<small>À la recherche du phare perdu.</small>À la recherche du phare perdu. Virginia Woolf et la disparition du temps
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Philosophie
par Christopher Laquieze
L’auteure britannique a mis en lumière la place si particulière de l’attente dans nos vie et dans le réel. Mais existe-t-elle encore ?
Il y a des promesses qui n’ont jamais été faites pour être tenues. Virginia Woolf le savait. Dans son œuvre La Promenade au phare, la question n’est pas tant d’atteindre ce phare que de comprendre pourquoi l’attente, l’inachèvement et le passage du temps sculptent nos existences bien plus que leur accomplissement. Si Roland Barthes perçoit l’attente comme «un enchantement» car il a «reçu l’ordre de ne pas bouger», pour Woolf elle est une partie inévitable de notre condition nous permettant de sentir le temps s’étirer.
L’histoire est simple: dans une maison de vacances sur une île écossaise, un petit garçon, James Ramsay, veut aller voir le phare. Son père dit non. Le mauvais temps dit non. L’avenir aussi. L’excursion est reportée, suspendue dans un entre-deux qui traverse le roman et traverse aussi la vie, car dix ans passent, la guerre éclate, des personnages meurent, et le phare devient une sorte de mirage. Quand enfin la traversée a lieu, l’enfant est devenu adulte. Le voyage est le même, mais tout a changé.
Qui n’a jamais désiré, enfant, prendre l’avion, se réjouir du premier voyage, de la première traversée? Puis, avec le temps, on oublie, on passe à autre chose, et nos rêves d’enfants deviennent des espaces creux où se logent indifférence et utopie. Arrivés à l’âge adulte, ce n’est plus l’avion qui nous ravit, mais la destination, jusqu’à même, pour les moins chanceux, finir angoissés de se trouver si haut dans le ciel que la chute pourrait être efficacement mortelle.
Woolf nous livre ici un coup de force littéraire: elle comprime une décennie en quelques pages, tandis que quelques minutes peuvent s’étirer sur des chapitres entiers. Son roman ne suit pas le temps: il nous montre que nous sommes toujours en train de le perdre, de l’attendre, de le rattraper.
Mais dans un monde où tout va plus vite, où l’instant a remplacé la durée, avons-nous encore une chance de percevoir le temps comme Woolf le décrivait?
La grande illusion de l’accélération
Woolf écrit en 1927, dans un monde qui commence à accélérer. L’électricité s’est installée dans les foyers, le téléphone brise la distance, la Première Guerre mondiale a bouleversé le rapport au temps et à la mort. Mais ce n’était rien comparé à aujourd’hui. Là où Woolf condensait dix ans en dix pages, nous condensons une vie en dix secondes. Nos souvenirs sont externalisés dans des archives numériques, nos conversations éclatées en messages instantanés, nos désirs comblés avant même d’être formulés et nos identités forgées à coup de likes.
Nous avons aboli l’attente grâce au divertissement. Aujourd’hui, attendre se conjugue au passé et nous prions pour ne plus l’employer au futur. Nous fuyons l’inévitable paradoxe de l’existence: nous vivons dans l’attente de notre mort tout en étant pris de bougeotte afin de ne pas avoir à rester sans rien faire. L’immobilité est devenue le deuxième nom de la mort. Mais à force d’éliminer le vide, avons-nous aussi effacé la profondeur?
Dans La Promenade au phare, l’attente n’est pas un défaut du réel, elle est le réel. C’est précisément parce que le phare ne peut être atteint tout de suite qu’il acquiert une existence mentale. Il devient plus grand que lui-même, il devient une idée, un désir, un horizon.
À l’inverse, dans notre époque où tout est accessible immédiatement, que reste-t-il du désir? Quand une série entière est disponible en un clic, où est le frisson de l’attente du prochain épisode? Quand une information est accessible en un instant, où est le plaisir de la recherche? Quand un livre peut être livré en vingt-quatre heures, où est la magie de l’anticipation? Peut-être que le phare n’a pas disparu. Peut-être avons-nous simplement cessé de lui donner le temps d’exister.
L’inachèvement, un scandale moderne
Un autre scandale que nous permet d’exhumer le roman de Virginia Woolf, c’est cette idée insupportable: tout ne se termine pas bien, tout ne se termine pas tout court. La vie des Ramsay ne suit pas une logique narrative, elle est interrompue, elle se perd, elle est faite d’oublis et de silences.
Aujourd’hui, l’inachèvement est devenu un affront. Un film doit avoir une fin claire, une œuvre doit être expliquée, un projet doit aboutir, sinon il est considéré comme un échec. Le désir doit être assouvi, et surtout, nous devons accomplir nos rêves de peur de ne plus vivre. Toute vie ayant un but, il devient nécessaire de faire de notre existence le reflet de son symbole. Chaque chose doit exister «pour», «vers» un je-ne-sais-où, et cette destinée doit être accomplie de peur de terminer comme un mouchoir oublié au fond d’une poche, dans un pantalon lui aussi jamais porté.
Mais dans la vie réelle, nous laissons toujours des choses inachevées: des lettres jamais envoyées, des livres à moitié lus, des conversations suspendues. Qui n’a jamais dit après une soirée entre amis que nous devrions «remettre ça au plus vite» afin de ne pas laisser l’inachevé en bout de table, de vite continuer notre rencontre jusqu’à l’aboutir sur un silence? Mais Woolf nous rappelle que c’est dans ces interstices que la vérité se loge, entre Sisyphe qui découvre sa pierre et son objectif de l’emmener en haut de la montagne, entre ce qui n’a pas commencé et ce que nous désirons voir fini.
Dans La Promenade au phare, la traversée finit par avoir lieu, mais le phare ne change rien. James Ramsay atteint enfin son objectif, mais il ne ressent ni triomphe ni révélation. Ce qu’il cherchait était ailleurs, dans l’attente, dans l’élan, dans l’imagination de ce qu’aurait pu être ce voyage.
Et si, finalement, c’était l’illusion moderne qui nous piégeait? Si nous étions obsédés par l’aboutissement, alors que tout ce qui compte se trouve dans l’attente?
Virginia Woolf ne nous offre pas de réponse, et c’est là sa force. Elle ne tranche pas sur la valeur du phare ni sur l’importance de l’atteindre. Elle nous révèle plutôt ce que nous avons égaré en chemin: notre capacité à habiter le temps plutôt qu’à simplement le traverser.
Aujourd’hui, le phare n’a pas disparu. Il est toujours là. Mais à force de courir, nous avons peut-être oublié de lever les yeux pour le voir.
THE CREATION - POWER AND DESTRUCTION,KUBRA KHADEMI© Bertrand Michau, courtesy Galerie Eric Mouchet...
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