Isabelle Rome
Tous les moyens de l’État, justice et éducation en tête, doivent être mobilisés pour en finir avec les violences sexuelles et la domination masculine.
Nous n’obtiendrons jamais l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, nous ne garantirons jamais aux femmes la dignité qui leur est due, tant que nos sociétés seront minées par les violences faites aux femmes et qu’elles ne prendront pas conscience du désastre que celles-ci entraînent pour l’humanité. Seule la fin de l’impunité de toutes ces violences permettra de sortir de cette impasse.
Il faut oser dire ce que sont ces violences – on ne traite correctement que ce qu’on a correctement identifié. Il ne s’agit pas de victimiser les femmes et de diaboliser les hommes. Il faut reconnaître que cette violence est intrinsèquement liée à la structure de notre société. Elle est le fruit d’une construction millénaire, sur le modèle de l’exercice de la puissance du masculin sur le féminin. C’est pourquoi, par exemple, il faut inscrire le féminicide dans la loi.
Lorsque ce terme est employé aujourd’hui, c’est pour évoquer les meurtres des femmes tuées par leur conjoint. Mais un féminicide – le meurtre d’une femme, d’une fille, en raison de son sexe – n’est pas seulement un crime privé. Il peut être commis dans la rue, il peut être collectif. C’est un crime qui relève d’une violence enkystée envers les femmes dans toutes les sociétés, depuis la préhistoire. L’inscrire dans le code pénal, c’est le reconnaître.
Il faut punir les violences faites aux femmes, n’en laisser aucune impunie. Avec comme première ambition celle de mieux protéger les victimes: depuis le Grenelle des violences conjugales, organisé en 2019, d’importants progrès ont été réalisés dans la formation des forces de l’ordre comme dans le développement des outils de protection des victimes, la rapidité des procédures ou le suivi des conjoints violents. Malgré cela, une femme est encore tuée tous les trois jours en France par son compagnon. Il faut donc aller plus loin.
Un féminicide n’est pas seulement un crime privé.
Ayant jugé comme présidente de cours d’assises plusieurs féminicides, j’avais constaté qu’un schéma tragique se répétait quasi systématiquement, composé de harcèlement, dénigrement, isolement de l’autre, jalousie exacerbée, menaces, changements brutaux d’humeur… Ces violences morales ne sont pas toujours visibles. Il faut savoir les décrypter. C’est pourquoi les pôles spécialisés nouvellement créés dans les juridictions doivent être composés de magistrats particulièrement sensibilisés à ce sujet.
Changer la définition du viol, qui doit intégrer la notion d’absence de consentement de la victime: céder n’est pas consentir, se laisser faire non plus. En France, est considéré comme un viol «tout acte de pénétration sexuelle ou bucco-génitale commis avec violence, contrainte, menace ou surprise». Si le procureur de la République ne parvient pas à prouver un de ces quatre éléments, il y a classement sans suite, non-lieu ou acquittement. En l’état de ce droit, 7 plaintes de viol sur 10 sont classées sans suite: aucune poursuite, aucune condamnation de la personne mise en cause mais, bien souvent, une souffrance non réparée, celle de la victime qui n’a pas librement consenti à cet acte.
La nouvelle définition du viol pourrait être celle-ci: «Tout acte de pénétration sexuelle ou bucco-génitale non librement consenti constitue un viol. Il n’y a pas consentement lorsque l’acte a été commis avec contrainte, violence, menace ou surprise», la présence d’un seul de ces quatre éléments présumant l’absence de consentement.
La question à poser au mis en cause ne sera plus celle de savoir si celle (ou celui) qui l’accuse a dit non, mais comment lui s’est enquis et assuré de son consentement. Ce changement de paradigme devrait changer le cours des enquêtes et faire diminuer sensiblement le nombre de classements sans suite pour «infraction non caractérisée». Rassurer aussi les victimes qui se sentiront davantage crues.
Ne laisser aucune violence impunie, c’est aussi lutter contre l’impunité de la cyberviolence, du cyberharcèlement – tout ce qui est illégal dans la vie physique doit l’être en ligne.
« L’impunité pour les actes machistes est terminée », selon la formule de Yolanda Díaz, vice-présidente du gouvernement espagnol. La lutte contre le sexisme doit être menée sans relâche car oui, le sexisme détruit, anéantit et peut tuer. Le sexisme n’est pas une lubie de militantes: il est une réalité qui correspond à une vision de la société dévalorisante pour les femmes et souvent génératrice pour elles d’humiliation et de souffrance.
La lutte contre le sexisme révèle toute sa complexité lorsque l’exemplarité des figures influentes fait défaut. Deux notions cruciales émergent dans ce défi: l’exemplarité des leaders et une vigilance constante pour contrecarrer tout discours dégradant. Notre société tolère encore trop de comportements indulgents à l’égard des violences sexuelles et du sexisme. Reconnaître cette réalité suscite parfois des remous, surtout pour ceux d’entre nous qui ont pu croire en la permissivité des années 1970.
Établir des limites dès le plus jeune âge doit pourtant s’imposer. Cela commence à l’école et doit concerner toute la société, en ses divers espaces, strates et composantes… À l’âge de 7 ans, une scène qui s’est déroulée dans la cour de récréation s’est inscrite durablement dans ma mémoire. Trois garçons ont commencé à importuner ma camarade Marilou, l’un d’eux allant jusqu’à tenter de soulever sa jupe, sous les rires complices de l’assemblée. Mon père, enseignant quelque peu éclairé, est intervenu à ce moment-là, nous invitant à regagner nos salles de classe, où il nous prodigua une leçon impromptue sur le respect. Cet épisode m’a transmis un double enseignement: gare à ne pas se laisser entraîner dans des actes répréhensibles par souci de conformité au sein d’un groupe ET ne tolérer aucune atteinte à l’intimité de quiconque. Cela constitue forcément une atteinte à sa dignité.
Le sexisme n’est pas une lubie de militantes : il est une réalité.
L’éducation à la vie sexuelle et affective est indispensable. Elle doit être dispensée à l’école, ainsi que le prévoit la loi du 4 juillet 2001, qui peine à être respectée et dont l’application effective est au cœur du plan Toutes et tous égaux. L’objectif est d’enseigner le respect de l’autre, tout en apprenant à se connaître mieux soi-même et à mieux connaître l’autre.
Aux préadolescents et adolescents, il convient de parler de la notion de consentement. On ne doit pas, par exemple, embrasser de force, il faut être attentif à l’autre, l’écouter et être sûr qu’elle ou il est d’accord. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer, comme on peut parfois l’entendre – y compris de la part de certaines femmes – qu’il suffit de donner une gifle à celui qui tente un geste déplacé pour l’arrêter. Il faut apprendre le respect de la volonté de l’autre – fille ou garçon – afin de prévenir réellement les violences sexuelles et sexistes.
Briser les stéréotypes qui enferment les filles comme les garçons dans des modèles préconçus doit aussi nous mobiliser collectivement. Ils contribuent à la reproduction de la violence envers les femmes. Ils fabriquent aussi les inégalités de demain, en assignant filles et garçons à certains métiers et en les éloignant d’autres voies. Il n’y a que 20% de filles dans les écoles d’ingénieurs, les métiers de la tech étant, par ailleurs, peu investis par les femmes. Ils sont pourtant rémunérateurs et porteurs d’avenir.
Nous avons à construire de nouveaux modèles, pour le «bien commun» et pour l’avenir de nos enfants. Par le dialogue entre les femmes et les hommes, par l’éducation de nos enfants, par les images et les messages portés par nos médias, nous pouvons susciter d’autres envies, d’autres désirs que ceux issus des clichés ancestraux qui maintiennent les femmes dans une situation de soumission, et les hommes, de domination. Nos différences ne doivent pas être des freins. Elles ne doivent pas davantage nous condamner au repli identitaire. Ne rompons jamais le dialogue avec l’autre, différent mais si semblable en son intrinsèque humanité.
Tour à tour magistrate, haute fonctionnaire et enfin ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Isabelle Rome est actuellement première présidente de la chambre à la cour d’appel de Versailles....
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