Douce et intranquille Haïfa

Quelques jours avant la guerre

Sophie-Catherine Gallet

Une chaleur lourde, humide. Les yeux me piquent, je manque de sommeil. Des accents m’effleurent, d’une langue que je ne comprends pas. Je me sens délicieusement perdue quand m’assaillent soudain des effluves de pin, de cèdre peut-être, des odeurs à la fois musquées et rauques, à la fois familières et infiniment étrangères. Les senteurs envahissent l’air, semblant émaner de la terre, un parfum d’encens âcre ? Dans la nuit noire, aveugle, je glisse le long de villes aux formes fantomatiques, parmi des gratte-ciels dont l’ombre se détache sous les enseignes au néon. Dictée par les sons et les odeurs, ma première impression d’Israël n’est pas celle à laquelle je m’attendais.

Arrivée à Haïfa, en Galilée, but de mon voyage, où se tient chaque année le plus vieux festival de cinéma du pays. Des petites cabanes installées dans la rue m’accueillent et m’étonnent ; nous sommes en pleine semaine de Souccot, qui célèbre l’aide divine reçue lors de l’exode des Juifs dans le désert d’Égypte et qui aujourd’hui se fête en construisant ces abris précaires devant chez soi, dans la rue, pour y partager des repas. En arpentant la ville, je découvre un mélange déstabilisant, dépaysant, entre culture et religion ; Juifs orthodoxes, femmes voilées et personnes sans signes extérieurs de piété semblent se côtoyer en harmonie. On me l’avait dit avant mon départ : Haïfa est la ville par excellence de la cohabitation. Depuis la fenêtre de ma chambre, en haut du mont Carmel, je vois la ville se répandre comme une coulée jusqu’au rivage. Guidée par elle, je m’aventure dans des rues encore inconnues, sans autre but que de rejoindre la mer.

Des hauteurs dégringolent les terrasses du jardin Baha’i, où le fuchsia éclatant des bougainvillées se marie avec l’étendue de verdure, les ocres de la pierre et le bleu profond au loin, formant un tableau éclatant dont les pointes de couleurs se répondent de manière, semblerait-il, anecdotique dans la ville. Suivant les méandres d’une carte confuse, je me dirige vers le quartier chrétien. Là, s’épanouissent d’autres fleurs, des échoppes qui proposent des encas, grains acidulés étalés sur une pâte fine et légère, cuite devant moi, au pied d’une église. Sur un immeuble mitoyen, une inscription en hébreu se détache. Sans aucun autre mot à ma disposition que ceux appris à la va-vite, il m’est impossible de la déchiffrer, d’en deviner le sens. Cette ville m’est étrangère, mais je ne m’y sens pas pour autant dépaysée. Ne me restent que l’instinct et l’observation des strates de la ville pour tenter de comprendre son discours invisible. Je contemple les rues sinueuses, les quartiers construits en contrebas de grandes artères qui laissent place à des avenues fourmillant de monde, les échoppes qui, le soir venu, se transforment en bars déversant leur musique sur la chaussée. Étourdie par le bruit soudain, je demande un renseignement à un homme, baragouine un merci en hébreu, toda. Il me répond fermement, mais avec un sourire, non, c’est choukran. Première introduction au conflit latent de ce pays qui s’incarne dans la problématique de la langue, socle, on le sait, de la constitution d’une identité, d’un inconscient collectif et d’un horizon – un lieu de conflit nécessairement alimenté par la nouvelle « loi fondamentale » passée par Benjamin Netanyahou en 2018 qui a fait de l’hébreu l’unique langue officielle, reléguant l’arabe à un idiome de seconde zone – quand ces deux langues étaient officielles depuis la création de l’État d’Israël, en 1948.

Cette problématique se répercutait aussi dans le festival : les films, même ceux dont la langue parlée est l’hébreu, bénéficient de sous-titres en anglais et en hébreu, mais jamais en arabe – excluant ainsi toute une partie de la population, dans une ville pourtant supposée être l’épicentre de la fameuse coexistence. Pourquoi rater cette occasion d’un échange fructueux, que seul le dialogue – parfois, aussi, la confrontation – permet, avec pour support la fiction, la mise en récit ? Cette occasion manquée de jeter un pont entre deux pans d’une même société, illustre ce déficit de communication qui ne peut qu’être ressenti comme une violence, et se retrouve dans Le Déserteur, de Dani Rosenberg, œuvre qui allait recevoir le prix du meilleur film dans ce festival.

 

 

On y suit, en temps presque réel, les tribulations de Shlomi, jeune conscrit qui fuit son bataillon, envoyé dans ce qu’on imagine être Gaza. Il déserte. Son arme en travers de la poitrine, Shlomi court loin du lieu des affrontements puis, à califourchon sur sa bicyclette, pédale à toute allure dans les rues de Tel-Aviv. S’il court, c’est d’abord pour retrouver son ancienne amoureuse, mais cette fuite, on le comprend rapidement, devient surtout prétexte à appréhender la violence sociale, omniprésente, et à brosser un tableau anxieux d’une certaine jeunesse israélienne. En parallèle, se met en branle l’engrenage de l’armée, persuadée que son soldat a été pris en otage. Le sentiment d’urgence est capté par une caméra qui enregistre à la volée les mouvements de ce héros indifférent aux alertes de roquettes, dont la confusion se traduit par une logorrhée romanesque. Face à lui, une jeune femme ancrée, elle, dans le réel, décidée à quitter Israël. Débarrassé de sa bicyclette et de son arme, Shlomi arpente le bitume de Tel-Aviv à grandes enjambées, mangeant la ville avant d’être ingurgité par elle. L’acteur joue d’un corps désarticulé et nerveux, qui s’agite au rythme d’une musique conduite tambour battant. Un temps, le film bascule dans le registre de la comédie avant de verser dans le tragique absolu, la violence jusqu’alors sourde devenant réelle. Dans ce récit d’apprentissage amer, où la fougue adolescente se confond avec le refus de prendre les armes, l’aveuglement de Shlomi face à ce qu’il provoque – la mort d’enfants dans Gaza, image ô combien trop habituelle, ici reléguée dans un bandeau d’informations locales – constitue l’immense angle mort du film, provoque une gêne pour le spectateur, dont l’empathie pour le héros est dès lors malmenée.

Cette tension latente mise en scène dans le film, je la pressentais sans réussir à mettre le doigt sur un élément particulier, si ce n’est la sensation d’être dans un territoire intranquille, isolé comme une île, ce que me fera remarquer une personne rencontrée durant ce festival ; une petite langue de terre en bordure de Méditerranée, entourée de pays hostiles ; un environnement, une situation qui force, même si l’on n’est que de passage pour quelques jours à vivre en état d’alerte constant, à se tenir sur la brèche. Le Déserteur m’a permis de déchiffrer une partie d’une réalité qui me semblait encore obscure et d’en révéler d’autres aspects que je ne pouvais que supposer, comme la violence omniprésente, qui forme la trame narrative d’un autre film de la compétition, Haïm’s Story, où misère sociale et violence sociétale se confondent dans un vaste marasme qui n’offre d’autre issue que, encore, la violence, dirigée ici contre soi.

Enfin, un dernier film est venu compléter un tableau déjà complexe : un documentaire cette fois-ci, du réalisateur franco-iranien Mehran Tamadon, Mon pire ennemi. Projet ambitieux et fascinant, où le réalisateur demande à des Iraniens réfugiés en France après avoir subi des interrogatoires en Iran de l’interroger, lui, comme leurs propres bourreaux l’ont fait – une démarche qui, il l’espère, sera vue par les tortionnaires iraniens, pour leur présenter en miroir la réalité de ce qu’ils font subir. Zar Amir Ebrahimi – qui a remporté le prix d’interprétation féminine à Cannes, en 2022, pour Les Nuits de Mashhad – a été elle-même soumise à la question en Iran. Elle endosse ici le rôle de l’interrogatrice en chef. S’agissant d’un documentaire, il peut paraître incongru de parler de rôle. Et pourtant, c’est bien là le cœur du film, le dispositif soulignant l’effacement des frontières entre la fiction et le réel. En confiant le rôle du bourreau à la victime, le réalisateur déroule avec brio le concept même de la banalité du mal – la facilité, si les conditions sont réunies, et notamment celle d’une déresponsabilisation de l’individu, à transformer quiconque en tortionnaire. Le tour de force de Mon pire ennemi réside dans la manière dont le regard du spectateur, son esprit critique, est happé, lentement gagné par le doute ; le réalisateur n’aurait-il pas d’autres motivations ?

L’approche par la création cinématographique m’a offert une lecture du réel soudainement plus riche, plus nuancée, avec toutes ses aspérités et ses ambigüités. Quand je m’attendais à découvrir en Israël un État sûr de lui, peut-être à l’excès, j’ai découvert un pays pétri de doutes, construit sur des sables mouvants, avançant sur une ligne de crête, fragile équilibre que tout gouvernement nationaliste, comme l’actuel, peut transformer en poudrière en un instant. Comment aurais-je pu imaginer que ce que je touchais du doigt durant ces quelques jours, plongée dans cette culture fascinante et millénaire, serait soudainement bouleversé par la réalité abjecte du terrorisme, premier acte d’un déchaînement de violence aveugle ? Comment imaginer ce déversement de haine qui se répercute jusque dans notre société, avec un retour aux pires heures de l’histoire française ? Avec le réveil des instincts les plus bas ici et l’intensification des affrontements les plus brutaux là-bas, les solutions envisagées depuis soixante-quinze ans perdent toute réalité, les espoirs de paix s’effondrent. Comment reparler de la coexistence de deux États, du droit d’Israël à vivre dans des frontières sûres et reconnues, de la fin de la colonisation quand les rafales crépitent, quand les bombes explosent, quand les cadavres s’amoncèlent ? Beaucoup de questions, peu de réponses.

À peine quelques jours avant l’apocalypse, j’étais à Tel-Aviv, inconsciente des périls. J’admirais les gratte-ciels et les maisons de style Bauhaus, m’interrogeant doctement sur les mille et une façons dont la fiction éclaire le réel ; je découvrais, comme dans le film Le Déserteur, la jeunesse de Tel-Aviv, riant dans les rues, en civil, mais portant les armes fournies à chacun durant le service militaire et dont nul n’a le droit de se séparer. Sur le moment, j’étais encore dans la découverte d’un pays séduisant, avec ses ambiguïtés et ses contradictions, regrettant cependant de n’avoir pu être allée de l’autre côté, de n’avoir eu qu’une vision partielle de la situation globale. Pour quelques heures encore, je profitais égoïstement du soleil et de la chaleur d’un supplément d’été, heureuse d’échapper un temps à l’automne parisien ; je goûtais cette douceur de vivre étrange, qui ne s’offre que dans un voyage qui nous déstabilise et nous permet d’élargir notre regard. Sur le moment, je ne réalisais pas que le lendemain je serai de retour à Paris et qu’ici, la guerre aurait éclaté....

Une chaleur lourde, humide. Les yeux me piquent, je manque de sommeil. Des accents m’effleurent, d’une langue que je ne comprends pas. Je me sens délicieusement perdue quand m’assaillent soudain des effluves de pin, de cèdre peut-être, des odeurs à la fois musquées et rauques, à la fois familières et infiniment étrangères. Les senteurs envahissent l’air, semblant émaner de la terre, un parfum d’encens âcre ? Dans la nuit noire, aveugle, je glisse le long de villes aux formes fantomatiques, parmi des gratte-ciels dont l’ombre se détache sous les enseignes au néon. Dictée par les sons et les odeurs, ma première impression d’Israël n’est pas celle à laquelle je m’attendais. Arrivée à Haïfa, en Galilée, but de mon voyage, où se tient chaque année le plus vieux festival de cinéma du pays. Des petites cabanes installées dans la rue m’accueillent et m’étonnent ; nous sommes en pleine semaine de Souccot, qui célèbre l’aide divine reçue lors de l’exode des Juifs dans le désert d’Égypte et qui aujourd’hui se fête en construisant ces abris précaires devant chez soi, dans la rue, pour y partager des repas. En arpentant la ville, je découvre un mélange déstabilisant, dépaysant, entre culture et religion ; Juifs orthodoxes, femmes voilées et personnes sans signes extérieurs de piété semblent se côtoyer en harmonie. On me l’avait dit avant mon départ : Haïfa est la ville par excellence de la cohabitation. Depuis la fenêtre de ma chambre, en haut du mont Carmel, je vois la ville se répandre comme une coulée jusqu’au…

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