Le modèle économique dominant est à la peine. Face à cela, le changement semble long à venir, car il faut non seulement réformer le consensus mais également le paradigme
« Il faut que tout change pour que rien ne change », murmure Tancrède, incarné par Alain Delon, à la fin du Guépard, de Visconti. Par là, il exprimait la capacité d’adaptation des classes de l’Ancien Régime, prêtes à accepter une mésalliance avec l’affairisme le plus vulgaire afin de conserver le pouvoir. Est-ce cela que nous sommes en train de vivre ? Un grand barnum du changement tout en restant dans le même cirque ? Si l’on tente de traduire Visconti dans le champ de l’économie politique, on pourrait dire que cela renvoie à peu près à la différence entre un changement de consensus et de paradigme. La notion de consensus doit être comprise comme l’ensemble des convictions d’un groupe social dominant, à un moment donné, quant à la meilleure gestion possible de l’économie ou de la politique. Cependant, ces convictions sont souvent remises en question par la réalité, qui va rarement dans le sens attendu. La notion de paradigme est plus complexe, englobant les idées qui structurent en profondeur notre rapport au monde, voire à nous-même, idées qui nous semblent si évidentes que nous ne réalisons plus à quel point elles nous organisent mentalement, ni surtout qu’elles peuvent changer… Un bref survol historique de la façon dont consensus et paradigme ont évolué permet de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
Le consensus actuel s’est mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Au fond, il est assez facile à résumer : le développement international des échanges de biens et de capitaux était bénéfique car il créait une croissance qui profitait à la classe moyenne et réduisait la pauvreté. Tout cela poussait à la démocratisation et à la paix. CQFD : l’économie avait la charge de tirer le politique, ainsi que l’expliquait Karl Polanyi dans ses travaux sur la notion de désencastrement de l’économie. À ce consensus correspondait une réalité qui a fonctionné pour les pays industrialisés pendant une trentaine d’années.
Soyons clairs : le modèle craque, les idées suivent. Exemple parmi d’autres, le consensus sur le libre-échange a quasi disparu.
Quant aux pays moins développés, il suffisait qu’ils grimpent dans le train. Puis, quand les premiers craquements politiques sont apparus, avec l’essor des partis antisystèmes en Occident, le consensus a évolué, intégrant cette conviction qu’il fallait aider davantage, aux marges, les défavorisés et mettre plus l’accent sur le développement des pays les plus pauvres, Objectifs du millénaire obligent. Cependant, la certitude que le mouvement global bénéficiait encore au plus grand nombre n’était guère remise en question dans les couloirs de la Banque mondiale : le consensus tenait. Aujourd’hui, c’est l’inverse. La crise écologique, la guerre, les pénuries, les inégalités galopantes dans des pays dits avancés, l’inflation, la récession, la déshérence des services publics, la polarisation politique et le mécontentement des classes moyennes rendent totalement caduque la vision dominante depuis l’après-guerre.
Soyons clairs : le modèle craque, les idées suivent. Exemple parmi d’autres, le consensus sur le libre-échange a quasi disparu, et les États-Unis, après avoir imposé au monde entier leur Consensus de Washington, sont devenus les premiers chantres du protectionnisme. Well done! Et sans complexes. Quant au rôle de l’État, c’est le domaine où la modification récente des idées est la plus nette : le consensus néolibéral est remis en cause par ses ex-promoteurs qui en appellent à un État organisateur et protecteur. Quelle dérision de voir des banques d’affaires prôner la planification, la politique industrielle et la protection aux frontières ! Comme le résume l’économiste et universitaire turc Dani Rodrik : nous sommes entrés dans un nouveau consensus productiviste. Ajoutons que nous sommes donc sortis – psychiquement du moins – du néolibéralisme. Ce n’est pas une mince information. Oui mais… et le paradigme ?
Lui est encore là, bien solide. Et c’est lui qui tire les ficelles des articles économiques dont la plupart, vous le remarquerez, commencent toujours par la notion de PIB. Cette obsession de la croissance règne encore en reine sur notre inconscient collectif, présente dès le premier slide de toute conférence macroéconomique qui se respecte : un pays qui réussit, c’est d’abord un pays qui a une forte croissance. C’est à cette condition que les investisseurs le soutiendront. Mais d’où vient ce paradigme qui protège ainsi la structure profonde du libéralisme ? C’est un grand fossile, bien enfoui dans les esprits, car il a au moins 300 ans.
Selon l’économiste américain d’origine allemande Albert Hirschman, il démarre du jour où les hommes, derrière Machiavel, acceptent de se regarder tels qu’ils sont : non des individus chevaleresques, mus par le désir de gloire ou l’aspiration au Bien, mais des amalgames de passions, de vices et de raison. Un siècle plus tard, Galilée et Spinoza ne jouent pas dans la même cour mais ils partagent une même forme de pensée. Et nous y sommes encore, cultivant trois idées maîtresses qui toutes découlent de ce désir initial, accepté à la fin du XVIe siècle, de regarder l’homme tel qu’il est. La première, c’est cette conviction d’une prééminence de la science et de la preuve par les faits – quantifiables de surcroît – sur les opinions et les émotions ; la seconde c’est la supériorité d’une forme de rationalité de l’individu dans ses arbitrages, guidé par ses intérêts et par la volonté d’optimiser ses ressources ; la troisième, enfin, renvoie à la conviction que la passion de posséder, bien que peu morale au niveau individuel, contribue tout de même, à long terme, au mieux-être de tous : une montre de luxe crée beaucoup d’emplois et le voleur créé le serrurier.
Ces trois convictions combinées vont produire à partir du XIXe siècle ce qui définit encore notre époque : non seulement la marchandisation d’absolument toutes les sphères socio-économiques, mais surtout, une mécanique implacable d’accélération et de transformation de nos structures temporelles : « la société capitaliste doit sans cesse s’étendre, observe Hartmut Rosa, croître et innover, accroître la production et la consommation (…). Or, cette tendance systémique à l’escalade transforme fondamentalement notre rapport au monde, à l’espace, au temps, aux personnes, aux choses (…) et finalement à nous-même, à notre corps et nos propres dispositions psychiques. » Malheureusement, le philosophe allemand conclut que cette accélération sans fin est aussi une pathologie de l’homme moderne.
À ce stade de la réflexion, il devient clair que le changement de consensus peut se faire sans changer de paradigme, et que les promoteurs de la décroissance sont face à un mur psychique, construit sur trois siècles. Il va falloir beaucoup d’incendies en tous genres pour le faire tomber. D’autant que le libéralisme n’en est pas à sa première crise et qu’il sait se réinventer, entre autres, justement, par la grâce d’un nouveau consensus tout frais. Tout change pour que rien ne change… Un discours de Paul Valéry à ce sujet est réellement troublant. Prononcé en 1935, époque où quantité d’intellectuels considèrent le libéralisme comme voué à disparaître, ce discours semble parler de nous.
Mais alors… Si l’on parlait déjà du crépuscule d’un libéralisme aliénant en 1935, que s’est-il passé ?
L’ambiance d’abord, qu’il qualifie de chaotique, rendant impossible toute prévision, source d’une dangereuse anxiété collective : « un désordre dans tous les domaines, autour de nous-mêmes comme en nous-mêmes, dans les journaux, dans notre allure, dans nos plaisirs, et jusque dans notre savoir. L’interruption, l’incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de notre vie. » Valéry perçoit aussi le lien entre accélération et aliénation, parlant d’une « intoxication insidieuse » à la modernité qui conduit à l’épuisement de la planète : « notre monde (…) est tout occupé de l’exploitation plus efficace, plus approfondie des ressources naturelles (…). L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants. » Cette « manie de la hâte » dit-il, nous fait perdre le sentiment intime du temps, et nous fait oublier « cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l’être, en quelque sorte, se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues, des attentes embusquées. »
Mais alors… Si l’on parlait déjà du crépuscule d’un libéralisme aliénant en 1935, que s’est-il passé ? Réponse : une guerre mondiale qui a fondé l’essor d’un immense secteur militaro-industriel (réécoutons le dernier discours d’Eisenhower qui met l’Amérique en garde sur ce sujet !) ; et une mutation économique qui a créé trente ans de mieux-être pour beaucoup, mais qui n’a rien cassé de la pathologie de l’accélération, dont la planète paye le prix fort. Faudrait-il, dès lors, rétropédaler psychiquement pour retrouver un sens plus héroïque/originel/naturel de ce que nous sommes ? Faut-il revoir les hypothèses ontologiques de Machiavel ? C’est sans doute l’intuition de tous ces jeunes étudiants qui, renonçant à la carrière promise, tentent héroïquement, pour de vrai cette fois, de sauver la planète en changeant de paradigme. Parions que Paul Valéry les aurait aimés....
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