Vers une « France océanique augmentée »

Dominique Vienne

Nous devons avoir une approche plus équilibrée des politiques nationales, en tenant compte des spécificités et des besoins des territoires ultramarins afin de faire face aux défis dans l’Indopacifique, en passe de devenir le centre de gravité mondial.
Qu’est-ce que les cartes géographiques disent de notre représentation du monde? Pour le cosmographe Maxime Blondeau, «On peut aborder la question du rapport entre les cartes et le territoire de deux manières. L’une consistant à dire qu’une carte n’est qu’une sorte de fiction, elle ne représente pas la réalité du territoire car elle est forcément partielle et l’autre consistant à s’interroger sur la manière dont la représentation fictionnelle du monde, géographique ou numérique, influence la manière dont nous agissons sur le monde.»

On a parfois l’impression qu’elles sont immuables mais tous les pays du monde attachent une grande importance à l’utilisation des cartes géographiques pour affirmer, leur souveraineté territoriale. S’il existe des dizaines de manières de représenter la sphère sur une surface plane, elles ne nous sont pas toutes familières. Celle que nous connaissons le mieux et utilisons généralement est la projection qui présente une Europe et une France hexagonale placée au centre, les «confettis des anciennes colonies» – selon le titre du livre de Jean-Claude Guillebaud paru en 1976 –, étant relayés aux extrémités. Elle nous a été enseignée à l’école dès notre plus tendre enfance.

La carte utilisée ci-dessus brise la représentation traditionnelle. C’est le monde à l’envers pour un œil occidental habitué à la représentation du globe en vigueur depuis le xvie siècle. En effet, aujourd’hui, force est de constater qu’au xxie siècle, la zone indopacifique a émergé comme une scène incontournable des relations internationales. Centre névralgique de la planète, l’Indopacifique est devenu incontournable et le sera plus encore dans vingt ans lorsqu’elle rassemblera 40% de la population, 50% du PIB mondial et 75% des réserves de matières premières critiques. D’où l’intérêt de se pencher sur l’enjeu de développement des départements et collectivités d’Outre-mer dans l’océan Indien et dans le Pacifique, où résident près de 2 millions de nos compatriotes et auxquels sont rattachés plus de 90% de notre zone économique exclusive (la seconde ZEE mondiale avec 10,2 millions de km2) et de valoriser les atouts de nos territoires ultramarins au service de leur intégration régionale. Cet article défend l’importance de réinventer notre regard et encourage à changer de paradigme pour réapprendre à considérer le monde de manière continentale et océanique afin de faire face aux défis contemporains.

La Réunion, île française, située dans le sud-ouest de l’océan Indien à environ 700 km à l’est de Madagascar, occupe une position géographique stratégique. Elle sert de carrefour entre plusieurs continents, reliant l’Afrique, l’Asie et l’Australie. Cette localisation permet à La Réunion d’être un point d’ancrage essentiel pour les échanges commerciaux mondiaux et les opérations militaires stratégiques. Rare terre d’Europe dans l’Indo-Océanie, la géopolitique de l’île se caractérise par des interactions complexes avec les pays riverains de la région et les acteurs internationaux, notamment la France et l’UE.

Les membres du Conseil économique social et environnemental régional (CESER) de La Réunion se sont penchés dans un récent rapport sur la problématique suivante: en quoi le positionnement géographique de La Réunion, terre européenne française dans le bassin indopacifique en fait un point de convergence des intérêts régionaux et internationaux et offre ainsi des opportunités uniques pour la France et l’Union européenne de renforcer leur présence et leur influence dans cette région dynamique?

A) Les atouts intrinsèques de La Réunion

Divers éléments mettent en évidence l’influence importante de La Réunion, en relation avec l’État français et l’Europe, sur les relations internationales dans les zones indianocéanique et indopacifique. Outre ses atouts géographiques, économiques et technologiques, L’île se distingue également par son histoire – en particulier de peuplement –, ses acquis culturels et cultuels qui y sont liés, son potentiel de recherches, d’innovations et son engagement en matière de sécurité civile et militaire dans ces régions. Ces éléments se présentent comme des facteurs de puissance maritime et stratégique à part entière.

Des atouts liés à son capital maritime et littoral

La Réunion compte plus de 200 km de côtes ouvertes sur une ZEE de 315000 km2. L’espace littoral concentre 60% de l’urbanisation, terre privilégiée des activités humaines avec 15% de l’espace urbain qui se concentre sur une bande littorale de 500 m de large. Elle bénéficie également d’un patrimoine naturel reconnu au plan mondial, de ressources naturelles non négligeables, d’un patrimoine culturel et cultuel lié à son histoire, d’un centre d’excellence scientifique en environnement et océanographie, d’infrastructures solides tournées vers la mer ainsi que d’atouts d’importance en matière de sécurités maritime, aérienne et sanitaire dans les zones concernées. Ainsi, La Réunion a un rôle non négligeable dans la sécurité maritime de l’océan Indien occidental. Située sur l’une des principales routes maritimes internationales, elle est un point stratégique de surveillance des flux maritimes. La France et l’Union européenne peuvent s’appuyer sur le territoire pour mener des opérations de lutte contre la piraterie, les trafics illicites et la pêche illégale.

Un atout institutionnel: un territoire au cœur de stratégies multiscalaires

En tant que région française, La Réunion hérite des cadres internationaux dont européens et bien évidemment nationaux pour la mise en œuvre des politiques publiques que ce soit par l’État et le Conseil régional ou le Conseil départemental. À cet égard pour l’économie bleue, le volet «mer» du Schéma d’aménagement régional (SAR), élaboré par le Conseil régional est la référence pour l’île. À l’instar de la gouvernance nationale pour la mer et le littoral, La Réunion fait partie du Conseil maritime de l’océan Indien qui regroupe aussi le Département de Mayotte et des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Elle offre, aussi, la possibilité d’influer et d’agir dans les instances de coopération régionales dont la Commission de l’océan Indien et l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA).

Grâce à son statut de région ultrapériphérique (RUP), La Réunion bénéficie d’un grand nombre de programmes financés par l’UE, dans des domaines aussi variés que la protection de l’environnement et de la biodiversité, la gestion des flux migratoires ou encore l’innovation. Comme l’ensemble des RUP, l’île se situait lors de la mise en œuvre de la politique de cohésion, dans l’objectif de convergence, du fait de son retard de développement par rapport aux régions continentales. Cela s’est traduit par une politique d’investissements et de soutien qui dure maintenant depuis plusieurs décennies, par le biais de fonds structurels. La Réunion, par sa position géographique privilégiée peut être naturellement destinée à jouer un rôle de catalyseur de la coopération régionale dans le bassin indiaocéanique pour la France et l’UE. Elle permet également de promouvoir les orientations politiques nationales et européennes en tenant compte des enjeux et des contextes spécifiques en tant que RUP mais aussi plus largement en matière de mise en œuvre de la politique de voisinage de l’UE. Cela passe par le développement de projets collaboratifs dans des domaines d’intérêt commun tel que la préservation de l’environnement marin, la sécurité maritime, le développement durable, la recherche scientifique et technologique, ainsi que les échanges culturels et créatifs via le programme interrégional de l’océan Indien (Interreg VI océan Indien) et l’instrument de voisinage, de développement et de coopération internationale (NDICI).

B) Au plan international, La Réunion a le potentiel de devenir un interlocuteur privilégié de la zone indianocéanie pour la France et l’Union européenne

Le Comité interministériel des Outre-mer (CIOM) réuni le 18 juillet 2023 marque une étape majeure dans la politique d’insertion des territoires ultramarins. Il constitue une opportunité précieuse pour La Réunion d’accélérer son développement économique, social et environnemental. En s’appuyant sur les mesures du plan de relance et en mettant en œuvre les recommandations du CIOM, le territoire pourra renforcer son rôle de plateforme économique dans le bassin océan Indien et devenir un acteur clé dans la région indopacifique.

Par ailleurs, La Réunion se doit de renforcer ses liens avec les autres acteurs régionaux et s’impliquer davantage dans les dynamiques de coopération et d’insertion régionale. Cela passe notamment par un engagement encore plus fort au sein des organisations régionales telles que l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA) et la Commission de l’océan Indien (COI), un développement plus actif des partenariats stratégiques avec ses pays voisins et une participation plus visible aux initiatives régionales.

Pour autant, La Réunion fait face à des défis majeurs notamment sur le plan du développement de son commerce à l’international. De par son statut de RUP, elle est notamment mise de côté dans les négociations de commerce international comme les accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et les pays de la zone, notamment les cinq pays de l’Afrique orientale et australe (AfOA 5): Maurice, Zimbabwe, Seychelles, Comores et Madagascar. Les RUP ont été assimilées au reste du territoire de l’Union européenne sans considération, ni de leur proximité géographique avec les pays ACP, ni de leurs intérêts propres, ni du fait que leurs productions agricoles étaient identiques à ceux de leurs pays voisins. En effet, comme l’ensemble des autres régions européennes, à la différence de la plupart des pays qui leur sont voisins, les RUP sont soumises à des normes environnementales et sociales du fait des législations européennes et nationales. Ces obligations les rendent moins compétitives à l’international. Aussi, en 2021, la Préfecture, le Conseil régional et le Conseil économique, social et environnemental de La Réunion ont pris l’initiative de mettre en place une «Task Force APE» visant à améliorer le dialogue et la concertation ainsi qu’à lever plusieurs obstacles aux échanges afin de favoriser l’insertion économique régionale de La Réunion au sein de son bassin géographique.

En renforçant les politiques concernant son insertion dans son bassin régional direct qu’est l’océan Indien occidental ou l’indianocéanie, en tirant parti de ces facteurs de puissance, La Réunion pourrait, à terme, renforcer le rayonnement de la France et de l’Union européenne dans le bassin indopacifique, contribuant ainsi à l’émergence d’un nouvel équilibre géopolitique dans le monde d’aujourd’hui et de demain.

Les enjeux du basculement du centre de gravité mondial vers l’Indopacifique

En 2023, l’un des constats de la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat est que «l’Europe et la France, en périphérie du nouveau centre du monde, doivent effectuer leur révolution copernicienne et apprendre à décentraliser leur conception de l’indo-pacifique». Espace émergent, à l’interconnexion des océans Indien et Pacifique, l’Indopacifique est en passe de devenir le centre de gravité mondial de ce début du xxie siècle. Tandis qu’il s’affirme comme l’axe structurant d’une économie globale de plus en plus organisée autour des flux d’échanges et des enjeux de connectivité (maritime, énergétique, cyber), il apparaît concomitamment comme l’épicentre de la confrontation stratégique entre grandes puissances, marquée par la polarisation croissante sino-américaine et la montée des tensions.

Le poids démographique et économique de l’Indopacifique est considérable. C’est dans cette zone à la pointe de l’innovation, notamment numérique, que se situent les plus fortes perspectives de croissance. Pour ces raisons mêmes, c’est également là, sans doute plus que partout ailleurs, que se joue notre capacité à répondre aux défis globaux: le dérèglement climatique (l’Indopacifique compte pour 45% des émissions mondiales de CO2 avec quatre pays dans le top 20 des plus grands émetteurs, tandis que les États insulaires du Pacifique sont parmi les plus exposés à l’élévation du niveau de la mer), la protection de la biodiversité et la gestion durable des océans (près de la moitié des hot spots de biodiversité mondiale sont situés dans l’Indopacifique), la lutte contre les maladies infectieuses.

Pourtant, alors que la France, deuxième espace maritime mondial, s’est dotée en 2017 d’une stratégie censée donner un cadre et un cap à son ambition maritime, notre pays valorise encore peu son immense potentiel situé à 97% dans ses outre-mer.

Une transformation culturelle: appréhender le monde selon son espace maritime

Dans un rapport de juin 2021 intitulé «L’Océan et la mer, un nouvel horizon pour la France et ses régions», les CESER de France appellent plus largement les acteurs publics à opérer une transition culturelle en oubliant certains paradigmes passés (Hexagone versus Outre-mer, le maritime versus les terres) et à considérer la puissance d’une «France augmentée», forte de ses régions maritimes, dans un monde contemporain marqué par l’affirmation de grandes puissances. En effet, ce rapport pointe le paradoxe d’une stratégie indissociable des espaces océaniques ultramarins mais qui peine à reconnaître, intégrer et associer pleinement les Outre-mer à la hauteur de leurs apports réels. Ils jugent indispensables de changer radicalement d’approche et de bâtir la puissance maritime française sur ses atouts ultramarins, en replaçant vraiment les Outre-mer au cœur de la stratégie maritime nationale. De cette nouvelle vision peut découler un «réflexe France océanique» qui implique une approche plus équilibrée et intégrée des politiques nationales, en tenant compte des spécificités et des besoins des territoires ultramarins.

Les enjeux d’une gouvernance croisée efficace: vers la création d’instances de gouvernance maritime partagée comme les Parlements de la mer

La gouvernance des espaces maritimes s’exerce historiquement par l’État sur le domaine public maritime, la ZEE, les eaux territoriales. Toutefois, en dehors des missions régaliennes, les collectivités territoriales apparaissent, selon un principe de subsidiarité, comme des échelons permettant de démultiplier les ambitions maritimes partout, à tous les niveaux d’action, au plus près des territoires et de leurs acteurs sur des thématiques aussi variées que les ports, la gestion des eaux douces, côtières et marines, la formation maritime, le développement économique, recherche et innovation, la concertation territoriale. Face à la complexité et à la diversité des enjeux maritimes, et à la nécessité de développer des approches intégrées et concertées, plusieurs régions ont mis en place des instances originales comme la Conférence régionale de la mer et du littoral en Bretagne ou les Parlements de la mer (Hauts-de-France et Occitanie).

À La Réunion, l’installation et l’animation d’un Parlement de la mer coprésidé par le président du Conseil régional et le préfet pourrait être une étape clé et un outil de la définition et la mise en œuvre de l’ambition réunionnaise sur un territoire où l’économie bleue représente un atout majeur. Cette instance permettrait de rassembler l’ensemble des parties prenantes, notamment les collectivités territoriales, les acteurs économiques, les experts scientifiques et la société civile, pour une gouvernance partagée et concertée des enjeux maritimes.

Ainsi, la France pourra compter sur les collectivités territoriales et notamment ses territoires ultramarins comme poste de projection régionale pour mener l’ambition maritime nationale. De la même manière, le rapport insiste sur toute la pertinence de «maritimiser les esprits» et d’encourager les prochaines politiques publiques tournées vers la jeunesse à intégrer les enjeux de transmettre et développer la culture de la France maritime et leur enseigner la connaissance de nos territoires océaniques afin d’asseoir cette révolution copernicienne. C’est le pacte océanien:

Dans la vaste étendue où les eaux se mêlent, La Réunion, dans la zone indopacifique, s’étire en une danse délicate, où les ailes du vent caressent les vagues scintillantes. Ce territoire, berceau d’une biodiversité flamboyante, résonne de la symphonie des oiseaux et des murmures des océans.

L’Indopacifique, carrefour des cultures et des nations, est un écrin où se côtoient les traditions millénaires et les aspirations contemporaines. Les peuples aux mille chants et contes se rencontrent, tissant des liens de soie et de sable, porteurs d’un patrimoine immatériel d’une richesse inégalée.

Mais derrière cette sérénité apparente, se joue une partition complexe. Les enjeux géopolitiques s’entrelacent comme des fils d’or et d’argent, chaque mouvement étant crucial pour l’équilibre fragile de cette région. Les nations, telles des oiseaux migrateurs, naviguent entre les vents du commerce et les courants de la diplomatie, cherchant à déployer leurs ailes tout en respectant l’harmonie du ciel partagé.

Dans cette toile de relations et de défis, la collaboration et le développement durable sont les étoiles qui nous guident. La préservation des ressources marines et terrestres, la lutte contre le changement climatique, et la protection des écosystèmes sont des chants d’espoir pour nos générations futures.

Ainsi, l’indopacifique se dessine comme une vaste fresque, où chaque plume et chaque onde portent l’empreinte d’une histoire en perpétuel mouvement. C’est une invitation à l’écoute et à la coopération, pour que ce coin du monde, aux mille couleurs et aux mille voix, continue de briller de mille feux. 

Dominique Vienne est président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion et président des CESER de France. Il a piloté le rapport «Réunion, Terre d’Europe 2050».

Dominique Vienne est président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion et président des CESER de France. Il a piloté le rapport « Réunion, Terre d’Europe 2050 ».

Illustration Lucie Penaud...

Nous devons avoir une approche plus équilibrée des politiques nationales, en tenant compte des spécificités et des besoins des territoires ultramarins afin de faire face aux défis dans l’Indopacifique, en passe de devenir le centre de gravité mondial. Qu’est-ce que les cartes géographiques disent de notre représentation du monde? Pour le cosmographe Maxime Blondeau, «On peut aborder la question du rapport entre les cartes et le territoire de deux manières. L’une consistant à dire qu’une carte n’est qu’une sorte de fiction, elle ne représente pas la réalité du territoire car elle est forcément partielle et l’autre consistant à s’interroger sur la manière dont la représentation fictionnelle du monde, géographique ou numérique, influence la manière dont nous agissons sur le monde.» On a parfois l’impression qu’elles sont immuables mais tous les pays du monde attachent une grande importance à l’utilisation des cartes géographiques pour affirmer, leur souveraineté territoriale. S’il existe des dizaines de manières de représenter la sphère sur une surface plane, elles ne nous sont pas toutes familières. Celle que nous connaissons le mieux et utilisons généralement est la projection qui présente une Europe et une France hexagonale placée au centre, les «confettis des anciennes colonies» – selon le titre du livre de Jean-Claude Guillebaud paru en 1976 –, étant relayés aux extrémités. Elle nous a été enseignée à l’école dès notre plus tendre enfance. La carte utilisée ci-dessus brise la représentation traditionnelle. C’est le monde à l’envers pour un œil occidental habitué à la représentation du globe en vigueur…

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