Il ne fait pas bon s’opposer au régime cubain. Pour l’avoir fait, la journaliste et activiste Iliana Hernández Cardosa est assignée à résidence par les autorités depuis six ans, ce qui ne l’empêche pas de continuer à lutter pour changer son pays.
L'embargo décrété par les États-Unis en 1962 a au moins un avantage pour Cuba : il en a fait le pays le plus « bio » de la planète. L’unique territoire au monde (avec l’île de Ré) où la population des abeilles grandit. L’isolement de l’État caribéen depuis six décennies rend impossible l’importation, et donc l’utilisation de substances chimiques. D’où l’absence d’engrais nocifs, mais également le manque cruel de médicaments. Contraints et forcés, les Cubains s’adaptent, avec le développement d’une agriculture (de facto) biologique d’une part, et par ailleurs le recours aux connaissances ancestrales des plantes pour élaborer des remèdes locaux. Comme chez ses voisins du quartier populaire de Cojimar, au nord-ouest de La Havane, le jardin d’Iliana Hernández Cardosa fait donc office à la fois de garde-manger et de pharmacie. Devant la petite maison où elle vit avec sa mère, plantes et arbres fruitiers s’entre- mêlent. À l’entrée, les branches du grand manguier ploient sous le poids de ses fruits juteux et savoureux, tendus comme une offrande au visiteur. Et au milieu de cette verdure foisonnante, l’un des rares calebassiers du quartier se distingue par ses boules encore vertes dont on fait les maracas, instrument indissociable du son, la musique traditionnelle cubaine. Mais ce sont surtout les feuilles du calebassier qui intéressent les passants ; ils s’arrêtent régulièrement pour en demander quelques branches, et Iliana Hernández Cardosa les leur offre volontiers. « C’est pour mon chien », se justifie une femme en emportant son bouquet. Les feuilles du calebassier sont réputées pour leurs vertus médicinales, notamment en décoction pour soigner la gale. Ces dernières semaines, la demande de ces feuilles supposément curatives s’est envolée, formulée par des voisins qui, pour la plupart, n’avaient pas de chiens... « C’est un remède facile et gratuit pour les nombreuses familles qui sont victimes aujourd’hui d’une épidémie de gale qui ne dit pas son nom, à cause notamment des carences nutritionnelles et de la précarité dont nous souffrons à Cuba », explique Iliana. Le dia- gnostic est difficile à vérifier, d’autant qu’il ne faut pas compter sur Granma (unique quotidien et voix officielle du Parti communiste cubain) pour donner ce genre d’information. Mais à voir les longues files d’attente devant des commerces quasiment vides dans le centre de La Havane, on sait vite la réalité d’un quotidien particulièrement dur, propice à la dépression et l’immunodépression.
La journaliste parle sans filtre et sans tabou, devant la caméra de son iPhone, de ce que les autorités cubaines veulent cacher.
La lassitude des Cubains est aussi frappante que les grosses vagues qui éclatent en gerbes d’écume sur le bitume du Malecon, comme pour repousser les derniers espoirs de ceux qui voudraient chercher dans la fuite une solution à leurs tracas journaliers. Sur ce boulevard du bord de mer considéré comme le grand divan de La Havane, les conversations tiennent lieu de psychanalyse pour évacuer les différentes sources de stress : les disputes dans les queues interminables devant des magasins où les marchandises arrivent au compte-goutte, les cou- pures d’électricité, l’impossibilité de dénicher le moindre cachet d’aspirine, la difficulté à trouver un transport pour se rendre à un travail dont le salaire ne permet pas d’atteindre le 8 du mois... C’est ce quotidien que dénonce Iliana Hernández Cardosa depuis sa maison de Cojimar, dans son émission quotidienne en direct sur la chaîne Facebook du média en ligne CiberCuba, un site basé à Miami et financé en grande partie par les centaines de milliers de Cubains qui se sont exilés aux États-Unis. La journaliste parle sans filtre et sans tabou, devant la caméra de son iPhone, de ce que les autorités cubaines veulent cacher : l’autre face du paradis socialiste maquillé de salsa et de rhum pour être mieux vendu aux touristes, où la colère déborde parfois, comme les vagues sur le Malecon par gros temps.
Le 11 juillet 2021 fut marqué par la plus grosse tempête sociale depuis six décennies. Ce jour-là, des milliers de manifestants descendent dans les rues d’une douzaine de villes du pays, à commencer par La Havane, pour crier pacifiquement leur désespoir. Ce jour-là, les vieilles Buick et Cadillac décapotables des années 1950, qui font habituellement le charme touristique d’une capitale hors du temps, cessent leur ballet dans la vieille ville, laissant place à des cortèges de manifestants inédits, protestant contre un régime à bout de souffle, depuis l’avènement de la révolution conduite par Fidel Castro en 1959. Ce jour-là, le doute a peut-être effleuré l’esprit du président, Miguel Díaz-Canel, pur produit de l’école soviétique placé à la direction du pays par les frères Fidel et Raúl Castro. Mais le doute ne dure pas longtemps dans la tête des dictateurs, et laisse rapidement place à une main de fer : au lendemain des manifestations, 800 personnes sont incarcérées pour être jugées sous prétexte de violences et troubles à l’ordre public. Six mois plus tard, le couperet tombe : 128 condamnations à des peines de six à trente ans de prison ferme simplement pour avoir brandi une pancarte !
Si Iliana Hernández Cardosa a échappé à ce triste sort, c’est uniquement parce qu’elle était assignée à résidence ce 11 juillet 2021, comme depuis cinq ans déjà, placée sous une étroite surveillance, jour et nuit. Seul changement, les voitures de police qui faisaient les trois-huit devant sa porte ont été remplacées par une caméra de surveillance braquée sur l’entrée du jardin foisonnant de Cojimar. Un harcèlement policier continu : « En plus de cette caméra, les autorités comptent sur les chivatos (balances) du quartier pour venir me menacer dès que je fais un pas dehors », explique la journaliste, qui subit constamment les attaques ad hominem dans les médias officiels. Sans oublier les menaces de procès, et les pressions des groupuscules manipulés par le parti pour venir chahuter devant sa porte... La pression se traduit aussi par l’interdiction de voyager, alors que l’activiste cubaine a également un passeport espagnol : « Ni l’ambassade d’Es- pagne à La Havane, ni le ministère des Affaires étrangère à Madrid ne veulent se mouiller. Et pour le régime castriste, seule prévaut la nationalité cubaine, ce qui leur donne tous les droits pour m’empêcher de bouger. Mais ils ne parviendront pas à me faire taire, je me battrai jusqu’à l’instauration d’une démocratie à Cuba. »
Après les événements de juillet, la surveil- lance s’est resserrée sur Iliana Hernández Cardosa comme sur tous les autres contesta- taires du régime : « Pendant plus de trois mois, j’ai dormi avec la police devant ma porte ; jour et nuit, deux policiers étaient là pour m’empêcher de sortir... Ce sont des tortures psycho- logiques. L’interdiction de voyager ou de me déplacer est une façon de me dire qu’ils veulent me laisser croupir dans la misère, me rendre la vie impossible ! »
La pandémie n’a fait que renforcer la répression, seule réponse d’un pouvoir qui fait la sourde oreilles aux protestations d’associations internationales qui militent pour le respect des droits de l’homme et de la liberté d’expression. À l’instar d’Iliana Hernández Cardosa, l’auteur Ángel Santiesteban a dû se terrer dans un endroit secret au cœur de La Havane pendant plusieurs mois pour achever un scénario sur les prisonniers politiques (envoyé clandestinement à son éditeur, en Allemagne) avant de se rendre à la police. Le journaliste indépendant Lázaro Yuri Valle Roca est toujours emprisonné pour avoir relaté les manifestations du 11 juillet et la répression qui a suivi. De nombreux autres de ses confrères sont assignés à résidence et surveillés 24 heures sur 24 : Camila Acosta, Neife Rigau, Henry Constantin Ferreiro... Sans oublier les morts suspectes, comme celle du dissident et militant catholique Oswaldo Payá.
« Fidel est mort, Raúl s’est retiré et rien n’a changé », soupire amèrement Iliana Hernández Cardosa, évoquant ses jeunes années à Guantánamo, à l’est du pays, où elle est née en 1973. Depuis la victoire des Barbudos, l’éducation est obligatoire et totalement gratuite pour tous, sans pour autant permettre d’échapper à la pauvreté : « De mon enfance, je me souviens notamment des chaussures trouées qu’il fal- lait porter jusqu’à l’usure, qui étaient d’abord trop grandes quand on les étrennait, mais qui devenaient trop petites en grandissant et qu’il fallait pourtant garder. Je me souviens aussi du manque de certains produits de base, de ne pas pouvoir me laver les dents faute de brosse ou de dentifrice. » Le système de santé, autre gloire revendiquée de la révolution – avec 8,19 médecins pour 1 000 habitants, contre 3,23 en France, Cuba occupe la première place mondiale dans ce secteur – est fragilisé par la pénurie de médicaments. « Essayez donc de vous faire arracher ou même soigner une dent sans anesthésiant ! » Le blocus américain n’a pourtant pas empêché Cuba de développer son propre vaccin contre le covid. En administrant les trois doses obligatoires à la quasi-totalité des habitants, le pouvoir castriste a fait des Cubains la population la plus vaccinée au monde. Pour lutter contre la pandémie, le régime a même envoyé à l’étranger ses brigades médicales, pièce centrale d’un soft power diplomatique éprouvé depuis des lustres.
Adolescente, Iliana a connu la « période spéciale », les cinq années qui suivirent l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Privée du soutien nourricier de son grand frère, l’île bascule alors de la pauvreté dans la misère.
Le carnet de rationnement, avec ses quelques grammes de riz et ses deux œufs hebdomadaires ressemble davantage à un passeport pour la famine. Pour échapper à ce sort tragique, des milliers de Cubains se jettent à l’eau sur des radeaux de fortune ou des pneus de camion, tentant de se laisser flotter jusqu’aux côtes de Floride pour chercher asile aux États-Unis, au risque de périr en mer, noyés ou dévorés par les requins. La fuite du désespoir.
Iliana Hernández Cardosa fut de ceux-là. Le 14 février 1996, à 22 ans, elle quitte Guantánamo à pied par une petite route, au sein d’un groupe de 17 jeunes gens où elle est la seule femme. Direction la plage, à quelques dizaines de kilo- mètres, où les attend une vieille barque de pêcheurs prête à larguer les amarres vers le large, vers la terre de Floride. Le ticket vers la liberté coûte 300 dollars. Une fortune pour la famille d’Iliana, mais il faut bien payer les passeurs. Toutes les économies sont sacrifiées.
Après deux jours et une nuit de marche à travers des chemins de traverse pour ne pas être repérés, les candidats à l’exil arrivent à proximité de la base navale. Il faut encore attendre le coucher du soleil pour embarquer à la lueur de la lune afin d’éviter les éventuelles patrouilles de police. La barque contient à peine l’ensemble des passagers qui s’agrippent entre eux pour éviter de passer par-dessus bord. La tension monte au rythme des vagues de plus en plus grosses, dans l’obscurité presque totale de la nuit tropicale. L’embarcation tangue comme une coque de noix dans un torrent, et l’espoir d’une échappée belle vire soudainement au cauchemar pour Iliana : chute dans l’eau froide, sensation de choc contre un rocher avant de se sentir engloutie sous l’eau, panique. « J’ai cru me noyer à ce moment-là et je ressentais en même temps la terreur d’être dévorée par les requins ; je pensais que ma dernière heure était arrivée. » En remontant à la surface, sa tête heurte ce qu’elle croit être un morceau de bois : c’est une corde envoyée depuis la barque. À l’autre bout : un compagnon de galère tire Iliana vers l’embarcation, où elle parvient à remonter, à bout de souffle. Entre les cris et les pleurs, le groupe décide d’abandonner ce projet de fuite sur cette mer démontée. Trop risqué. « Continuons à la nage pour aller jusqu’au large ! », implore celui qui a aidé Iliana à remonter sur la barque. Il tient encore dans ses mains le bout de corde où elle s’est accrochée. Leurs regards se croisent, échangent un consentement silencieux et se jettent ensemble dans les vagues, laissant le reste du groupe retourner vers la plage où ils ont embarqué tout à l’heure. Engoncés dans leurs gilets de sauvetage en polystyrène, les deux jeunes trompent la peur des requins et de la noyade en nageant de toutes leurs forces pour s’éloigner au plus vite des rochers. « Qu’est-ce qu’il s’est alors passé dans nos têtes ? Qu’est-ce que nous espérions en faisant cette tentative désespérée ?... Je ne le sais toujours pas. » Vingt- six ans après, Iliana en a toujours le regard songeur quand elle raconte cette nuit : « Nous étions en hiver, et en cette période de l’année, les vagues ramènent inexorablement vers la côte ; dès que nous arrêtions de nager, nous étions aussitôt renvoyés en arrière, risquant d’être violemment projetés vers la roche pointue, ou d’être paralysés par le froid de plus en plus glacial. Avec tou- jours cette peur panique de voir apparaître un aileron de requin ». Après plusieurs heures d’efforts inutiles, Iliana et son compagnon décident d’abandonner eux aussi, pour cette fois au moins, se laissant porter par le courant jusqu’à la plage, où il ne reste déjà plus aucune trace des autres membres du groupe.
Haletante, Iliana se tourne vers cet ami de fortune dont elle ne connaît même pas le nom. Elle détourne le regard en le voyant pleurer, ne sachant trop si c’est de rage ou de désespoir ; sans doute un mélange de ces sentiments qui l’oppressent elle aussi sur cette plage déserte :
— Je m’appelle Iliana.
— Et moi Elián.
— Eh bien, Elián, je crois que nous allons devoir rentrer à la maison si nous ne voulons pas mourir de faim ou de froid... Mais je te jure que je tenterai à nouveau le coup dès la première occasion.
— Je serai avec toi.
Elián sourit maintenant. Iliana lui renvoie ce sourire triste d’un rêve brisé.
Le retour vers Guantánamo est plus difficile encore que l’aller : à la déception s’ajoutent les morsures de la faim, de la soif et du froid. Dès que le jour se lève, la marche reprend : « Nous étions sans cesse obligés de monter sur les poteaux télé- graphiques pour nous repérer. » Iliana se souvient aussi du dégoût de boire dans des flaques souillées par les excréments d’animaux et de la peur, de la fatigue. Au bord de l’épuisement, les deux jeunes parviennent finalement à trouver une route.
“Je savais que je devais garder le moral, et surtout je savais que je n’étais pas coupable, que c’étaient eux, les tortionnaires qui me retenaient ici, les véritables coupables.”
Iliana se jette pour arrêter le premier tracteur qui passe. Le paysan accepte de les conduire jusqu’à Guantánamo, mais les amène directement au poste de police. Les deux jeunes gens risquent plusieurs années de prison pour avoir tenté de quitter le pays. Elián sera finalement emprisonné pendant trois mois, Iliana durant trente- sept jours avant d’être condamnée à trois ans de rétention domiciliaire. « Quand j’étais incarcérée à Guantánamo, je partageais ma cellule avec une jeune femme faussement accusée d’avoir volé de l’argent dans le restaurant où elle travaillait et qui pleurait sans cesse sur son sort. Je passais l’essentiel de mon temps à lui remonter le moral, alors que je risquais une peine beaucoup plus lourde que la sienne. Je faisais cela avec toutes les prisonnières, même avec les geôliers ! Parce que dans le fond, je savais que je devais garder le moral, et surtout je savais que je n’étais pas coupable, que c’étaient eux, les tortionnaires qui me retenaient ici, les véritables coupables. »
Iliana Hernández Cardosa parviendra finale- ment, quelques mois après cette fuite ratée, à quitter l’île pour s’installer en Espagne, où elle obtient la nationalité espagnole. Mais ce sentiment d’injustice et de révolte cristallisé dans l’humidité d’une geôle de Guantánamo l’oblige à revenir dans son île pour y endosser, sans l’avoir planifié, le rôle de journaliste contestataire, engagement qu’elle paye par cette assignation à résidence, sous surveillance étroite de la police.
C’est donc de sa maison du quartier de Cojimar, à La Havane, qu’elle crée l’émission en ligne « Lente cubana » (« Lentille cubaine ») en 2016 ; une série de 14 épisodes est diffusées sur le Net pendant près d’un an, avant que la sécurité de l’État – c’est-à-dire la police politique – ne vienne lui retirer son matériel informatique, son téléphone mobile et son accès à Internet. Déterminée à poursuivre, elle acquiert aussitôt un nouveau portable et se replie sur la plateforme Facebook pour continuer ses interventions en direct... et à la sauvette : « Je profitais du moindre moment d’inattention des policiers postés devant chez moi pour courir jusqu’au jardin public voisin, où il était possible d’accéder au wifi avec une carte prépayée, pour diffuser. » Iliana Hernández Cardosa ne pense alors aucunement à entamer une carrière de journaliste, mais plutôt à aider les professionnels de l’information soumis à une très forte censure sur l’île, souvent même pire, à une autocensure qui les oblige à effacer de la main droite ce qu’ils viennent d’écrire de la main gauche. « C’est à ce moment-là que j’ai reçu la proposition de collaboration de CiberCuba. » L’activiste accepte l’offre, presque comme une évidence, exigeant cependant de travailler en toute liberté, sans la moindre contrainte, hors de toute propagande. Elle touche aujourd’hui plus de 2 millions de personnes avec ses lives, dont de nombreux abonnés à Cuba. Désormais journaliste, elle subit aussi la censure et les insultes : la rançon du succès face à un gouvernement cubain qui rejette tous les maux sur l’embargo des États-Unis ou sur la pandémie, quand ce n’est pas simplement sur la simple « fatalité ». Un régime qui, en mai 2022, a décrété une semaine de « deuil national » au lendemain de l’explosion de l’hôtel de luxe Saratoga au centre de La Havane – 47 morts et une centaine de blessés. Une tragédie liée à une fuite de gaz lors d’un approvisionnement de l’établissement alors en travaux, qui devait rouvrir quelques jours après le drame. Dans les couloirs ministériels, le storytelling s’est rapidement mis en place : « un malheureux accident ». Une façon d’exonérer de toute culpabilité les propriétaires de cet hôtel, c’est à dire le groupe Gaviota, qui dépend directement du ministère de la Défense. Alors que les secours cherchaient encore les derniers disparus sous les gravats de l’immeuble éventré par le souffle de l’explosion, le gouvernement de Díaz-Canel étouffait toute pos- sibilité d’enquête sous le linceul du deuil. Silence, on enterre. Et par la même occasion on bâillonne les opposants pour les empêcher d’exprimer leurs frustrations et leur aspiration au changement. À bout, une majorité de jeunes Cubains ne survit aujourd’hui qu’avec l’espoir de s’exiler. Pour un avenir forcément meilleur.
Même ceux qui étaient hier de fervents défenseurs du Parti communiste rêvent d’un ailleurs. À force de relance et de pressions auprès de l’ambassade d’Espagne à La Havane, Iliana Hernandez Cardosa a elle-même obtenu le précieux sésame du visa. « Mais ce que je veux, ce n’est pas seule- ment partir : c’est exercer mon droit à sortir et entrer librement de Cuba, parce que ce pays est le mien, il m’appartient autant qu’à ceux qui nous oppressent. »
Elle dénonce la mythologie construite pour séduire les visiteurs friands de tshirts à l’effigie de Che Guevara, qui hantent les trottoirs de La Havane – classés au patrimoine de l’UNESCO – ou la Finca Vigía, maison où vécut pendant onze années Ernest Hemingway et où, sur la terrasse ouvrant sur le détroit de Floride, le romancier écrivit Le Vieil Homme et la mer.
Consciente et fière de la beauté de son pays, Iliana invite à questionner cette vision roman- tique, cette image de carte postale qui, dit-elle, se craquèle tous les jours davantage. « Les touristes aussi doivent prendre conscience de notre souffrance. » Lorsqu’on attire son attention sur une exceptionnelle réussite du régime, l’absence de bidonvilles et de sans-abri, elle acquiesce mais souligne aussitôt la persistance de l’extrême pauvreté et le défaut de démocratie – parti unique tout-puissant, presse étroitement contrôlée... Une réalité soigneusement dissimulée aux vacanciers qui sirotent leurs mojitos à 13 dollars (soit le tiers du salaire mensuel d’un enseignant) sur la terrasse du flamboyant hôtel Kempinski. La vue sur les belles voitures américaines des années 1950 alignées sous les palmiers de la Plaza Mayor est certes splendide, admet-elle, mais elle offre une image distordue du quotidien bien moins glorieux d’un peuple trop longtemps corseté, dont beaucoup n’ont plus d’espoir qu’en l’exil : selon le chiffrage officiel du Bureau des douanes et de la protection des frontières des États-Unis, 224 607 Cubains en situation irrégulière ont été appréhendés ou expulsés en 2022.
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