Cigarettes

Crockerz

Ma douzième cigarette à peine écrasée dans le cendrier, ma sœur, à ma gauche, en allume deux autres, une pour elle et une pour moi. Je fume trop mais refuser ne me viendrait pas à l’idée. Tout a commencé par une idée pourrie. Je ne sais plus de qui elle venait mais elle a sa place dans le top cinq des pires idées prises « au nom de cette famille ».

Elle a 25 ans, moi 22, et personne ne nous a demandé notre avis. Si on l’avait fait, on aurait répondu d’une seule voix que c’était une idée à la con. Mon père nous a appelés un jour (il adore les Zooms, les « conf calls », je déteste ça) et a dit : « James, Lili, cette année on fête Noël tous ensemble. Pas de discussion, j’ai vu ça avec votre mère, vos billets sont pris. » C’est un homme formidable qui laisse peu de choses au hasard. Il anticipe.

Il faut que je contextualise. Lili et moi, c’est une évidence. On est toujours là l’un pour l’autre, toujours prêt à sauter pour tenter de sauver celui qui se fait engueuler, quitte à tomber dans la mêlée. Nous n’avons jamais connu nos parents ensemble. Elle, un peu, mais les souvenirs se sont évaporés avec le temps. Je ne suis pas certain que nous soyons issus d’un amour vrai et sain.

Nous habitons un chouette endroit et, souvent, nous y avons été seuls. Notre père est de passage, il nous invite au restaurant pour déjeuner ou dîner, on partage le moment familial avec le type au bout du fil qui appelle sans prévenir et à qui notre père répond : « Mais non, tu ne déranges pas ! » en début de conversation.

En ce qui concerne notre mère, c’est encore un peu plus compliqué. C’était elle, beaucoup elle, surtout elle, pendant les premières années de nos vies. Ce soir, selon le plan de table, elle est en face de nous. Ça lui fait bizarre d’avoir autant de gens autour. Normalement, le 24 décembre au soir, c’est juste nous trois : une mère et ses enfants. Et notre père vient nous chercher en voiture pour le déjeuner du 25.

Personne n’est particulièrement à l’aise. Si ce n’était pas ma famille, il n’y a aucun doute que j’aurais trouvé la situation hilarante. Là, ça me rend juste un peu triste. Il me semble avoir commencé en mentionnant les cigarettes fumées ; il faut savoir que nous n’avons pas pour habitude de fumer à table, pas devant notre famille, du moins. Personne n’est pour l’instant attablé alors il nous faut en profiter.

Ce soir c’est un peu spécial, il y a beaucoup d’électricité dans l’air, comme avant un orage. On a besoin de tirer sur quelque chose à défaut de le faire sur tous ces gens avec qui on partage notre sang. Maman n’a rien dit, bien qu’elle considère que c’est une mauvaise habitude à laquelle nous devrions renoncer, Papa n’a rien dit non plus, de peur de passer pour le parent chiant alors qu’on se fait incendier si ça sent la clope dans l’appartement qu’il nous laisse. M’enfin.

Je regarde Lili et elle est fatiguée, elle bâille sans ouvrir la bouche, une technique que nous maîtrisons depuis longtemps et qui nous évite un sermon sur la manière dont on doit se comporter à table. J’ai parfois l’impression que l’on nous a offert à la naissance un ouvrage édité par Le Figaro répertoriant les règles élémentaires de savoir-vivre. Aux repas, on n’oserait se lever, même pour pisser. C’est aussi pour cela que nous prenons la liberté de fumer ce soir.

L’apéritif manque clairement de musique, quelque chose pour rendre les silences supportables. Ce qui est chouette, c’est que la famille de mon père a fait un effort en décidant, une fois n’est pas coutume, de se rendre en Champagne pour acheter de bonnes bouteilles de petits producteurs. On boit quelque chose de pas trop mauvais. Notre mère ne boit pas d’alcool alors c’est généralement Lili que l’on charge de nous trouver une bouteille, avec un billet de vingt pour seul budget.

Je touche à peine à ce que l’on met dans mon assiette en carton, je sais au premier regard que ce sera dégueulasse. Mon père n’a jamais su cuisiner. Pour Noël, il invite souvent des amis qui déposent de quoi nous nourrir. Ou bien il va chez le traiteur qui lui garde chaud notre déjeuner jusqu’au dernier instant. Cette année, il a insisté pour tout faire seul.

C’est la première fois que je vois mes parents dans la même pièce, hors enterrements. Ce qui est plutôt cool de leur part, c’est qu’aucun des deux n’a – jusqu’ici – eu une idée à la con comme des secondes noces ou refaire des gosses (de toute façon, pour Maman, c’est un peu tard).

Métro, train, taxi. Lili et moi n’avons pas le permis. Nous n’avons même pas le code. Aux yeux de notre grand-mère maternelle, nous sommes un peu à la traîne. Je ne sais pas, je crois que je n’y vois pas l’intérêt. La première fois où il m’aurait été utile cette année, c’est le 23 décembre parce qu’il a été décidé que nous passerions Noël tous ensemble.

Il m’a répété dix fois combien nous serons à table mais il n’y a rien à faire, ça ne rentre pas. C’est une fois tout le monde assis que je peux procéder au comptage, à l’aide de mes doigts.

– On va se faire niquer sur les cadeaux, me chuchote Lili.

– Hein ?

– Un paquet qu’ils profitent de l’occasion pour nous faire un cadeau commun.

Ah, oui, les cadeaux. J’espère que ça partira suffisamment en vrille pour que l’on ne retente jamais l’expérience, sinon on est cuits. Voilà le plan de table : à gauche de Lili, notre mère, son copain (qui n’a pas grand-chose à faire là, c’est plutôt neuf comme histoire), les parents de notre mère, deux de ses frères ; à ma droite, mon père et sa copine Lolita (déjà plus légitime), la mère de mon père, sa sœur et son frère. Ces deux derniers sont censés avoir des enfants et j’ignore pourquoi Lili et moi sommes les deux seuls de notre génération à avoir répondu présents. Sans doute parce que le patriarche sait se montrer convainquant (ne disons pas intimidant, c’est Noël) et qu’il parvient toujours à ses fins. Nous sommes treize à table. Super.

Nous ne dînerons jamais et je crois qu’il me faut faire la paix avec ce constat. Au fond ce n’est pas si grave, je crois. Lili et moi sommes parfaitement aptes à tenir quarante-huit à soixante-douze heures au vin et aux cigarettes.

Nous sommes arrivés hier, avant ma mère et son copain. Sans doute avait-elle préparé cela. Pour se sentir immédiatement à son aise, il lui fallait que ses deux enfants chéris soient là. Et hop, même si Papa nous a pris les billets et que nous fêtons Noël dans la maison de sa famille, elle a remis la balle au centre en nous couvrant de baisers au beau milieu du salon.

Évidemment, personne ne songe à nous demander ce que Lili et moi pensons de tout ce cirque, emblématique de notre époque dégueulasse. Lili essayerait d’arrondir les angles, avec un succès relatif étant donné qu’elle est d’accord avec moi sur toute la ligne.

La copine de mon père est pompette, ça peut partir en vrille dès ce soir avec retour précipité à Paris avant même le déjeuner du 25. Les amuse-gueules de mon père sont infects, il gagnerait à arrêter d’essayer. Je veux dire : Maman t’a quitté, Lolita t’aime suffisamment pour ne pas encore y penser, il n’y a personne à impressionner, donc rien à perdre à acheter des petits fours Picard à réchauffer.

Il a toujours été comme ça, il fallait que l’on ait le meilleur. Et si ce n’était pas le meilleur, il fallait que ça vienne de nos racines, que ce soit une fierté de notre famille. Et ensuite on vient me demander comment j’ai fait pour finir mon paquet alors que le dîner n’a toujours pas commencé. Faites un tour dans ma vie et estimez-vous chanceux si la seule addiction que vous développez est celle à la nicotine.

Maman lâche une pique (totalement gratuite, elle adore faire ça) à Lolita mais celle-ci ne relève pas. Elle ne relève que très peu de choses, c’est une fille très naïve. Quand on était petits, c’était notre jeu préféré, avec Lili, d’essayer de lui faire croire la chose la plus improbable. Ah, il y a le chien de Nanie, ma grand-mère paternelle, Bowie. Quatorze, sauvés.

Mon père a en revanche compris ce que ma mère insinuait. L’argent, toujours l’argent. Maman se mange un regard noir. Si mon avis vaut quelque chose, elle ne l’a pas volé. Mais je n’ai pas le droit de prendre parti, pareil pour Lili. Nous sommes les spectateurs aux cigarettes d’Andorre. Parfois nous parlons, le plus clair de temps nous préférons nous abstenir de tout commentaire, apprécier les mêmes détails à l’intérieur de nos champs de vision, écouter les mêmes réflexions.

Bowie, lorsqu’il s’ennuie avec Nanie, vient se coucher entre nous deux. J’adore cet animal, il est épuisé et je pense que c’est le dernier Noël que nous passerons ensemble, malheureusement. Il cherche un truc à se mettre sous la dent et je n’ai rien à lui offrir à part du pain. « Regarde », me dit ma sœur et je vois que Lolita discute avec le nouveau petit-ami de maman. « Ça, ça va être marrant » est tout ce que je trouve à répondre.

Le frère de notre père, clairement notre personnage favori dans cette famille un peu trop frappée, voyant nos verres vides, nous propose du vin et c’est en chœur que nous répondons : « Volontiers ! » On encaisse deux sortes de regards signifiant « Faites gaffe ! » de la part de nos parents. Putain, il va être sport ce Noël. Lili a toujours un peu de beuh sur elle mais je ne suis pas certain que ce soit le moment parfait pour être défoncés. Peut-être avant la bûche.

Vingt-quatrième clope de ce 24. J’oublie les règles de bonne conduite, je bâille avec bruit et sans cacher ma bouche de ma serviette. Heureusement que je ne suis pas à table, ce serait une façon idiote de se prendre un coup de fourchette sur les doigts. Lili explose de rire. Nos grands-parents maternels prennent enfin la peine de nous demander des nouvelles.

« Rien de neuf, je suis toujours en couple avec mon dealer de crack et je vis dans une gare ou dans un hangar, c’est selon. Je tire des sacs Chanel près du Louvre et quand je me fais choper, j’ai un endroit chauffé où passer la nuit. Sinon, quoi d’autre ? Ah, je pense tester l’héro bientôt ! » C’est mon modèle, elle est trop forte, je l’adore. Papy Lucien hoche la tête en répétant « Ah, oui ? » et Mamie Jeanne a arrêté d’écouter au mot « dealer ».

Le problème de cette famille c’est qu’il y a trop d’amour, qu’on n’a jamais su doser et que ça a toujours été voué à exploser. Ma mère a beaucoup d’amour en elle, pour les animaux, les choses de la vie et les gens. Les hommes, de préférence. Ses mecs, ça ne dure pas. On regarde ça avec amusement, Lili et moi, le grand ballet des mecs que nous n’aurons jamais le temps d’appeler « papa ». Ils ne sont que de passage. On prend les cadeaux et les bons contacts, et on tourne la page.

Pour mon père, ça a été différent. Il supporte mal la solitude et a ressenti le besoin de s’engager dans quelque chose de très sérieux presque immédiatement, de peur de tomber trop bas. Alors on est coincés avec Lolita, qui ne mérite pas forcément tout cet amour – sans mentionner les restaurants, les cadeaux, les voyages et l’appartement.

À l’heure actuelle, j’ignore si l’on dînera. Mes parents se regardent bizarrement et Lili commence à rouler un truc sous la nappe, au cas où il y aurait un peu d’action. Putain, on est les deux plus jeunes et les deux seuls à sentir la fatigue. Trente-et-unième clope et on joue à chifoumi pour savoir qui videra le cendrier, bravant la réaction à peine disproportionnée de notre mère qui poussera un cri, ses mains aux joues avant de nous dire : « Mais vous avez fumé tout ça ?! Vous n’allez pas bien les enfants ! » Eh oui, pas facile tous les jours d’être coincé dans la représentation que notre mère a de nous, celle de nos 14 ans.

J’essaye de signaler à Papy Lucien qu’on ne devrait peut-être pas trop tarder à passer à table. Je ne sais pas combien de temps je peux encore tenir aux Gauloises et champagne. Le connaissant, il est possible que mon père retarde l’heure du repas jusqu’à ce que tout le monde ait oublié que cette réunion devait se faire autour d’un dîner.

Lili éteint les bougies une à une avant qu’un regard sévère de Nanie la force à les rallumer. J’explose de rire, Nanie me demande comment s’est déroulé mon semestre. Pas de jaloux, personne en reste. Quelqu’un a enfin eu l’idée de mettre de la musique et ce n’est pas plus mal, ça nous délivre de l’attention que Nanie vient de porter sur nous.

Lolita nous demande si tout va bien puis nous embrasse chacun sur une joue. Je comprends que mon père ait un charisme permettant de séduire et de faire se sentir à l’aise n’importe quelle fille, mais elle aurait pu sentir que le coup du bisou devant maman n’était peut-être pas pleinement réfléchi. Cette dernière nous fusille du regard, comme si nous étions complices.

Je tiens à préciser que Lili et moi sommes parfaitement passifs depuis le début de cette soirée – ou Dieu sait ce que c’est. Nous sommes calmes, aimables, presque agréables, pas serviables, faut pas pousser le bouchon trop loin non plus ; Nanie est blindée, elle pourrait s’offrir une gouvernante, ne serait-ce qu’une fois par an. Et on fume, on a notre petit nuage au-dessus de nous, façon Bourriquet dans Winnie l’ourson.

Ça manquait d’un peu d’action à mes yeux mais Maman a réussi à s’embrouiller avec son mec dans la cuisine et, puisqu’elle a un sens du dramatique un peu trop prononcé (c’en est presque difficile à croire qu’elle ait divorcé !), elle se sent obligée de casser des assiettes. Lili me regarde pour me signifier que c’est à mon tour d’y aller – bonsoir la solidarité – et je m’exécute, demandant à Steve – ou je ne sais plus quel nom à la con il arbore – d’aller faire un tour dans le village et de revenir quand il aura bien froid. Maman est en pleurs, je ne sais pas quoi faire. En même temps, la moitié de sa famille est là, je m’éclipse vers une salle de bain.

Lili toque à la porte et je la laisse rentrer. Elle s’allonge dans la baignoire et allume un joint pendant que je bosse ma coiffure. Je les hais, ces fêtes de fin d’année où l’on me force à mettre du gel dans mes cheveux. Je vais me réveiller de mauvaise humeur avec des pellicules, je ne remercierai que pour les cadeaux en forme d’enveloppes façon bar-mitsvah – on ne perd pas le nord – puis commanderai un taxi pour qu’il nous raccompagne à la gare ferroviaire.

– Tu penses à quoi ? me demande Lili.

– À quoi ressembleraient nos Noëls si Papa et Maman étaient encore ensemble.

– Ah ouais, t’es aussi touché qu’eux, en fait.

Sans doute a-t-elle raison. Nous, Lili et moi, serions les deux seuls à ne tirer aucun avantage d’un tel cas de figure. C’était vraiment idiot de penser comme ça. Je sens un petit courant de tristesse dans l’air et lui propose de parier un de nos chèques de demain sur quelque chose de bête.

– L’heure de passer à table ?

– 23, rétorqué-je du tac au tac.

– T’es malade, t’as vu l’heure ? Minuit moins le quart. Et encore je suis gentille.

– Les jeux sont faits ?

Elle me serre la main pour conclure ce pacte. C’est fou tout ce qu’on n’inventerait pas pour se divertir le temps d’une soirée. Le plus petit chèque sera sûrement celui du frère de Maman, il est gentil mais il a dépensé toutes ses économies dans des plaisirs rapides quand il était jeune et désormais Lili et moi nous partageons 50 balles chaque 25 décembre. Autrement dit : ce n’est pas si grave si elle gagne, le mec est un peu une pince.

Ce qu’on a fumé dans la salle de bain commence à faire effet et une de mes grands-mères (c’est fou ce que les femmes peuvent se ressembler passé un certain âge, Yann Moix avait donc raison ?) me demande comment ça se passe avec Adèle. J’imagine qu’elle parle de Raphaëlle. C’était une chouette fille, me dit-elle. (Elle n’est pas morte.) Et ce qui se passe avec elle, je n’en sais rien. On se laisse le temps d’Hanoukka ou Dieu sait ce quelle fête, c’est ce qui a été décidé. Je veux juste mon chèque pour couvrir mes dépenses du mois passé parce que l’hiver est dur à Paris et je ne veux pas en parler.

Surtout, ne pas penser. Ils vont me faire craquer. Et, oui, je sais qu’à 21 ans tu étais déjà mariée toi, mais c’est plutôt à Lili qu’il faudrait dire ça, ne penses-tu pas, Nanie ? Elle, ça la fait marrer, c’est toujours moi qui reçois les balles perdues. Et puis, Raphaëlle, elle n’a jamais pu l’encadrer. Ma mère non plus, d’ailleurs. Tiens, maintenant que j’y pense, il y aurait presque de quoi construire une relation mère-fille apaisée en partant de cette base.

Notre mère s’isole pour parler avec notre père, et son copain en profite pour essayer de trouver un terrain commun avec nous, de quoi faire la conversation. J’avais oublié qu’il était rentré, j’espère qu’il a attrapé la crève. C’est dingue, ce manque de tact, cette incapacité à comprendre ce qui se passe. Il n’a pas une famille avec qui passer les fêtes ? Elle l’a récupéré sur le bord de la route ou quoi ?

Je n’ai rien à lui dire mais je discute avec mon unique tante présente. On s’entend bien, sans plus. Je l’apprécie car elle parle beaucoup et j’ai actuellement la pâteuse donc il m’est plus facile d’écouter que d’essayer de formuler des phrases. Putain, j’ai la dalle. Elle me fait remarquer que, hormis les parents de Maman, tout le monde est veuf, divorcé ou célibataire. Elle suggère qu’on s’inscrive tous ensemble sur un site de rencontre, ça la fait marrer. Putain, dans quoi je me suis embarqué.

Ensuite, c’est au tour des frères de ma mère – des jumeaux, parfois ils sont drôles, souvent ils sont détestables – de se rapprocher de « la jeunesse ». Comme sujet d’entrée, ils ne trouvent rien de mieux que nous demander comment avancent les études. Puisque Lili a terminé les siennes, la question m’est, je crois, destinée. Alors, je ne sais pas, Le Monde en est à son trente-quatrième jour de « live » sur les grèves à la fac mais, à ce détail près, j’imagine que tout se passe à merveille.

Ça ne s’arrêtera donc jamais. Je dois en être à ma quarante-cinquième clope. À vrai dire, j’ai arrêté de compter, je sais juste que j’ai dépassé les deux paquets. Ça se frite dans la pièce d’à côté et d’un peu partout surgissent des regards inquiets. Ils devraient vraiment fumer, tous, ça les détendrait. J’ai la drôle d’impression que Lili et moi sommes ostensiblement défoncés. Un coup d’œil à ma montre, 23 h 30. Putain, Lili a déjà gagné son pari. Je me tais en espérant qu’elle aura oublié d’ici à notre passage à table.

Papa et Maman se disputent à propos des cadeaux, je crois. Il paraît que nous sommes trop gâtés. C’est curieux, il doit y avoir un tas de choses à redire concernant notre éducation, mais jamais je n’ai pensé être trop gâté. Juste assez pour rentrer dans le moule où l’on nous a fourrés (un collège-lycée privé et le pied à terre de notre père dans l’ouest de Paris). Si quelqu’un avait une blague bien lourde à faire, je pense que le moment serait parfait.

Papy Lucien joue avec Bowie, ou plutôt, il joue avec la balle de tennis du chien et regarde la pauvre bête l’envier jusqu’au moment où elle lui sautera dessus de jalousie. Je ne le juge pas, il n’y a pas de mauvaise manière de mettre fin à ses jours. Ou peut-être que si, j’en sais rien. Lili bâille et notre oncle paternel lui adresse un coup de pied sous la table basse avant de lancer un sonore : « Alors, les marmots, on fait comment ? Vous montez vous brosser les dents et je viens vous border ? » Lili répond qu’on a « juste faim », avec une pointe d’agacement. Il rit et nous envoie deux morceaux de pain. Trop aimable.

Elle regarde sa montre et me rappelle que j’ai perdu mon pari, il est presque minuit. Et merde. Et pourtant c’est elle qui gagne sa vie. Bowie commence à perdre patience, aboie et s’agite. Nanie lui demande de se taire, sans succès. Steve dit qu’il peut le promener maintenant qu’il connaît les environs. C’est la première fois que quelque chose de drôle et pas trop idiot sort de sa bouche, ce soir ou depuis qu’il a rencontré notre mère.

Papa et Maman finissent par reparaître. « Bon, on va peut-être songer à passer à table », annonce notre père. Ouf, et nous qui croyions qu’ils avaient prévu de se remarier....

Ma douzième cigarette à peine écrasée dans le cendrier, ma sœur, à ma gauche, en allume deux autres, une pour elle et une pour moi. Je fume trop mais refuser ne me viendrait pas à l’idée. Tout a commencé par une idée pourrie. Je ne sais plus de qui elle venait mais elle a sa place dans le top cinq des pires idées prises « au nom de cette famille ». Elle a 25 ans, moi 22, et personne ne nous a demandé notre avis. Si on l’avait fait, on aurait répondu d’une seule voix que c’était une idée à la con. Mon père nous a appelés un jour (il adore les Zooms, les « conf calls », je déteste ça) et a dit : « James, Lili, cette année on fête Noël tous ensemble. Pas de discussion, j’ai vu ça avec votre mère, vos billets sont pris. » C’est un homme formidable qui laisse peu de choses au hasard. Il anticipe. Il faut que je contextualise. Lili et moi, c’est une évidence. On est toujours là l’un pour l’autre, toujours prêt à sauter pour tenter de sauver celui qui se fait engueuler, quitte à tomber dans la mêlée. Nous n’avons jamais connu nos parents ensemble. Elle, un peu, mais les souvenirs se sont évaporés avec le temps. Je ne suis pas certain que nous soyons issus d’un amour vrai et sain. Nous habitons un chouette endroit et, souvent, nous y avons été seuls. Notre père est de passage, il nous invite au restaurant pour déjeuner…

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