Le système invisible

Marcello Foa

En démocratie, un pouvoir légitimement élu peut-il renoncer à être souverain ? D’apparence absurde, cette question surgit avec l’abandon par les nations de leviers essentiels, au profit d’instances supranationales, non élues, souvent opaques, et pourtant toutes puissantes.

Dominant, le sentiment diffus de vivre dans une société chaotique, complexe, provoque en nous des sensations étranges, souvent contradictoires. Individus modernes, dotés d’une technologie avancée – nous recevons des alertes sur notre téléphone portable à toute heure du jour et de la nuit – nous avons le pouvoir de tout savoir, et même de tout voir, de ce qui se passe dans le monde, et en temps quasi réel. Parfaitement équipés pour intervenir dans le débat, nous devrions nous sentir en syntonie avec notre époque. Pourtant, nous avons l’impression désagréable et persistante d’être tenus à l’écart des décisions, perdant de ce fait la maîtrise de notre destin. Nous alternons des phases d’euphorie et de dépression de plus en plus accentuées et rapprochées, tandis que la méfiance à l’égard de nos institutions augmente.

On réfléchit à la création d’une conscience écologique planétaire, guidés par des gourous controversés mais de fort impact public, comme la jeune Greta Thunberg qui bénéficie d’un large soutien de la communauté scientifique, du GIEC à quelques récipiendaires de prix Nobel, et dont la moindre déclaration ou action suscite l’intérêt des médias du monde entier. Ces nouvelles interrogations naissent-elles spontanément ? Sont-elles la résultante de l’évolution naturelle de nos sociétés ou, au contraire, nous sont-elles suggérées, voire imposées ? Et, dans ce cas, par qui ? Essentielles, ces questions sont largement ignorées par les sphères académique et médiatique et restent donc sans réponse.

Avec l’avènement des réseaux sociaux, le journalisme subit depuis deux décennies la pression compulsive du monde numérique, qui a permis une multiplication des sources – ce qui est positif – mais qui, en même temps, a généré de nouvelles métriques de réussite, induisant une obsession pour les likes, les followers ou les partages. Toujours plus superficiel, restrictif et uniformisateur, ce traitement de l’information n’en constitue pas moins une menace pour les grandes rédactions. Que ce soit par conviction, tradition ou par crainte d’être assimilées à la presse alternative, les médias mainstream tendent à privilégier une lecture institutionnelle de la réalité, perdant ainsi l’élan interprétatif intelligent et courageux qui leur a permis, dans un passé déjà lointain, d’écrire les grandes pages de l’histoire du journalisme.

Les universités, pour leur part, se sont alignées sur les standards américains, qui encouragent la spécialisation au détriment de l’approche large et interdisciplinaire qui a caractérisé la culture européenne depuis la Grèce antique jusqu’à l’époque récente. Intrinsèquement holistiques, les études humanistes sont aujourd’hui sous-valorisées au profit d’études scientifiques – mathématiques, informatique, physique, chimie, biologie… – dont les applications sont plus immédiatement monétisables. Dès lors, et c’est une absurdité, le savant humaniste, riche de culture classique, apparaît soudain inadapté, voire inutile. Aujourd’hui le sociologue sait identifier certaines dynamiques sociales mais ne connaît pas l’économie, la psychologie, le droit, la politique internationale ou les techniques de conditionnement médiatique. Aussi aiguë soit-elle, son analyse reste de ce fait partielle. Le même constat peut être fait pour l’économiste qui, pour maintenir son prestige, est amené à multiplier les publications dans le cadre étroit de sa propre discipline, sans se risquer hors de son domaine de compétence reconnu.
Nos universités se sont alignées sur les standards américains, qui encouragent la spécialisation au détriment de l’approche large et interdisciplinaire.
Les chercheurs se sont habitués à tout regarder au microscope, réduisant dangereusement leur vision d’ensemble. Tout cela se passe alors que nous nous sentons de moins en moins représentés par les partis et que nous nous plaignons de l’inefficacité de nos gouvernements, en Italie comme en France.

Notre existence change rapidement, mais nous ne comprenons pas pourquoi. Il est donc nécessaire d’élever la réflexion et de tenter d’identifier les connexions invisibles qui échappent à notre regard, brouillé par l’agitation frénétique de notre quotidien et le rythme trépidant de nos activités professionnelles. Pour y parvenir, il nous faut observer la réalité sous un angle différent et apprendre à interpréter les règles secrètes de la communication. Un fil conducteur relie la désintégration des identités personnelles, familiales, nationales, voire religieuses, aux déracinements institutionnels. Un lien qui reste invisible si l’on ne le rattache pas aux nouveaux modes de gouvernance d’une société qui, de nationale, devient supranationale. Il est en effet impossible de comprendre les élites, ce qu’elles représentent et la manière dont elles fonctionnent, sans une connaissance intime des dynamiques économiques comme des mécanismes de conditionnement psychologique ou sociologique qui les sous-tendent et nourrissent la conversation médiatique.

Dénoncer le malaise et en saisir, de temps à autre, les symptômes, c’est évidemment louable, mais insuffisant ; il faut aller à l’essentiel, s’efforcer de clarifier la complexité, à l’instar de quelques grands intellectuels qui, grâce à leur vision holistique autant qu’analytique, ont apporté des contributions fondamentales à la compréhension du monde moderne. Certains sont connus, comme Zygmunt Bauman, Shoshana Zuboff ou Hannah Arendt ; d’autres moins, comme Jacques Ellul, Janine Wedel et Vladimir Volkoff. Grands esprits, pas toujours écoutés et parfois même oubliés, alors qu’il est essentiel de perpétuer leur enseignement. C’est à la lumière de leur engagement qu’il nous faut tenter de reconstituer et de décrypter la mosaïque invisible qui caractérise la société moderne.

Le voyage commence par l’évocation d’un grand penseur français : Montesquieu. Toutes les démocraties sont fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Montesquieu, qui n’avait aucune confiance dans la sagesse et la modération de ceux qui ont le privilège de gouverner un pays, pensait, avec un pessimisme réaliste, que « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que [...] le pouvoir arrête le pouvoir » (De l’esprit des lois, 1748), affinant et prolongeant les leçons de grands philosophes comme Aristote, Platon, Thomas d’Aquin ou Locke. Quelques années après sa mort, survenue en 1755, sa France connut la tyrannie napoléonienne. Par la suite, tout au long du XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe, l’Europe vécut une alternance de moments de liberté exaltants et de pages de dictature sombres et oppressantes.

Deux siècles ont dû s’écouler pour que la vieille et enfin sage Europe prenne conscience de la valeur absolue de la leçon politique et morale de Montesquieu. Il s’en suivit, au moins dans la partie occidentale, une longue période de prospérité et d’équilibre centrée précisément sur la nécessité d’un contre-pouvoir politique et institutionnel. Une exigence gravée, cela n’a rien d’un hasard, dans nos constitutions.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’occident semblait cheminer vers le meilleur des mondes possibles, dans une coexistence vertueuse et mutuellement bénéfique entre l’état de droit et l’économie de marché, entre l’épanouissement personnel et la cohésion sociale, entre le respect de la souveraineté populaire et la capacité à s’ouvrir au monde. C’était bien la direction prise jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin, lorsque la stabilité et la crédibilité de notre système étaient essentielles pour démontrer l’infériorité du modèle communiste. Mais est-ce encore le cas ?

Depuis quelques années, je perçois des contraintes sociales, économiques et politiques qui restent invisibles mais sont pourtant indiscutables. Je lis les journaux, j’écoute les politiciens, j’observe la réalité, mais je ne trouve pas de réponse. Et le malaise s’installe. Je me pose des questions simples et essentielles : sommes-nous encore maîtres de notre destin ? Qui nous gouverne vraiment ? Ces interrogations devraient être superflues dans une démocratie. Elles devraient l’être, mais ne le sont plus. Pourtant, il serait excessif sinon absurde d’affirmer que nous vivons en dictature. Pourtant, les États-Unis, avec lesquels nous avons partagé plus de soixante-dix ans de splendide liberté, restent nos amis et nos principaux alliés. C’est vrai, pourtant quelque chose a changé. Mais, au fond, quoi ?

Notre passé récent se caractérise par deux phases historiques : la première s’ouvre avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et se poursuit jusqu’à la dissolution de l’URSS en décembre 1991. Débute alors la seconde, celle de la mondialisation, dans laquelle nous sommes toujours plongés aujourd’hui. Nous connaissons tout de la première phase. Centrée sur une classe moyenne de plus en plus large et inclusive, capable d’agréger un prolétariat qui au fil du temps s’est développé et a évolué, même économiquement, la société occidentale connut alors l’harmonie. Les freins, les contrepoids et l’ascenseur social fonctionnaient, les institutions nationales étaient souveraines, les tensions étaient résorbées en équilibrant les exigences du capitalisme et les revendications sociales, les droits de l’individu et les intérêts de la collectivité. Il y avait une cohérence entre l’idéologie (c’est-à-dire la démocratie), la réalité (les sociétés occidentales) et la propagande. Ce n’était pas un monde parfait – on le savait – mais il était authentique et s’opposait au bloc communiste qui, même s’il affichait des ambitions de justice et d’équité, n’aboutissait qu’à une dictature obsidionale, arc-boutée sur un système rigide et sombre, une triste société de subsistance. Au fil des ans, personne ne continua à croire que c’était là le paradis des travailleurs, pas même les Soviétiques qui, à travers les films, la télévision (en Europe de l’Est) et les contacts avec les touristes occidentaux, prirent progressivement conscience de la différence entre les deux systèmes, perdant confiance en le leur et en eux-mêmes. Même imparfaite, notre civilisation était supérieure et elle était crédible ; c’est d’abord pour cette raison que l’Occident a gagné le défi idéologique avec le communisme.

Au cours des trente années suivantes, celles de la mondialisation, cet équilibre vertueux s’est lentement effondré. À l’ère de la cohérence entre idéologie, réalité et propagande, a succédé celle des déséquilibres politique, économique, social et identitaire. Mais nous ne l’avons pas remarqué tout de suite. Pendant de nombreuses années, nous avons continué à observer le monde avec la même grille de lecture qu’auparavant, sans nous rendre compte de tout ce qui avait changé. Rien d’étonnant à cela, personne n’ayant cru devoir nous informer de ces bouleversements, moins encore songé à nous demander à nous, les citoyens, si nous étions d’accord. Nous pensions être maîtres de notre destin tandis que d’autres, dans des lieux que nous n’imaginions même pas, loin des pouvoirs législatif et exécutif nationaux démocratiquement élus, décidaient pour nous. Manipulés, hypnotisés, dépassés, nous avons subi passivement une révolution rampante qui nous a insensiblement entraînés vers une situation totalement différente.

Avec la disparition de l’Union soviétique, les États-Unis sont restés la seule superpuissance, assise sur une force militaire dominante, un leadership technologique planétaire et, bien évidemment, une économie florissante, la première du monde. Il n’y avait pas de rivaux à l’horizon. L’histoire se terminait-elle vraiment, comme l’avait prédit Francis Fukuyama dans son célèbre essai ? Pas exactement, nous le savons aujourd’hui. Mais cette situation exigeait de nouveaux objectifs, que Washington a identifiés et poursuivis à la faveur de la mondialisation, un processus à la fois économique et social destiné à harmoniser les marchés, la production et la consommation à travers le globe, rendant l’ensemble des peuples et des États de plus en plus interdépendants et alignés sur modèle et le mode de vie américains. C’était bien là l’objectif ultime : rendre permanente et universelle l’influence des États-Unis, afin d’harmoniser et d’étendre ses avantages stratégiques. Hégémonique et donc contestable, cette ambition aurait tout de même pu avoir des effets bénéfiques si elle s’était limitée à propager les valeurs – liberté, équité, respect des droits des individus et des minorités… – qui ont conduit à la victoire sur le communisme. Cela n’a pas hélas été le cas. Même si certains, naïfs peut-être, ont pu croire que les États-Unis voulaient sincèrement promouvoir la démocratie (même, au besoin, en l’exportant par la force et les armes), ils s’interrogent sur les conséquences implicites de la démarche : trouver un modèle de gestion globale, la fameuse « gouvernance », qui, appliquée sur plusieurs continents, dans des contextes politiques, économiques et sociaux très différents, exige des solutions innovantes. En théorie, la gouvernance démocratique aurait dû s’appuyer sur un parlement du monde, ce qui cependant était, et reste, irréaliste. Washington a alors opté pour un système de délégation à des organisations supranationales. Instances non élues, celles-ci n’ont aucune légitimité populaire, ce qui pose évidemment un problème à la fois délicat et complexe, qui ne pourrait être résolu que de deux manières : en initiant une collaboration internationale dans le but d’établir des règles minimales communes, dans le respect des prérogatives et des droits des États (et c’est le multilatéralisme dans le meilleur sens), ou en favorisant une internationalisation poussée, coercitive, de nature à imposer progressivement des contraintes incontournables pour chaque pays (et c’est le nouveau concept de multilatéralisme).

La première méthode aurait été plus équilibrée et conforme à la logique traditionnelle. Des terrains d’entente auraient pu être trouvés à travers une négociation paritaire et équitable entre États souverains. Cependant sa mise en œuvre aurait été lente, plus collaborative qu’exécutive et donc moins efficace. La seconde nécessitait un coup de force. Renonçant à la difficile recherche d’un accord entre les pays, elle instituait un transfert de pouvoir à des structures supranationales chargées d’établir et d’appliquer des règles communes, conditionnant durablement l’ensemble des nations. Ce qui, en dernière analyse, implique d’ôter le pouvoir au peuple.

Mais comment peut-on vouloir plus de démocratie tout en piétinant l’un de ses concepts clés ? Le mot vient du grec demokratia formé de demos, qui signifie « peuple », et kratein, « commander », donc littéralement « gouvernement du peuple ». De cet oxymore résulta une contradiction entre principes politiques objectifs, difficile à justifier et à résoudre, que l’on a tenté de surmonter en recourant massivement à la communication, c’est-à-dire en agissant sur les perceptions. Cela impliquait la capacité d’orienter le débat international pour que le nouveau multilatéralisme devienne une valeur en soi, voire un dogme, qui par nature n’est pas contestable. Opération menée avec une intelligence indiscutable mais à un coût très élevé, car elle exigeait un renoncement à l’essentiel de ce qui avait permis la défaite de l’empire soviétique : la cohérence entre l’énoncé des principes et la réalité de leur application, entre les valeurs et l’action. Ainsi s’est imposée une dissonance cognitive qui est devenue un aspect récurrent de nos sociétés. Tout en promettant une prospérité généralisée au moyen de l’économie de marché, on a permis la désintégration de la classe moyenne et une concentration des richesses sans précédent en démocratie. Ce sont ces incongruités, qui concernent majoritairement les pays occidentaux, qui sont à l’origine de la confusion et du malaise que moi, et beaucoup d’entre nous, ressentons. Pour y échapper, il est nécessaire – sinon suffisant – de bien comprendre l’architecture politico-institutionnelle actuelle, que l’on pourrait qualifier d’hybride : sans nous priver de nos libertés fondamentales, elle restreint les marges de manœuvre de nos politiciens qui, quels que soient leurs programmes ou leurs engagements les plus solennels, ne disposent plus que d’une capacité d’action limitée. Constatant cet abandon de souveraineté, le peuple et les électeurs peinent à identifier les détenteurs réels du pouvoir, mais sont conscients que cette prérogative n’appartient plus à cent pour cent à leurs élus. Si, lors des scrutins nationaux, il ne s’agit plus vraiment de choisir une politique à travers ceux et celles qui en conduiront l’action, comment s’étonner que les citoyens se détournent des urnes ?

 

Marcello Foa est l’auteur du livre Il sistema (in)visibile. Perché non siamo più padroni del nostro destino (Le Système (in)visible. Pourquoi nous ne sommes plus maîtres de notre destin), éd. Guerini e associati....

En démocratie, un pouvoir légitimement élu peut-il renoncer à être souverain ? D’apparence absurde, cette question surgit avec l’abandon par les nations de leviers essentiels, au profit d’instances supranationales, non élues, souvent opaques, et pourtant toutes puissantes. Dominant, le sentiment diffus de vivre dans une société chaotique, complexe, provoque en nous des sensations étranges, souvent contradictoires. Individus modernes, dotés d’une technologie avancée – nous recevons des alertes sur notre téléphone portable à toute heure du jour et de la nuit – nous avons le pouvoir de tout savoir, et même de tout voir, de ce qui se passe dans le monde, et en temps quasi réel. Parfaitement équipés pour intervenir dans le débat, nous devrions nous sentir en syntonie avec notre époque. Pourtant, nous avons l’impression désagréable et persistante d’être tenus à l’écart des décisions, perdant de ce fait la maîtrise de notre destin. Nous alternons des phases d’euphorie et de dépression de plus en plus accentuées et rapprochées, tandis que la méfiance à l’égard de nos institutions augmente. On réfléchit à la création d’une conscience écologique planétaire, guidés par des gourous controversés mais de fort impact public, comme la jeune Greta Thunberg qui bénéficie d’un large soutien de la communauté scientifique, du GIEC à quelques récipiendaires de prix Nobel, et dont la moindre déclaration ou action suscite l’intérêt des médias du monde entier. Ces nouvelles interrogations naissent-elles spontanément ? Sont-elles la résultante de l’évolution naturelle de nos sociétés ou, au contraire, nous sont-elles suggérées, voire imposées ? Et, dans ce cas, par qui ?…

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