Il est des auteurs dont la rencontre bouleverse leurs lecteurs, dont les mots bousculent des vies minuscules. Pierre Michon fait partie de ceux-là.
J'ai toujours associé la littérature à la fulguration. Soudain, ça se déchire et des étincelles vous illuminent. C'est féroce, catégorique et d'une inconvenance qui vous éblouit ; ou alors la douceur s'abat sur vous comme un vertige, comme de la neige fraîche. Ce qui s'ouvre alors avec des phrases, la mort ou la jouissance s'en partagent la révélation ; c'est une nudité qui s'offre dans un lac ou le surgissement d'un arc-en-ciel et d'une baleine ; la découverte d'une fontaine au milieu d'une forêt d'Ile-de-France ; l'extase orange et rose d'un sourire adoré ou l'arrivée gracile des cerfs sur une paroi de Lascaux ; c'est une scène interdite où l'absolu se donne royalement : l'Agneau couronné de rayons d'or dont le sang s'écoule dans une coupe, ou bien Igitur, le jeune homme qui, chez Mallarmé, descend dans sa chambre et « va dans le mystère ».
C'est aussi l'éclair rose et bleu qui barre le visage de David Bowie période Ziggy Stardust ; c'est chez Duras, le nom de Lol V. Stein qui étincelle dans le casino de T. Beach ; c'est Dieu qui sort ivre-mort d'un lupanar dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont ; c'est dans Mishima le Pavillon d'or qui prend feu et se consume en un spasme écarlate ; c'est le mot sprezzatura sous la plume de Cristina Campo : héraldique et charnel, enveloppant des trésors d'annonciations ; dans Proust le jet d'eau du jardin des Guermantes qui gicle sur les invités ; c'est le cigare tordu de Lacan et son manteau de vison qui font délirer le signifiant ; c'est dans Büchner quand Lenz saute par la fenêtre et se jette dans la fontaine ; ou dans L'Idiot quand le braiement d'un âne sauve le prince Mychkine des ténèbres.
J'essayais d'écrire à quinze ans, dans mon lit, au dortoir d'un pensionnat militaire ; à dix-huit ans dans une petite chambre d'étudiant glaciale, sur la route de Fougères, à Rennes ; dans une autre chambre, à vingt-deux ans, à Nantes, rue saint Léonard ; et dans toutes les chambres où je me vouerais à noircir du papier jusqu'à celle d'une maison encombrée de livres et de peintures où j'écris ce texte, chambres qui m'apparaissent aujourd'hui en enfilade, donnant l'une sur l'autre à travers le temps, comme si pendant quarante ans je n'avais fait qu'évoluer dans le même espace éblouissant, obstiné, nocturne, où toujours penché sur un cahier, tentant de faire venir un buisson ardent dans la matière fragile des phrases ou d'y faire tenir un sourire, une nudité, un arc-en-ciel, une fontaine, une cavalcade de cerfs, je n'aurai fait que me répéter le célèbre mantra proustien devenu au fil du temps mon éthique — ma politique : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. »
*
On est en 1990, le 23 septembre, à Nantes. C'est mon anniversaire. Je passe la soirée, puis la nuit à festoyer avec des amis. Au matin, je rentre à pied chez moi vers le cours des 50-Otages ; l'Erdre clapote, les saules pleureurs du quai vacillent un peu, le jardin japonais de l'île de Versailles me calme ; je ris, magnifiquement grisé, l'air est doux quand on a vingt-trois ans et que le matin vous couronne. J'ouvre le cadeau que j'ai reçu de mon amoureuse, je déchire le papier, c'est un livre, long et fin, à la couverture jaune : Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon.
Je commence le livre et ne m'arrête plus. Voici que je frissonne devant l'arrêt de bus, il n'y a personne encore, c'est trop tôt. Je lis debout sur le trottoir, immobile. J'ai dans les yeux des paquets d'azur et de jaune, une de ces lumières immenses qui vous soulèvent et vous déposent au cœur de la chose attendue — oui, c'est ça que j'attendais de la littérature : du Rimbaud en prose, avec le pinceau orphique de Van Gogh et cette insolence que j'adorais à l'époque dans le punk new yorkais, une foudre de texte ensoleillée, cinglante, sexy en diable. Et puis ce grand phrasé qui claque, foisonnant et cérémoniel, comme si le roi descendait l'escalier somptueux de la prose depuis Saint-Simon ou le Cardinal de Retz, et arrivait ici via Breton, Proust et Genet, pour faire scintiller la cuisine d'un communard de Marseille, et nous éblouir, mon matin nantais, ma cuite et moi. La syntaxe, c'est le réveil du temps — son bruissement sexuel.
Je n'en reviens pas, j'ai commencé le livre dans la lumière poudreuse d'un matin tranquille et frais, et je sais que maintenant j'aurai ça avec moi partout, tout le temps. Cette rythmique, ce désir. Arrivée de toujours, qui t'en iras partout. Je l'ai lu quasiment d'une traite, là, sur ce trottoir d'été. Les gens allaient au travail, des bus passaient, je ne montais pas ; puis je me suis installé à une terrasse d'un café, rue Saint-Léonard, pour finir de le lire en trempant un croissant dans mon café.
Je lus ceci, qui m'enthousiasma : « De grands châteaux de toile entrent encore dans le Vieux Port, à cette époque, et c'est du vivant de Melville ; il y a des marins et des stocks, d'énormes convoitises, des coups de couteau ; la mer est ouverte au-delà des quais de la Joliette, et tout droit de l'autre côté c'est l'Égypte, d'où vinrent les arts et les marchands, la peste, où il y a des tours aussi hautes que celles de Manhattan, avec dans leurs sous-sols cadenassés des rois en cendres dans l'or, de l'or comme partout sous les tours. »
Ça, c'était une phrase — une vraie. Une seule phrase gorgée de miroitements, avec le tourniquet des points virgules comme les portes-tambours d'un hôtel de luxe, et la relance vibrante d'une luxure qui savoure les mots, la luxuriance de ces mots rendus à leur bijou intérieur, et quelque chose de frais, de solennellement enfantin, l'orchestration joueuse par vagues, suave et tendue à la fois, comme si l'on retenait sa respiration sous l'eau et qu'on jouait à se faire le film, avec une voix off de féérie scandée, grave, claquante.
C'est ça que j'attendais de la littérature : du Rimbaud en prose, avec le pinceau orphique de Van Gogh.
« Des rois en cendres dans l'or », ça me transportait. Toute mon enfance africaine frissonnait dans ces mots. J'y devinais mon avenir : l'accomplissement écrit de mes rêveries. Depuis que j'avais lu Maldoror et les Illuminations, je ne pensais qu'à ça : la littérature absolue. Melville, Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud m'obsédaient. Mais là, l'auteur était vivant, ça changeait tout — ça voulait dire que c'était possible, qu'on écrivait encore selon l'absolu, cap au libre.
En sortant de ma lecture éblouie, ce matin-là, je titubai. La rue Saint-Léonard est piétonne ; il y avait, en face de chez moi un bouquiniste où j'aimais fureter avant de grimper par un escalier douteux jusqu'à mon studio mansardé de prof stagiaire, où m'attendaient des piles de copies à corriger.
Ce jour-là, avec la Vie de Joseph Roulin sous le bras, j'entrai dans la bouquinerie. J'ai oublié le nom du libraire, il s'enquit du volume jaune que je tenais comme un sceptre : « Ah Michon ! dit-il. C'est le plus grand ! Tu as lu les Vies minuscules ? » Je répondis que je n'avais lu que celui-ci, le Roulin ; j'ajoutai que j'en étais retourné, que j'avais soif de vivre ainsi, dans un soleil de feu écrit, et que tout à présent m'apparaissait jaune vif comme les Tournesols de Van Gogh, comme la barbe fleurie du facteur marseillais, comme les livres de chez Verdier, comme l'or absolu qui scintille dans les phrases.
Je parlais à pleine voix comme dans la prose de Michon, avec de grandes périodes ; j'étais exalté, sûr de moi, plein d'avenir. J'étais un écrivain. Je tutoyais les grands auteurs et me permettais des considérations ronflantes sur la littérature, qui seule est libre, sur la peinture qui, toujours, se déchaîne car la brûlure est le destin des couleurs ; je récitai au libraire du Michon dont, à peine lus, je connaissais miraculeusement des morceaux par cœur : « La mer brille ; le dieu coiffé d'azur sans ciller contemple : c'est un vieux capitaine ; de la terre des corbeaux viennent, de la mer ce sont des mouettes. Roulin a des graviers dans la barbe ; il essaie d'attraper sa casquette tombée un peu plus loin, il n'y arrive pas. »
C'est la mort de Joseph Roulin, je la récitais comme du Victor Hugo, comme la mort de Gavroche sur la barricade.
Le libraire alluma une cigarette et me tendit un livre : « Lis ça, je te l'offre. »
C'étaient les Vies minuscules, en collection blanche, chez Gallimard, quasi neuf ; sur la couverture, la tache violacée d'un rond de verre témoignait seule d'un ancien usage.
Les livres de Pierre Michon finissent souvent en prière, en adulation, en cantique.
Je grimpai l'escalier douteux et me couchai. Dans ma mansarde, des provisions de livres stockés en piles occupaient toute la place ; il y en avait jusqu'au plafond, aux toilettes, et jusque dans mon lit, où je poussai le tas pour dormir. À mon réveil, je plongeai dans Vies minuscules avec une passion scrupuleuse : quand je lis, j'aime souligner au crayon les phrases que j'aime. Souligner, c'est peu dire : j'entoure les phrases, je les étoile en appuyant fort.
Arrivé à la fin de l'une des légendes dorées qui composent le livre — « Vie de Georges Bandy », ma préférée, où passe un dieu cervidé, « peint et enfoui à l'âge du Renne », l'une de ces figures de cerf dont Michon et moi, lorsque nous nous rencontrerons, ne cesserons de nous échanger béatement des références, évangéliques, poétiques et cinématographiques —, je me rendis compte que j'avais souligné quasiment tout le texte.
Je m'étais mis à écrire dans les marges, un récit s'était enclenché, adossé aux phrases abruptes de Michon, comme au bord d'une falaise. La falaise, c'était Vies minuscules, et moi je m'agrippais aux rochers : en bas l'océan devinait mon naufrage.
Ce récit improvisé a fait long feu, mais comme on dit dans Moonfleet : « L'exercice a été profitable ». Et j'ai encore le souvenir des flamboyances par lesquelles s'achève le texte de Michon à l'instant de la mort de l'abbé Bandy : une mobylette abandonnée en lisière de forêt, des fougères et l'ombre verte, une éclaircie de plumages « ocrés et roses comme des fleurs », le chant franciscain des oiseaux, le mot « innocent », soudain profond comme l'aube, et pour finir, un cerf, et même plusieurs : de « grands cerfs fictifs passent, lents, une croix entre leurs dix-cors », ils allument chez le lecteur fou de littérature — chez tous les lecteurs qui ont dans le cœur une bibliothèque aussi rigoureuse qu'enivrante —, le souvenir (et donc la résurrection) de La Légende de saint-Julien l'Hospitalier de Flaubert, qui est le plus beau des livres.
On aime le monde entier quand on est ivre. La littérature est cette ivresse.
Et s'il est vrai que les livres de Pierre Michon finissent souvent en prière, en adulation, en cantique, comme si tout le texte ne faisait que chauffer les phrases, lesquelles montent jusqu'à cette combustion chantante qu'est la louange, c'est que peut-être, à force de prose, ça devient de la poésie — ça s'adresse à plus grand. C'est en tous cas une montée de température qui mène aux cîmes, à Dieu sans doute (à son absence effarée), aux arbres, à l'été, à la joie.
Ainsi des derniers mots dans Vie de Joseph Roulin, après l'invocation aux corbeaux : « C'est vous, chemins. Ifs qui mourez comme des hommes. Et toi soleil. » Ainsi, à la fin des Vies minuscules : « Que dans le conclave ailé qui se tient aux Cards sur les ruines de ce qui aurait pu être, ils soient. »
Dans Les Onze, l'invocation s'est tue, le temps remonte au galop, il est devenu cheval : les chasses équestres des Assyriens de Ninive se mêlent aux cavaleries de Géricault, aux chevaux de l'Apocalypse, à ceux que montent les condottiere de Paolo Uccello, et cette ronde nous mène jusqu'aux « murs profonds des cavernes », à Lascaux.
Enfin dans le dernier livre, Les deux Beune, publié ces jours-ci, le désir sexuel scande sa syncope, on est au bord de jouir : « Ah nos langues ». À la place même de la prière, s'écrit aux dernières phrases sa réalisation : oui, la jouissance a lieu, elle s'écrit, la littérature n'a plus besoin de faire monter sa louange, elle est comblée. Alors, tout revient : « Quant elle eut ses jupes levées à la taille et qu'alors elle gémit, je revis en un éclair la grotte toute blanche. C'était du lait. »
*
J'écrivis enfin un livre, un petit roman trop classique à mon goût, puis un deuxième, où j'avais mis tant de choses étranges que la lecture en semblait folle, monstrueuse. On était en 2001. La femme avec qui je vivais à l'époque en resta interloquée, déçue peut-être. Il y eut quelques articles, un peu de gêne, et puis l'oubli. Et voici qu'un soir, assez tard, en octobre, le téléphone me fit sursauter. J'étais au lit, je décrochai le combiné dans le noir, une voix m'attrapa, sonore, allumée, goguenarde : « C'est Pierre, Pierre Michon ! Alors tu te prends pour Rimbaud ? Rimbaud, c'est moi ! »
Stupéfaction : je comprends qu'il a lu Introduction à la mort française, mon fichu roman imbitable. Ce que m'offre Pierre Michon à travers un coup de fil sauvage, sarcastique et véhément — à travers la secrète affection qui anime ce téléphonage incongru —, c'est la reconnaissance. Je n'en reviens pas, Pierre Michon m'a lu. Je n'écoute même plus ce qu'il me dit, ni sa provoc' ni ses rires : je suis consacré. Dix ans après la matinée de lecture du Roulin — pour la deuxième fois —, Michon s'adresse à moi pour me réveiller. La littérature est un trésor à prodiguer : je ne suis plus seulement un lecteur, mais — chose inouïe — un écrivain.
*
Le grand sujet, celui qui me fait distinguer à ce point les livres de Pierre Michon, bien au-delà de leur souveraineté stylistique, c'est cet amour qui les anime, ce battement de cœur pour l'humanité qu'on nomme la charité. La pudeur de Michon dissimule un tel amour sous des avalanches de férocité joueuse ou des toboggans d'emportements (sous des métaphores), mais la vraie grande chose douloureuse et glorieuse qui hante ses livres, c'est la pitié — celle que Zweig dit malheureuse, mais qui est aussi un bonheur.
La charité est le cœur de la littérature, et Michon le sait, comme Rimbaud l'a su, comme un certain banquier anarchiste qui a choisi de se terrer à Béthune le sait, pour son malheur, peut-être, mais surtout pour sa joie. « La charité est cette clef » : Rimbaud l'a dit avant tout le monde, et je crois que c'est une chose qu'on n'a pas encore vraiment entendue — je veux dire, politiquement. La charité, c'est-à-dire l'amour inconditionnel, sans réticence, pour les autres. L'amour dédié à l'inconnu. L'amour extravagant qui donne tout.
Je crois qu'on écrit ainsi : la matière de la littérature, c'est le cœur qui nous vient lorsque nous sommes enfin capables de nous abandonner ; ce sont les visages qui se dévoilent, les nuances qui miroitent, la soie infinie des existences ; c'est la vérité musicale des êtres à laquelle les phrases se rendent disponibles.
Michon appelle cela les « vies minuscules ». Dans les Évangiles, le royaume est comparé à un grain de sénévé. Le minuscule, c'est la richesse absolue, celle qui échappe au calcul : l'abondance mystérieuse de la gratuité.
Les écrivains sont des saints inachevés, qui se rebiffent contre le sacré, et qui ne cessent d'en allumer les faveurs contradictoires. Ils dansent comme des idiots avec leurs frères quand ils sont embrasés de vin et de poésie, mais à l'égal de François d'Assise, les voici qui flanchent et envoient se faire foutre l'emmerdante communauté qu'ils chérissent pourtant comme un rêve. Ils y reviennent, dans la nuit, en creusant leurs lueurs ; des livres naissent ainsi de ces feux contraires et insolubles : ce sont les étincelles de la pitié qui comprend tout, le oui et le non, le laisser-être et le refus. Nietzsche a beau en faire le grand ennemi, il n'est jamais parvenu à la rabattre sur le ressentiment.
La pitié nous élargit le cœur, elle nous ouvre au silence des bêtes et agrandit notre compréhension : lorsque nous suivons un effrayant procès, nous ne pardonnons peut-être pas aux criminels (car nous sommes également féroces et rigolards — des saints inachevés, ai-je dit), mais nous voulons parler pour eux aussi. Parler comme Rimbaud le fait pour le sombre ciel et les baisers, pour l'alchimie du verbe et les élans vers la perfection ; comme Michon s'adresse à Rimbaud ou aux frères Backroot, à tous les exaltés qui s'épuisent dans l'incurable et consument leurs propres horizons ; comme il le fait, mieux que personne, à travers l'éloge de Jean Valjean, le « forcat évadé », son miroir, notre prochain.
On aime le monde entier quand on est ivre. La littérature est cette ivresse. On construit une arche, on y met le monde et ses couleurs ; et puis à la fin, comme Noé, on est seul, nu et ivre. On a peut-être sauvé le monde — ou rien du tout. Le sommeil nous protège de l'incompréhension ; il noie nos illusions.
Quelque chose en nous se mesure au plus opaque, à ce gouffre édenté qui rit au fond des nuits ; et simultanément, cette chose qui n'en finit pas de nous emporter vers le trou se retourne en bouquets haletants, en vertiges heureux soudain jetés au ciel, en spasmes de sexe intrépide. C'est l'expérience poétique, la joie qui trouve ses phrases, le vertige de la parole qui redonne vie. Le fond de l'être détient une vérité qui ne va jamais seul. Elle se dédouble et jouit : c'est la matière libre des mots. L'essence subtile de la fiction. L'épiphanie sexuelle de l'être.
*
Lors des rencontres de Chaminadour, consacrées, en septembre dernier, à Georges Bataille et Michel Leiris, Pierre Michon, facétieux et inspiré, raconta sa visite à Lascaux : « J’ai connu Lascaux, le vrai, à seize ans, deux ans avant qu’il ne ferme. Je l'ai visité avec un couple de parents qui avaient en 40 et 50 ans et dont – excusez-moi, ce que j’ai à raconter est presque bataillien – la femme tenait une boutique de lingerie. C'était une fort belle femme. J’éprouvais pour elle un « sentiment » que vous pouvez deviner – je ne sais pas si c'était un sentiment mais c'était en tout cas une vision. J’ai vu Lascaux ce jour-là, avec elle. C'était vraiment dans le contexte bataillien ! Il y avait tout. Il y avait l'animalité et sa rupture, la rupture d’avec l'humanité, la représentation ; il y avait la sexualité et ses fétiches. »
En lisant Les deux Beune, où l'on découvre, vingt-six ans après la publication de La Grande Beune, un second récit, La Petite Beune, entièrement animé par l'obsession sexuelle, je comprends combien cette visite à Lascaux avait valeur de scène originaire.
Je vous laisse découvrir ce récit entièrement tendu par le désir sexuel. Le petit instituteur coincé qui, dans La Grande Beune, fantasmait sur la belle Yvonne, se métamorphose ici en chevalier ardent : le passage à l'acte est la vérité du texte. Éros décuple les forces de la littérature. Éros est le dieu secret des phrases. L'ardeur est la vraie source : « L'accouplement est un cérémonial — s'il ne l'est pas, c'est un travail de chien. La jouissance est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes. »
Dans la grotte, ce qui s'ouvre, c'est le sexe des femmes. Les phrases ne cessent d'en chercher la voix immémoriale et brûlante. Ce qui s'embrase lorsqu'elles s'en approchent, c'est la scène originelle, celle qui se répète à travers le temps comme l'énigme et sa clef en même temps : « Dans la caverne où deux êtres de sexe opposé se retrouvent toujours en fin de compte, et mettent crûment en acte les tueries de leur propre caverne intérieure. » ...
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