“Le racisme n’est pas ma tasse de thé”
Dany Laferrière
Dany Laferrière
Il est devenu de mauvais goût de prononcer le mot racisme ici ou ailleurs. Dernièrement, je signais un livre intitulé Petit Traité du racisme en Amérique. J’avais pris soin de situer les événements aux États-Unis, un pays de plus de 45 millions de Noirs. Une lectrice, dans une petite localité assez cossue près de Paris, a pris un livre sur la pile pour le déposer instantanément, comme s’il lui brûlait la main. Je l’ai regardée. Elle m’a simplement dit: « Le racisme n’est pas ma tasse de thé. » C’est l’absence d’animosité qui m’a rendu perplexe. Je peux comprendre qu’on ne soit pas intéressé par un sujet (j’ai publié 37 livres). Pourtant j’avais le sentiment que c’était sa façon de me dire qu’elle n’était pas raciste. La preuve, elle refuse de nourrir la bête de quelque manière que ce soit. Je dois admettre que ce n’est pas un sujet que j’aborde souvent, ni de manière aussi frontale. Mais j’avais en tête tous ces jeunes gens que j’entendais si souvent évoquer des tracasseries avec la police. Et l’impression que si ce mot semblait ringard pour certains, il restait encore palpitant de vie pour d’autres. Plus le racisme devenait violent dans les rues américaines, plus vite il disparaissait du discours dans les salons et les médias. Le cercle de gens qui se sentaient alors visés s’élargissait. Par ailleurs, je trouvais, en écoutant les rappeurs, que ça tournait en rond, qu’on reprenait trop souvent les mêmes clichés pour dénoncer le racisme. Je voulais, comme on dit, renouveler le stock de mots qui deviendront clichés plus tard. J’aime bien ce mot stock si souvent utilisé dans le milieu de la drogue (du bon stock colombien), et qui s’est retrouvé en titre du premier livre de Morand, Tendres Stocks, préfacé par Proust. Ah, Morand, qu’est-ce que j’écris là ! D’autant que je n’ai jamais lu un livre plus raciste que cet Hiver Caraïbe, mais le vieux crabe a su capter l’ambiance de ces années 1920 à Port-au-Prince. Ah, ces racistes qui ont du talent! Mais revenons à cette tasse de thé qui fait référence à un coquet salon où l’on voit des gens chics en train de causer de choses et d’autres entre deux brefs éclats de rire, sans penser à l’origine du breuvage. Il fut un temps où il était, avec le coton, le café et le sucre, une des muses de l’esclavage. D’où mon léger étonnement en entendant: « Le racisme, ce n’est pas ma tasse de thé. » Il faut dire que je m’y attendais un peu. Mon éditeur, celui du Québec, un homme subtil, m’avait avisé: « Ce titre n’est pas de ton genre. » Le racisme n’est pas ma tasse de thé non plus. Pourquoi ça sonne si différent quand je dis la même chose ? J’ai souvent entendu celle-là ces derniers temps à propos du mot nègre: « Pourquoi il peut le dire et pas moi ? » L’un réclame le droit de s’exprimer librement tandis que l’autre glisse son désespoir, comme un mouchoir, dans cette autodérision. Ce sont les mêmes mots, pas le même chant. Ah misère! Pourquoi le racisme n’est-il pas ma tasse de thé ? Jusqu’à 23 ans, j’ai vécu avec une sale dictature collée à la peau. Aucun moyen de s’échapper d’une île, plutôt une moitié d’île, avec tous ces assassins à lunettes noires qui couraient dans tous les sens. Même en me réfugiant dans le froid montréalais, je rêvais du moloch tropical qui me menaçait de sa mitraillette. On ne pouvait qu’être pour ou contre le dictateur. Il s’est installé au centre de mon univers. C’est ce que je refusais. Le dictateur n’était pas ma tasse de thé et, contrairement à cette lectrice qui pouvait choisir un autre livre, je ne pouvais pas changer de réalité. Le dictateur corrompt tout. Pourtant c’est ce que j’ai résolu de faire en écrivant mon premier livre sans jamais citer le mot Haïti, ni celui de son dictateur. Mais avec un pareil titre (Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, 1985), j’avais créé un nouveau décor et un problème neuf: le racisme. Aussi envahissant. Et capable de faire de vous, en un clin d’œil, un paranoïaque. J’entendais des voix: « On vous a à l’œil. » Je croisais le regard anxieux de ceux qui ont souffert du racisme qui se demandaient, après m’avoir entendu à la télé, si j’étais encore des leurs. Sûrement, je le sais à ces blessures invisibles, sauf que je ne pensais qu’à devenir écrivain à ce moment-là. Mon drame, à ma table de travail, ne se résumait qu’à bien placer l’adjectif dans la phrase, à fuir l’adverbe et à chercher le rythme tout en évitant l’émotion facile. Tout ça exigeait de la concentration, du silence et un temps long. Des choses précieuses qui n’étaient pas à la disposition du pauvre hère devant sa machine à écrire et dont le frigo était souvent vide. On m’invitait, le jour, à des manifs. Situation intemporelle: un type se fait tabasser, la nuit dernière, par la police dans une ruelle sombre. On ne sait que sa couleur. Pas de nom, comme s’il venait de s’échapper d’une plantation (sucre, thé, coton, tabac). Je ne fume pas, le tabac n’est donc pas ma tasse de thé. On frappe à la porte. Je tente d’expliquer calmement que je suis en train de travailler. L’autre, tout ahuri, me regarde. À ses yeux, écrire n’est pas un travail. Tout ce que j’ai à faire, c’est de tendre la main au frère qu’on vient de tabasser. Mais pourquoi ça tombe sur moi si tranquillement assis dans une petite chambre crasseuse? En fait, le racisme c’est l’affaire du raciste. C’est lui qui a sali l’espace vivable, c’est donc à lui de nettoyer. L’ami me trouve drôle, et rit de bon cœur. Sauf que je suis sérieux comme un pape. Je ne quitterai pas cette pièce avec électricité, baignoire et réfrigérateur pour retourner à la plantation. Trop de gens sont morts pour que je sois ici à écrire. Va voir mon voisin, il est de toutes les manifs, et sûrement plus crédible que moi. On ne prend au sérieux une manifestation sur le racisme que si les Blancs sont en majorité dans la foule. Et s’ils sont en majorité, on parle alors d’une injustice, un cran au-dessus du racisme dans l’échelle des valeurs judéo-chrétiennes. L’injustice, comme la justice, est supposée aveugle. Il me regarde encore de ses yeux de merlan frit. Ai-je déjà oublié ceux qui m’ont permis d’être là où je suis ? Il n’a pas compris que je cherche un plus grand mégaphone. Il croit qu’on l’entend parce qu’il hurle. Il se lève, ramasse ses affiches, et s’en va en laissant la porte ouverte. Plus tard (ce type ne lâche jamais une proie), il m’envoie un jeune blanc-bec pour tenter d’avoir au moins ma signature, sauf que si je signe je risque de me retrouver en première page d’une protestation dont j’ignore à peu près tout. Le jeune homme refuse d’approfondir le topo. C’est du racisme ou du sexisme, pas besoin d’en savoir plus. La moindre question peut créer un malaise. Fuse alors l’imparable « Tu doutes de nous ? » Je ne sais même pas de quel nous il s’agit, ni même si je suis compté dans ce nous. Signe, mon vieux, et retourne à ton roman. En effet, je me débats depuis l’aube avec un personnage de traître qui me glisse entre les doigts. J’explique encore qu’à chaque fois qu’un violent acte raciste est commis, on devrait donner congé à tous les Noirs de la ville. Une forme de taxe. Et quand c’est le «Mois des Noirs» en Amérique, ce mois de février dont certains se demandent encore s’il leur est accordé parce qu’il est le plus froid et le plus court de l’année, on devrait permettre aux Noirs de consommer gratuitement dans les bars du café bien sucré, du thé, et de choisir dans les magasins des vêtements en coton. Ces produits de base se trouvent encore partout. Ainsi les policiers racistes et les fascistes de tout bord devront faire face, non pas à une manif de Noirs, dont on se demande s’il s’agit encore d’un coup d’État en Afrique, mais aux propriétaires d’usines, de bars et de magasins, obligés de payer pour leur bavure ou leur intolérance. Pas sûr que ce soit un argument définitif car je connais des gens prêts à casquer pour garder un tel privilège: écraser l’autre. Cette dame, par exemple, n’entendait pas me faire part de ses goûts en matière de breuvage, elle voulait m’humilier. Ce qu’elle me disait, par tout son corps, c’est que je n’étais, à ses yeux, qu’une tasse de thé refroidi. Il se trouve que depuis cette légère allergie avec le café, je ne bois que du thé. Or rien n’est pire que du thé chaud quand on écrit. On risque de se brûler les lèvres et de renverser la tasse sur ses cuisses. Je dépose la théière à côté de la machine à écrire (je signale qu’en matière d’écriture tout ce qui n’est pas ma main est une machine à écrire) et je passe cet après-midi de canicule à m’humecter les lèvres avec du thé froid. Si on ne lève pas le nez dessus, c’est un goût assuré. Pas pour les snobs, mais les écrivains. Café ou thé froid, on doit tous passer par là. Surtout quand on tient au bout de la ligne un gros poisson, la plus belle prise de tout un mois d’écriture.
28 février 2024.
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