livre L’Héritage des Lumières (éd. Seuil), que les Lumières ne forment pas un ensemble uniforme, mais se composent plutôt d’individualités distinctes. Peut-on les catégoriser ? 

Je pense qu’il faut justement résister à cette tentation de diviser les Lumières en catégories étanches : Lumières radicales, Lumières modérées, voire même Lumières conservatrices. Je crois que c’est inefficace parce que ces débats et ces désaccords n’opposent pas seulement les auteurs entre eux mais traversent la plupart des œuvres des Lumières. Diderot est le directeur de l’Encyclopédie, il a consacré une grande partie de son énergie intellectuelle à la diffusion du savoir, convaincu que celui-ci entraînerait un progrès intellectuel, politique et moral des sociétés. Mais il est aussi l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville, ouvrage dans lequel il dénonce la colonisation européenne et oppose la vie simple et naturelle des Tahitiens à l’hypocrise des mœurs occidentales. Ses personnages dénoncent les « inutiles lumières » et des « besoins superflus » des Européens, dont les honnêtes Tahitiens ignorent la nécessité. Ce n’est pas pour rien que la plupart des textes des Lumières contiennent de nombreux dialogues. Les plus grands textes de Diderot, que ce soit le Supplément ou bien Le Neveu de Rameau, qui est une réflexion sur la place du philosophe dans la société, sont des textes polyphoniques, dialogiques, ironiques, totalement ouverts, qui laissent souvent le lecteur étonné et circonspect, si possible un peu inquiet. Cette volonté de ne pas sauter à la conclusion est un trait caractéristique des Lumières et sans doute une des sources de l’intérêt qu’elles continuent à susciter. Les ranger dans des catégories bien définies, c’est gommer cette complexité. 

 

Peut-on dire, en partant des écrits de Diderot, que l’universalisme des Lumières est une supercherie ?

L’universalisme n’est pas un terme des Lumières, l’universel oui. Les philosophes développent une réflexion sur la nature humaine et la morale qui critique et conteste le monopole d’autres discours universalistes, celui des religions notamment. Il en ressort qu’il y a plusieurs façons de penser le caractère universel des lois et de la morale. D’où un universalisme que l’on pourrait dire abstrait ou théorique qui consiste à penser que tout individu, quel qu’il soit, est capable d’identifier le vrai, le juste et le bien. 

 

Est-ce une critique de Kant ? 

C’est la position qu’on attribue à Kant, c’est-à-dire un universalisme normatif qui fait abstraction des contextes sociaux et culturels, mais que l’on trouve aussi chez des auteurs et des autrices qui ont des positions philosophiques différentes, tels que les matérialistes français comme Helvétius. Mais cette conception de l’universel n’est pas la seule défendue par les philosophes des Lumières. Il existe aussi un universalisme historique qui ne considère pas du tout l’individu dans son abstraction, mais essaie de penser la variation historique et culturelle des normes, des lois, des idéaux et tend vers l’idée d’un modèle de développement historique que toutes les sociétés seraient amenées à parcourir. Le mot clé de cet universalisme, c’est « civilisation ». L’ouvrage de Voltaire Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, est une tentative pour produire de l’universel à partir d’une histoire ouverte au monde. Et puis il y a un troisième type d’universalisme, que je qualifierais de critique en ce qu’il s’appuie sur la dénonciation du caractère local, et souvent artificiel, de la morale et des lois européennes. La critique des ambitions colonialistes ou impérialistes européennes est très présente chez des auteurs comme Diderot et l’abbé Raynal, mais on peut aussi trouver les racines de cet universalisme critique chez Montesquieu, dans Les Lettres persanes. Aujourd’hui, en France, on a tendance à négliger ces différences et à identifier l’universalisme des Lumières avec ce que l’on appelle « l’universalisme républicain », qui est une création idéologique récente. 

 

Ce qui relève de l’anachronisme…

Oui, l’universalisme républicain est une doctrine politique de gestion de la citoyenneté, qui trouve en partie ses racines dans les Lumières, mais qui est très loin de pouvoir prétendre se fonder sur leur héritage et qui a été élaborée bien plus tard.

 

Cet universalisme des Lumières est aujourd’hui contesté parce qu’il aurait servi d’alibi et de justification à l’idée d’un « devoir de civilisation ». 

Il faut distinguer deux types de critiques un peu différentes. Il y a d’abord celle qui reproche aux philosophes des Lumières d’avoir été compromis dans la colonisation, la justification de l’esclavage, d’avoir tenu des discours racistes parfois – ce qui est vrai. On reproche à Voltaire, Hume ou Kant de ne pas avoir été à la hauteur de leurs ambitions universalistes. Cela vise donc à « démonumentaliser » certaines figures des Lumières sans remettre en cause le cœur de leur projet et leur idéal d’une commune humanité, puisque c’est justement au nom de cet idéal qu’elles sont critiquées. Une autre critique, plus grave, remet en question le principe même d’une conception universelle de la nature humaine en s’appuyant sur des arguments que l’on pourrait qualifier de différencialistes, selon lesquels il n’existe pas d’unité des cultures ou des sociétés humaines. Une position intermédiaire, sans remettre en cause l’idéal universel, vise les effets de domination que produisent les discours universalistes lorsqu’ils sont tenus depuis une position de pouvoir.  L’idée ici est donc d’appeler à reconstruire l’universalisme par le dialogue entre les sociétés et les cultures, par la pratique de la traduction, par la réflexion sur les traditions non-européennes, compatibles avec des principes de tolérance, de liberté, de réflexion. 

 

Peut-on parler d’une déconstruction des Lumières ?

J’aurais plutôt tendance à dire que c’est un approfondissement. Pour qu’il ait aujourd’hui un sens, l’universalisme ne peut pas seulement être décrété par certains, il doit être construit et accepté par tous. C’est donc, au fond, une adaptation des Lumières à un monde polycentrique et globalisé. Or cette réflexion sur les limites de l’eurocentrisme avait déjà été formulée dès le XVIIIe siècle. 

 

Dans votre ouvrage, vous soulignez le fait que, face à la mondialisation, Voltaire passe d’un optimisme généralisé à un scepticisme critique, voire à un pessimisme. 

Beaucoup d’auteurs évoluent au cours de leurs écrits et de leur vie. L’exemple de Voltaire est frappant : au début de sa carrière, il vit dans une espèce d’insouciance, dans le culte du commerce et du luxe, valorisant à l’extrême le modèle européen et ses succès. Au fil du temps, il prend conscience des limites de ce modèle, des horreurs de la colonisation et de l’esclavage, ce qui donne à ses écrits une dimension de plus en plus sarcastique, voire tragique. Si l’on prend, par exemple, le célèbre Candide, c’est tout sauf un hymne au progrès. C’est un guide de la décroissance, presque une apologie du survivalisme [rire]. À la fin, après avoir fait l’expérience de la violence et de l’absurdité du monde, les protagonistes s’installent sur une « petite terre » où ils pourront travailler sans raisonner et vivre simplement, en consommant les fruits de leur jardin. Il y a aussi cette scène très connue de la rencontre entre Candide et un esclave du Surinam, estropié, qui lui dit : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » On lit cela au collège, sans toujours réfléchir à la force de cette phrase. Il ne s’agit pas simplement d’une condamnation morale de l’esclavage, mais aussi d’une dénonciation de la responsabilité, celle des maîtres esclavagistes bien sûr, mais aussi celle des consommateurs européens qui ne veulent rien voir, rien savoir, mais qui, à cause de leurs modes de vie, sont silencieusement complices. C’est d’une parfaite actualité, n’est-ce pas ? Si Voltaire écrivait cela aujourd’hui, on l’accuserait d’être un « affreux wokiste ». 

 

Mais Voltaire est aussi accusé d’avoir détenu des parts dans des entreprises négrières. 

C’est une légende, étayée par de faux documents, construite par les adversaires des Lumières au XIXe siècle, époque où la question de la mémoire de Voltaire est un enjeu politiquement fondamental. Voltaire n’a pas directement investi dans le commerce négrier en tant que tel. Il avait souscrit à des emprunts de la Compagnie des Indes, dont certains des bateaux faisaient du commerce d’esclaves, mais qui pratiquait le commerce colonial plus largement (sucre, café, toiles indiennes…). Il existe un seul cas documenté d’investissement direct dans une expédition négrière, mais il est impossible de savoir si Voltaire en avait connaissance, car ses placements étaient effectués par des intermédiaires. Il ne s’agit pas de jouer sur les mots ou de sauver la réputation posthume du philosophe, mais de comprendre la complexité des enjeux. Voltaire avait de l’argent, et il l’a placé là où, à l’époque, les gens aisés plaçaient le leur. On aurait aimé qu’il soit plus lucide, plus critique, plus exemplaire, mais ce n’est pas le cas. Rappelons d’ailleurs que Voltaire n’est pas un « saint laïc », c’est un personnage complexe et contradictoire, parfois déplaisant, mais cela ne retire rien à la pertinence de ses combats.

 

La contestation des Lumières est très ancienne, et leur est même contemporaine…

Les philosophes ont des adversaires du côté de l’Église et des partisans de la monarchie absolue. Après la Révolution française, cette contestation prend énormément d’ampleur, les Lumières étant jugées responsables de la Révolution. Tout au long du XIXe siècle, la critique de ce mouvement est un élément clé de la pensée réactionnaire et conservatrice, que l’on retrouve chez tous les théoriciens du retour à l’Ancien Régime, mais aussi chez ceux qui sont hostiles au libéralisme politique ou défendent le rôle de l’Église. À l’inverse, les Républicains vont s’approprier la mémoire des philosophes. De ce point de vue-là, l’héritage des Lumières est un marqueur clair du clivage entre la gauche et la droite.

 

Mais peut-on dire que la Révolution est fille des Lumières ?

Tout dépend ce que l’on entend par « fille ». Sans la pensée des Lumières, la révolution américaine et la Révolution française n’auraient pas eu le même déroulement, ni les mêmes résultats, c’est une évidence. Mais ce ne sont pas les Lumières qui ont fait ces révolutions, celles-ci ne sont pas leur nécessaire aboutissement. Rappelons également que les Lumières ne sont pas exclusivement françaises. C’est un phénomène européen au XVIIIe siècle. Et elles n’ont pas provoqué partout des révolutions. Les Lumières sont plutôt un mouvement réformiste que révolutionnaire. 

 

Quels sont les courants philosophiques et politiques que l’on peut rattacher aux Lumières ?

Une grande partie des penseurs du libéralisme politique ou du républicanisme libéral du XIXe siècle, allant de John Stuart Mill en Angleterre jusqu’aux grands philosophes de la IIIe République, sont des héritiers directs des Lumières. On retrouve aussi des pans entiers de ce legs en dehors de l’Europe, chez les intellectuels modernisateurs dans l’Empire ottoman, en Perse, en Asie. Le cas japonais est intéressant. Au moment de la révolution de Meiji [en 1868], plusieurs auteurs japonais viennent en Europe et traduisent des textes européens, soucieux d’accélérer la mutation de leur pays, qu’ils estiment être en retard. Ils puisent dans ces documents l’idée de modernisation scientifique et technique, les principes du libéralisme politique et insistent sur l’importance accordée à l’éducation. 

 

On associe également les Lumières à la naissance de la société civile, laquelle serait dissociée de l’État et du public. De nombreux philosophes entreprennent une réflexion, cette fois encore ambiguë, quant à la nature et la vertu de ce public.

L’opinion publique constitue l’un des grands thèmes du XVIIIe siècle, elle correspond à une transformation des sociabilités, à l’essor de la presse et à l’émergence d’une nouvelle légitimité politique. Dans son grand livre L’Espace public, Jürgen Habermas a théorisé le développement, au XVIIIe siècle, d’un « espace public bourgeois » : les gens se réunissent en dehors des corps étatiques (dans les cafés, les loges maçonniques, etc.) pour y débattre librement et échanger des arguments. C’est une vision trop idéalisée, car cette société civile naissante est concurrencée par un autre public : celui des lecteurs fascinés par les faits divers, curieux des dernières nouveautés, intéressés par la vie des célébrités… Les philosophes des Lumières se réjouissent de l’émergence de cette nouvelle scène sociale – qui permet la diffusion des idées, des savoirs, des arguments – mais s’inquiètent aussi de ce public qui peut être facilement diverti. Cette inquiétude à l’égard du public et de sa capacité à être trompé, ou tout simplement à préférer les mauvais livres aux bons, se retrouve chez presque tous les philosophes. J’en trouve une trace, par exemple, dans les débats sur le « charlatanisme ». Le charlatan, c’est le faux savant, celui qui utilise l’espace public pour vendre de faux remèdes. Par extension métaphorique, il devient celui qui trompe le public en profitant de sa curiosité.

 

Certains penseurs proposent-ils des solutions pour réguler l’espace public ?

Oui, notamment en limitant l’abus des libertés. Germaine de Staël, par exemple, estime que les livres peuvent être publiés librement, mais que la presse, trop dangereuse, doit être contrôlée pour éviter les attaques personnelles et la diffamation. Selon la romancière, les journaux sont l’instrument par lequel on excite les passions. L’inquiétude de l’époque à l’égard des journaux est semblable à celle que l’on retrouve aujourd’hui au sujet des réseaux sociaux. L’apparition de nouvelles formes de communication est perçue à la fois comme une possibilité d’élargir l’espace du dialogue, du débat et de la discussion, et en même temps comme un double danger : celui de privilégier les émotions à la raison et de ne plus permettre la distinction entre les vrais savants et les charlatans. In fine, cette question est celle de l’autorité des intellectuels. Si le rôle du philosophe est d’éclairer le public pour lui apprendre à penser par lui-même, au nom de quelle autorité revendique-t-il une parole légitime ? Le grand mathématicien et philosophe Condorcet, sous la Révolution, est consterné par ce qu’il voit comme une remise en cause des formes traditionnelles de légitimation de l’autorité des savants et des sciences dans l’espace public : il en appelle même à une « conjuration d’hommes éclairés » et au rétablissement des académies. 

 

La remise en cause d’une forme de verticalité effraie-t-elle certains philosophes ? 

Il y a deux tendances : une première, démocratique, qui insiste sur l’égalité des intelligences et valorise la notion de sens commun ; une autre, plus verticale, qui préfigure ce que l’on appellera plus tard la technocratie, insiste sur la légitimité d’une compétence et d’une expertise intellectuelle ou scientifique. Aujourd’hui, on a tendance à identifier les Lumières au libéralisme politique, mais certaines monarchies autoritaires, au XVIIIe siècle, s’appuyaient sur les idées des Lumières, en Russie, en Prusse ou en Autriche. Certains philosophes sont profondément démocratiques, c’est le cas de Rousseau par exemple. Mais d’autres, comme Voltaire, misaient plutôt sur la stabilité d’une autorité politique forte, capable d’imposer des réformes éclairées contre l’influence des institutions sociales traditionnelles, l’Église notamment. 

 

Il semblerait qu’actuellement, la position du savant, sa légitimité, soient remises en cause. Peut-on rattacher cette « crise » à la montée de l’individualisme, qui fait que chacun estime pouvoir, et devoir, émettre un avis, critiquer ?

On peut voir cette radicalisation du principe de la critique comme une forme de perversion de la philosophie des Lumières. Après avoir porté sur les autorités politiques et religieuses, cette critique s’est abattue sur l’autorité scientifique. Je dis « radicalisation » car, pour les Lumières, cette « critique » ne doit pas se traduire par un doute total et systématique. Elle est articulée à l’existence d’un espace de confiance à l’égard des autorités intellectuelles. Mais cette confiance est susceptible d’être remise en cause par des courants plus radicaux, soit au nom d’un individualisme sceptique exacerbé, soit au nom d’un populisme démocratique, dont la figure sous la Révolution est Marat. Dans son texte Les Charlatans modernes, il accuse les savants des Lumières, notamment les membres de l’Académie des sciences, d’être les véritables charlatans parce qu’ils utilisent un langage scientifique, technique, que les gens ordinaires ne peuvent pas comprendre. 

 

Les critiques actuelles des Lumières semblent se scinder en deux grandes catégories. On aurait d’un côté une critique de droite, qui estime qu’elles ont nui à la civilisation européenne, et une critique de gauche, progressiste, qui estime au contraire qu’elles ne sont pas allées assez loin.

Il existe des courants anciens qui s’opposent aux Lumières au nom de la religion, de la tradition, ou d’une conception organique de la société. Longtemps très puissants, on les pensait marginalisés depuis le milieu du XXe siècle. Mais ils resurgissent depuis quelques années et menacent l’héritage des Lumières. D’autres critiques des Lumières sont formulées au nom du progrès et de la raison : elles pointent leurs limites et leurs contradictions. Je pense qu’il est très important d’en tenir compte. Il n’y aurait rien de pire que d’enfermer les Lumières dans une conception rétrécie, défensive, voire nationale ou nationaliste. Quand j’entends dire que la France est la patrie des Lumières, je sursaute ! La France n’a pas le monopole des Lumières, elle ne l’avait pas au XVIIIe, et encore moins depuis que des hommes et des femmes, en Europe et dans le reste du monde, ont fait fructifier cet héritage. Quand, à la fin du XIXe siècle, des historiens et des philosophes français ou anglais, mais aussi japonais ou chinois ont essayé de désigner ce moment et ce mouvement intellectuel, ils l’ont fait en traduisant le mot allemand Aufklärung. Voilà plus d’un siècle que des courants se réclament des Lumières dans des parties très diverses du monde. Défendre les Lumières ce n’est donc pas défendre un héritage national, ni même strictement européen. Au contraire, c’est faire vivre leur dimension ouverte, dialogique et autocritique. 

 

Au niveau européen, les Lumières naissent-elles de manière spontanée ou par contacts entre les différents philosophes ?

À la fin du XVIIe siècle, l'espace intellectuel européen est très intégré grâce au rôle du latin et aux réseaux de la « République des lettres » (correspondances, Académies, journaux savants, échange de livres). Les idées, les textes et les débats y circulent : les travaux d’Isaac Newton ou de John Locke sont lus et commentés dans toute l’Europe. Au XVIIIe siècle, le fait que le français soit la langue partagée des élites européennes favorise la lecture des auteurs des Lumières, mais il y a aussi un intense mouvement de traduction, dans lequel les femmes, notamment, jouent un rôle important. Les Lumières résultent aussi de la confrontation avec des sociétés non-européennes qui amène les Européens à remettre en cause un certain nombre de postulats, tel que l’universalité du christianisme. 

 

Comment avoir aujourd’hui une approche non dogmatique des Lumières ? 

Je suis historien, pas philosophe. Mais c’est peut-être le rôle de chacun de définir la place et le rôle des Lumières dans le monde actuel. Nous permettent-elles de mieux penser, par exemple, la crise écologique ? Corine Pelluchon a écrit un livre important, Les Lumières à l’âge du vivant (éd. Seuil), dans lequel elle essaie de penser philosophiquement les Lumières dont nous avons besoin aujourd’hui. Une autre philosophe, Céline Spector, s’intéresse à la façon dont les Lumières nous permettent de réfléchir à la construction de l’Europe politique. Mon rôle d’historien, tel que je le conçois, consiste à montrer la diversité intellectuelle des Lumières, ainsi que les différents avatars de leur appropriation au cours des siècles suivants. Cela permet de de lutter contre toutes les formes de caricature, comme celle qui postule que les Lumières ont été le fondement idéologique du colonialisme européen ou, inversement, qu’elles justifient les règles politiques du républicanisme français. Face à ces rétrécissements, le travail historique redonne des prises pour penser notre propre situation. C’est le cas avec la question de l’autorité intellectuelle et scientifique que j’évoquais tout à l’heure. Au lieu d’une dramaturgie manichéenne, avec d’un côté ceux qui se réclament des Lumières et défendent la raison scientifique, et de l’autre les obscurantistes, nous avons un débat qui traverse toute la modernité, parce que celle-ci est fondée sur une tension entre le principe démocratique d’égalité des intelligences et l’exigence de régulation de l’espace intellectuel par les compétences.

 

À vous écouter, les Lumières formeraient un cadre pour la raison. En quoi serait-il adapté à notre époque ?

Si on définit la raison sur une base dialogique, comme une exigence de participation au débat public par des arguments rationnels, aptes à convaincre, alors on peut identifier les Lumières avec la raison, et y voir un idéal parfaitement adapté à notre temps. Il nous faut en effet retrouver des espaces communs de discussion, dans des sociétés qui sont de plus en plus polarisées idéologiquement. Mais n’oublions pas que les Lumières ont aussi été un grand moment de valorisation du sentiment, un mouvement intellectuel qui accordait une place aux émotions. Il est important de ne pas opposer trop fortement ces deux notions de raison et d’émotion, car l’autonomie prônée par les Lumières est aussi liée à un sens moral qui repose sur la subjectivité des individus, sur leur capacité à s’émouvoir....

Loin d’être monolithiques, les Lumières sont plurielles, complexes, et nous donnent matière à penser notre époque. Antoine Lilti, historien et professeur au Collège de France, où il donnera sa leçon inaugurale le 8 décembre, répond aux questions de Bastille.   Comment pourrions-nous, aujourd’hui, définir les Lumières ? La question est si difficile que, quasiment trois siècles après leur émergence, nous n’avons toujours pas trouvé la « bonne définition » ! De fait, les Lumières désignent plusieurs choses. D’abord, un courant intellectuel qui s’est déployé au XVIIIe siècle en Europe, mû par un idéal d’émancipation par le savoir. À l’origine, il y a cette conviction que des individus autonomes, capables de raisonner par eux-mêmes, décidant librement ce qui est juste et bon, formeront une société harmonieuse et heureuse. Ce mouvement se traduit ainsi par la critique de la superstition et des préjugés, le combat pour le droit des individus à penser et à parler librement. Mais la démarche est beaucoup moins unifiée que ce que l’on a coutume de dire. Sur cette base, l’accès à l’autonomie grâce au savoir, il existe une grande diversité de positions intellectuelles et philosophiques. Ensuite, les Lumières désignent aussi une époque, le XVIIIe siècle, devenu le siècle des Lumières. Dans cette approche, surtout portée par les historiens, les Lumières ne sont pas qu’un foisonnement de débats intellectuels, elles s’enracinent dans un moment de transformation des sociétés européennes, de développement du commerce, de sécularisation, de crise des sociétés d’ordre et d’essor de la première mondialisation. Le risque de cette historicisation extrême,…

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