Mes mains dans le sèche-mains des toilettes publiques, c’est ce que je déteste le plus au monde. Avant il fallait juste placer ses mains en dessous, ça me dégoûtait déjà, mais là il faut carrément les mettre dans la machine comme si on était en train de mettre bas une vache. L’air du sèche-main m’a filé une angine. J’ai toujours l’impression que les gens qui disent qu’ils ont « une angine blanche » le disent pour esquisser une image sexuelle d’eux-mêmes. Qu’on voit leur gorge recouverte d’une couche blanche. Moi, là, j’ai juste une conscience accrue du lien entre mon nez et ma gorge. J’ai une angine alors qu’il fait une chaleur de bête. C’est le pire. J’ai l’impression que c’est ce qui définit le plus le futur sur cette planète « une angine sous une chaleur de bête ».
Je pense à mon humidité morveuse intérieure alors que les plaines ondulent sous haute température et que les champs brûlent, c’est absurde.
D’un point de vue personnel, l’angine sous canicule est la moins culpabilisante. En hiver, quand je tombe malade, je passe toute ma convalescence à ruminer : « Je savais que j’allais tomber malade, j’aurais dû prendre de la gelée royale, des graines de pamplemousse, piocher dans cette boîte de Bion3 que j’ai depuis trois ans, c’est sûr, ce Doliprane dont je n’ai plus que la plaquette mais pas la boîte, cet ibuprofène que je prends à chaque fois en me rappelant qu’on m’avait dit que c’était dangereux pour la santé, attendre ces dix minutes après l’avoir avalé pour voir si je ne fais pas une attaque cardiovasculaire, me souvenir que les femmes sont plus susceptibles de faire des attaques cardiovasculaires, me demander une nouvelle fois si nous sommes juste plus mises sous tension, prendre ce Vitascorbol qui est presque un souvenir d’enfance tellement j’ai passé tout mon temps sur cette Terre à être malade ». Là, avec cette chaleur, je m’octroie le plaisir de me dire que c’est une fatalité. Je peux même me dire que c’est psychologique, je me demande, en étant super sérieuse avec moi-même : « Qu’est-ce que je ne veux pas avaler ? Qu’est-ce que je ne veux pas dire ? ». J’ai un livre chez moi avec une couverture vert fluo du collectif Wages For Wages Against qui s’appelle Tout ce qu’on tait on sait, je me contente du titre de ce livre qui me rassure, mon esprit s’arrête net de tourner et s’enorgueillit de savoir, sans savoir ce qu’il sait.
Qu’est-ce que je tais ? L’envie de faire pipi ! Une petite voix défiante répond ainsi à ma question. Un jour j’ai pleuré dans la voiture des parents de mon petit ami parce que je n’osais pas dire que je voulais qu’on s’arrête sur une aire d’autoroute pour que je pisse. Souvent, je remarque que d’autres femmes n’écoutent pas leur envie d’uriner, ne peuvent prendre sur le temps des autres pour aller aux toilettes et se retiennent même quand elles sont seules. Ne pas écouter ce dont on a besoin, ne pas prendre de place, ne pas se lever pour aller répondre à un besoin humain.
Je tais aussi que j’ai un livre de dessins de Namio Harukawa rempli de grosses dames japonaises qui écrasent avec leurs fesses de tout petits hommes ; tout ça avec des très beaux traits noirs et blancs et que ça m’apaise de le regarder.
Je ne tais pas que je veux lutter contre le fascisme, le racisme, l’oppression, l’homophobie, le réchauffement de la planète, les violences policières, la radicalisation, cela veut donc peut-être dire que je n’en sais rien, en tout cas que je ne sais pas comment faire.
Je me tais dans mes conversations avec Billy, j’ai besoin d’être avec lui et de rester et de me taire, je tais et je sais mais c’est trop profond ; je sais mais je n’arrive pas à l’exprimer, à le faire remonter à la surface.
Il habite à côté du café où je suis en terrasse, c’est peut-être pour cela que j’y vais, d’ailleurs il passe, il s’arrête pour me parler, quelques taches de rousseur sont apparues sur son nez grâce au soleil, ses bras sont de plus en plus en plus forts, maintenant on voit des veines sortir, c’est tellement beau. Sa peau paraît plus épaisse et pourtant toujours si douce. Il semble plein d’une énergie adolescente, celle du sport qu’il fait tous les jours et celle, chimique et rajoutée, que lui procure la testostérone. Ce nouveau prénom lui va à merveille. Depuis qu’il me l’a dit, je n’ai pas hésité une seule fois pour l’appeler, comme si l’ancien était devenu acide. J’aime sa façon d’agir sur le monde, de créer une identité subversive et pourtant tout ce qu’il y a de plus banale et proche de ce qu’il est. Il est ce qu’il a choisi d’être, hors de toute culture dominante, hors de l’autorité, je l’ai fuie en allant dans cette ville, il la fuit au sein même de son corps.
Quand je l’ai rencontré, j’ai tout de suite été happé par lui. La première fois qu’on s’est vus seuls tous les deux, c’était après une des manifestations les plus violentes. Il avait filmé jusqu’au bout un abribus prenant feu, avait été pris dans un soulèvement violent avant d’être secouru par un homme qui l’a tiré par la capuche et mis dans son hall d’immeuble, puis lui a offert un verre d’eau dans son salon. On était censés aller au cinéma mais il n’était plus en état, donc on est allés dîner. J’ai mangé et pas lui. On a commencé à parler, très vite de choses très personnelles, et je me rendais compte que beaucoup des événements marquants de sa vie, je les avais vécus aussi, de la même manière et au même âge. On partageait des souvenirs, je me demandais si on partageait des rêves. J’avais envie, presque besoin, qu’il me raconte ses nuits, toutes, les coïncidences auraient pu être infinies. À l’ère où l’astrologie est si importante, on se rendait compte que nous étions tous les deux du même signe et du même ascendant – nés sous la même étoile. J’étais immédiatement très proche, je comprenais intimement tout ce qu’il me disait. Je n’étais plus seule. Pourtant je ne pouvais pas prétendre tout vivre comme lui, j’étais d’ailleurs dans un moment de vie où je me questionnais énormément sur la femme que je voulais être, les femmes qui m’avaient inspirées, sur les pas desquelles je voulais marcher en faisant de ma féminité une force ; je n’aurais pas cru que la personne en qui je me reconnaîtrai le plus était quelqu’un en transition pour être un homme. Je me sentais à ma place, en une entrevue il est devenu une personne en moi.
Après cette rencontre nous ne nous sommes plus revus pendant un mois, le temps de comprendre ce qui arrivait, de le ramener à des sentiments humains déjà vécus. Quand nous nous sommes retrouvés je n’étais donc plus aussi à l’aise qu’avant, je sonnais un peu faux, mais ce dont je ne doutais pas, c’est que je ne pouvais pas le quitter. On a commencé à marcher vers chez lui, pour taire tous les potentiels au revoir. Arrivés au niveau de sa rue, la terre a tremblé sous nos pas. Notre cœur a tapé notre cage thoracique. Un bruit a retenti comme un énorme engin qui éclate, qui vocifère, comme des millions de voix qui hurlent, très brièvement. C’était un moment où la ville était meurtrie par des guerres de gangs, j’ai pensé à ça sans le dire vraiment ; j’ai regardé au loin, ces quartiers fermés et pourtant peu à peu mangés par une population de plus en plus gentrifiée repoussant les frontières. Le bruit était aussi celui d’un décor de studio qui, mal arrimé, tomberait à plat, d’un seul coup. Nous avons tourné la tête. Autour de nous, personne ne semblait s’affoler. Nous sommes rentrés. Nous n’avons pas vérifié les actualités Google, nous nous sommes regardés dans les yeux. On se caressait les bras, la nuque, je me suis concentrée sur la légèreté de ses baisers, ses lèvres survolées par un duvet naissant, la chaleur de sa peau. Le regarder dans les yeux était l’une des choses les plus belles et essentielles que je vivais depuis des mois ; je me suis endormie dans ses bras. La nuit j’ai été réveillée par une odeur de fumée. Billy dormait comme un ange. J’ouvrais grand mes narines pour m’assurer que je n’étais pas folle, que ce n’était pas mon cerveau qui faisait de l’aérocontamination. Je me suis levée sur le lit pour sortir par le bas car j’étais coincée entre lui et son mur, à la place qui me rassure. Mes pieds nus ont parcouru l’appartement, mes yeux myopes ont trébuché dans le filet de lumière venue d’un lampadaire, je suis allée dans la cage d’escalier, j’ai descendu quelques marches, rien ne brûlait. J’ai regardé Billy plusieurs secondes en me demandant s’il fallait que je lui dise. J’ai pensé : « Il dort comme un ange » ; j’ai pensé : « Il ne pourra rien faire de plus que moi » ; j’ai pensé : « C’est la première fois qu’on dort ensemble et je lui fais ça en pleine nuit, il va me prendre pour une folle ». Je suis allée dans la salle de bain, je me suis lavé les mains et j’ai fait pipi, dans le mauvais ordre, comme si ça pouvait éteindre le feu et je me suis remise à ses côtés, sans parvenir à trouver le sommeil. J’étais heureuse de ne pas dormir, ça me faisait quelques heures de plus volées avec lui, sans qu’il s’en rende compte. Puis j’ai sombré moi aussi, dans ces heures de sommeil délicieuses du matin. Un peu plus tard, il m’a réveillée en me secouant. « Un immeuble s’est effondré, réveille-toi, c’était ça le bruit hier. Réveille-toi ! »
Quand j’ai ouvert les yeux ils étaient déjà remplis de larmes : « Quel immeuble ? Quel immeuble ? », tous mes amis habitent dans le coin, je revoyais chaque bloc, parsemé de têtes que j’aime. Les mains tremblantes, nous avons essayé de taper le plus vite possible sur quatre touches à la fois. Les infos qui déroulent et reformulent toutes le même titre avec des niveaux différents de précision. Trouver le titre le plus précis sans même regarder de quel média il provient. Je ne connaissais personne dans ces deux immeubles. Un de mes amis en était parti un mois auparavant. Nous étions à deux rues de l’effondrement.
On a appelé nos plus proches amis en confondant et croisant nos voix avec celles des haut-parleurs, sans que personne ne fasse même cas du fait qu’on soit ensemble. Quand nous sommes sortis, notre quartier était sillonné par les camions de pompiers, les sirènes et les voitures de police. Le ministre de l’Intérieur était en train d’arriver sur zone. Le regard dans le vide, nous avons pris un petit--déjeuner sur une très grande place. J’avais vécu un de mes plus beaux moments d’intimité alors que d’autres corps étaient sous les décombres. Je regardais ce quartier contusionné, cette grande brèche qu’on fixait tous, en larmes. Je n’avais pas vu ce quartier comme un tout depuis mon installation dans la ville, j’étais passée par les rues pour aller d’un endroit à un autre, si possible en fixant les montagnes qui apparaissent en perspective.
On est partis vers un autre endroit de la ville, on a marché pour ne pas encombrer.
Après cela, j’ai voulu le voir tous les jours, vivre ce choc ensemble après une vie à vivre les mêmes séparés. Mais il n’avait plus le temps, on a attendu, encore, presque un mois. On s’est revus dans un bar bruyant, il m’a confié qu’il s’était questionné, pourquoi cet immeuble s’était-il effondré au moment de nos retrouvailles ?
Depuis on se retrouve, souvent dans ce même quartier, en amis ; souvent on s’embrasse dans ce même lit, pas ailleurs, de moins en moins. Jusqu’à juste se retrouver pour s’endormir dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ne plus se retrouver. ...
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