Nathalie Bajos

“Une interaction entre le biologique et le social”

propos recueillis par William Emmanuel

À l’heure où les inégalités de santé stagnent voire se creusent, la sociologue et démographe incite à repenser les systèmes d’analyses et à se détacher d’une approche biomédicale pour prendre en compte plus de facteurs.
 

Rendre visibles les processus qui contribuent à ce que les inégalités inscrites dans les structures sociales se traduisent voire s’amplifient au cours des différentes étapes des parcours de santé: tel est l’objectif de Nathalie Bajos, qui prononce sa leçon inaugurale le 3 avril au Collège de France dans le cadre de la chaire annuelle Santé publique. Directrice de recherches à l’Inserm, la sociologue et démographe, dont la thèse portait sur l’aide médicale d’urgence, a toujours aller au-delà des statistiques. Elle a aussi travaillé sur les maladies professionnelles et sur le sida. Sollicitée en 1989 pour la première grande enquête nationale sur la sexualité, avec l’objectif de guider les politiques de prévention, elle n’a eu de cesse d’approfondir ces sujets en élargissant rapidement à la question de l’accès à la contraception et à l’avortement et, plus récemment, aux violences sexuelles. «Cela a été une grande étape dans ma carrière scientifique. Je me suis intéressée à tous ces sujets dans une perspective de genre, c’est-à-dire de prendre en compte les rapports sociaux de pouvoir pour mieux comprendre ce qui se jouait dans la sexualité et dans l’adoption de pratiques de prévention.» À l’Inserm, elle a lancé avec quelques collègues un grand projet baptisé Gendhi (pour Gender Health Inequalities), financé par le Conseil de l’Europe. Elle a aussi contribué à la dernière grande enquête nationale sur les sexualités en France (30000 personnes interrogées), dont les premiers résultats ont été rendus publics en novembre 2024. Si elle revendique «une approche dite intersectionnelle qui permet d’étudier simultanément des rapports sociaux, de genre et de race», Nathalie Bajos aborde toutes les questions liées aux inégalités de santé en tant que scientifique.

 

Compte tenu de votre parcours, quelle est aujourd’hui votre vision sur les questions concernant les rapports, sociaux et de race? Avez-vous constaté des améliorations ou des reculs?

Cela dépend du point de vue. Ce qui se joue dans la sphère de la santé, c’est le reflet de la façon dont les sociétés sont structurées par des rapports sociaux de classe, de genre et de race. C’est ce qu’on observe par exemple quand on travaille sur les maladies cardio-vasculaires ou sur la sexualité ou encore sur la dépression. Si on prend un indicateur simple, sommaire certes mais qui permet de faire des comparaisons dans le temps et dans l’espace, c’est l’espérance de vie à un âge donné. Ce que l’on constate, c’est que, reflétant une ré-augmentation des inégalités socio-économiques depuis le début des années 1980, il y a une stagnation voire une augmentation des écarts d’espérance de vie entre les groupes sociaux dans les pays européens. Aux États-Unis, on constate un recul de l’espérance de vie à la naissance, en particulier dans les groupes sociaux les plus défavorisés. Le constat de ces inégalités prégnantes est là. Les indicateurs récents nous renseignent sur des différences très importantes, les plus criantes étant celles qui existent entre les pays. Si l’on compare le Japon et le Tchad par exemple, il y a des écarts de plus de 30 ans. À l’intérieur d’un même pays, entre les personnes favorisées et les autres, les écarts peuvent atteindre plusieurs années. Il s’agit là d’une injustice sociale majeure, aujourd’hui bien documentée, en particulier par l’OMS qui étudie les facteurs sociaux qui peuvent être associés à ces situations. Ce que je propose, dans une perspective sociologique, c’est d’analyser les processus sociaux qui produisent ces inégalités. Il s’agit de comprendre, par exemple, pourquoi les femmes de milieux populaires sont moins bien prises en charge pour un infarctus par rapport à des hommes de milieux très favorisés. L’approche sociologique permet de donner sens à ces différences qui sont mises en évidence par les épidémiologistes et les démographes.

 

À l’échelle de la planète, les situations peuvent être extrêmes. Si on prend le bloc européen, ces inégalités ont-elles tendance à s’estomper ou à s’aggraver?

Sur le bloc européen, la situation varie selon les pays, en lien avec les situations économiques. Il est fort probable que ces inégalités ne se résorberont pas dans les années ou les décennies qui viennent compte tenu de contexte politique international et des effets de dérèglement climatique. Il n’y a pas que la position économique. Il y a aussi la position de genre et de race. Ces dimensions sont moins prises en compte dans les modèles d’analyse des inégalités de santé parce que, historiquement, les sociologues ont beaucoup travaillé sur les rapports de classe, sur les questions socio-économiques. Les rapports de genre ont été pris en compte à partir des années 1970. Quant aux rapports sociaux de race, c’est encore plus récent, notamment en France, alors que c’est une perspective qui est beaucoup plus développée de longue date aux États-Unis et au Royaume-Uni, pour des raisons historiques et politiques. En France, il y a des résistances à adopter cette approche. Ce que je propose, c’est de mettre en œuvre ce qu’on appelle une perspective intersectionnelle, qui permette de tenir compte simultanément des rapports sociaux, de classe, de genre et de race. Pour moi, c’est une manière féconde d’appréhender la réalité sociale dans toute sa complexité. C’est un courant théorique qui se développe depuis le début des années 2000 et nous sommes très en retard en France, en particulier dans le domaine de la santé.

 

Ne craignez-vous pas d’être qualifiée de «woke»?

Je suis scientifique et je m’appuie sur des concepts scientifiques. Quand on regarde le nombre de publications qui traitent de l’approche intersectionnelle, aussi bien d’un point de vue théorique que méthodologique, on constate que c’est un champ scientifique très dynamique. Je vais vous livrer une petite anecdote. Quand nous avons présenté notre projet Gendhi au Conseil de l’Europe pour obtenir un financement, lors de la dernière épreuve devant un comité scientifique international, une des critiques formulées était: “est-ce que vous pensez que vous aurez vraiment les moyens d’avoir une approche réellement intersectionnelle en France?” Cela signifiait que le jury était convaincu de l’importance du sujet mais qu’il doutait qu’on puisse le mener à bien en France. L’approche intersectionnelle, comme toute approche scientifique, suscite des débats. Je suis ravie, depuis quelques années, d’échanger sur ce sujet avec des collègues qui ne sont pas nécessairement convaincus de l’intérêt de cette approche.

 

Pourrait-il y avoir une évolution à ce sujet dans notre pays?

La crise du covid a permis de prendre conscience de l’intérêt d’une approche intersectionnelle. Dans les pays disposant de données sur les positions ethnoraciales, les chercheurs ont montré une forte surmortalité des personnes noires. En France, nous avons pu montrer dans une grande enquête socio-épidémiologique que nous avons lancée en urgence au tout début de la pandémie que la surexposition des personnes racisées avait pour premier facteur les conditions de vie et, plus précisément, leurs conditions de logement et de travail. Ce n’était pas lié à une moindre pratique de la prévention, avec le masque ou la distance par exemple. Au contraire, ces populations avaient tendance à se protéger davantage.

 

Pour autant, dans les pays d’Afrique, il semblerait, sous réserve que les statistiques soient crédibles, qu’il y ait eu moins de morts du covid qu’en Europe. Comment l’expliquer?

Je ne m’avancerai pas sur ce terrain car je ne connais pas ce sujet. Mais il y a des enjeux comme le climat, comme le mode de vie en extérieur, qui peuvent contribuer à expliquer la différence car le covid s’est surtout répandu en milieu fermé. En tout cas, la spécificité de la démarche que je propose, avec mes collègues, est de mettre en place une approche sociologique de l’analyse des données. Il s’agit d’essayer de comprendre comment les inégalités se produisent au fil de la vie, de la naissance au décès. C’est le fil directeur avec une focalisation sur les disparités de genre, de classe et de race.

 

Sur la période récente, peut-on dire, en se basant sur cette approche, que les inégalités se sont résorbées?

L’approche sociologique est là pour interpréter les statistiques. S’agissant des inégalités de santé, en Europe, nous étions ces dernières années sur une phase de stagnation voire d’augmentation, y compris dans les pays ayant une couverture sociale universelle. On peut prendre ensuite des indicateurs plus fins mais cela devient complexe. D’une manière générale, ce qu’il faut bien comprendre c’est que ces inégalités dans le domaine de la santé reflètent d’autres inégalités, entre les femmes et les hommes, entre les pauvres et les riches, entre les personnes racisées et les autres, etc.

 

Prenons une inégalité bien connue, celle de l’espérance de vie à l’âge de la retraite entre un ouvrier et un cadre supérieur. Constate-t-on une amélioration sur ce sujet?

Les écarts d’espérance de vie à la naissance, à 35 ans ou à l’âge de la retraite entre les groupes sociaux représentent une véritable injustice sociale. Didier Fassin a montré que ces inégalités révélaient la valeur différentielle accordée aux vies humaines. Cela étant, ces inégalités sont socialement construites et on peut donc espérer agir pour les réduire. Une crise comme le covid révèle des inégalités qui pré-existaient avant la pandémie. Le vrai enjeu est d’avoir des politiques économiques dans le domaine de l’éducation, du travail, du logement qui soient beaucoup plus égalitaires. Ensuite, il y a des mesures éminemment politiques à prendre. Il y aussi d’autres dimensions sur lesquelles on peut intervenir. Je pense notamment à la formation des professionnels de santé.

 

Quelles serait la politique de santé qui permettrait de résoudre une bonne partie des inégalités que vous étudiez?

La meilleure politique sanitaire est une politique qui réduit les inégalités dans différentes sphères sociales. Il s’agit, par exemple, de s’assurer que les hommes et les femmes ont le même salaire à travail égal et à compétences égales. C’est de s’assurer que la lutte contre les discriminations soit au cœur de l’action publique. Parce qu’on voit bien que les personnes discriminées ont des pratiques de santé qui sont beaucoup moins protectrices que les autres. On l’avait déjà vu avec le sida, par exemple. Des jeunes gays victimes d’homophobie et conscients que la société ne leur offrait pas la même place que les autres avaient moins envie de se protéger et de vivre à long terme dans cette société. C’est la même chose pour les personnes trans ou les personnes victimes de racisme. La race n’existe pas évidemment, mais les manifestations du racisme existent. Lutter contre les discriminations est un enjeu majeur. Or, il y a des politiques discriminatoires et génératrices d’inégalités de santé. Je pense au débat actuel sur l’aide médicale d’État (AME), dont certains voudraient réduire drastiquement les conditions d’accès alors qu’elle bénéficie aux personnes les plus précaires, dont les malades du VIH. Quand on dit qu’une telle suppression n’est pas une bonne mesure de santé publique, on se heurte à des oppositions idéologiques. La discrimination est soit indirecte, quand elle vient d’une institution, soit directe, quand elle se situe au niveau des professionnels. Le rôle du scientifique est de donner à voir ces processus qui créent des inégalités puis de porter les résultats de ces études à la connaissance des acteurs de la prévention, qu’ils soient politiques ou associatifs. La voix du scientifique est une parmi d’autres mais il faut qu’elle soit entendue.

 

Ce discours peut-il être entendu aujourd’hui dans un contexte politique marqué par un repli sur soi, aux États-Unis comme en Europe?

Les enjeux de santé publique tendent bien sûr à passer au second plan face à des positionnements idéologiques, mais il est de notre devoir, de notre rôle de scientifique de donner à voir tous ces processus que j’ai décrits. Ensuite, la décision est prise par les politiques. Mais, au moins qu’elle soit prise en connaissance de cause. Il est clair que le climat international et même national n’est pas particulièrement favorable à la mise en œuvre d’une politique de santé qui vise vraiment à réduire les inégalités alors que ce devrait être, de mon point de vue, l’enjeu prioritaire. En termes de justice sociale, il est insupportable que des gens perdent des années d’espérance de vie…

 

Ou que les personnes n’aient pas les moyens de se soigner correctement…

C’est important mais ce n’est pas seulement l’accès aux soins qui est problématique. Il l’est, bien sûr, – il y a des inégalités territoriales par exemple – mais les choses sont plus complexes. Et j’essaie de déplier toute la complexité de ces différentes étapes.Avant même d’accéder aux soins, l’un des enjeux les plus importants porte sur les atteintes à la santé, par exemple l’exposition environnementale avec les pesticides, les risques du travail, etc. Sur les pesticides, on peut penser que tout le monde y est exposé de la même manière. Or, il y a des processus de sélection. Les personnes les plus aisées auront les moyens financiers de ne pas acheter une résidence près de champs traités avec des pesticides. De même, dans les meubles bon marché, il y a des produits chimiques que l’on ne retrouve pas dans des produits plus haut de gamme. On résume souvent les questions d’inégalité de la santé à l’accès aux soins. Or, bien en amont, il y a des enjeux importants et, en aval, les malades ne sont pas soignés de la même façon. On peut prendre le cas des femmes, qui, dans différents domaines, ne reçoivent pas les mêmes soins que les hommes à symptômes et âge équivalents.

 

Cette inégalité de genre est-elle liée à l’histoire?

Les recommandations médicales sont empreintes de biais de genre. Ce n’est pas spécifique aux maladies cardio-vasculaires mais c’est un sujet sur lequel j’ai travaillé. Les études épidémiologiques et les essais cliniques sont très souvent réalisés à partir d’échantillons composés d’hommes. L’homme étant pensé comme le masculin neutre. On se base ainsi sur des données qui ne tiennent pas compte des populations de femmes et on établit des recommandations qui ne s’appuient que sur ce qu’on a observé chez les hommes. Parfois, cela n’a aucune incidence. Mais dans d’autres cas, on ne tient pas compte du fait que les personnes peuvent réagir différemment, au regard de leur socialisation. Par exemple, les femmes et les hommes n’expriment pas les mêmes symptômes face à un infarctus. Ce qui ne veut pas dire qu’il y a des hypothèses physio-pathologiques qui justifieraient qu’ils soient traités différemment. Comme les médecins ne sont pas formés à ces enjeux, ils vont minimiser les symptômes chez une femme. Les recommandations de la Société européenne de cardiologie par exemple, qui s’appuient sur des études biaisées, favorisant la reproduction de pratiques biaisées.

 

N’y-a-t-il pas une volonté de corriger cette situation?

Si mais il y a deux mouvements un peu contraires: il y a celui auquel j’appartiens qui essaie de démontrer, d’analyser les biais de genre et de l’autre il y a mouvement, en vogue depuis quelques années, qui renvoie à un développement spectaculaire de la génétique et de la médecine personnalisée, c’est ce qu’on appelle la gender medicine qui promeut d’emblée des traitements différenciés entre les femmes et les hommes, au titre qu’ils seraient «par nature» différent. C’est une perspective qui ne me convient pas car elle pense le biologique indépendamment du social. Or, pour moi, il existe une interaction entre le biologique et le social.

 

L’enjeu de la santé publique est-il bien compris aujourd’hui?

Je pense que la santé publique est une préoccupation importante mais que la vision qu’on en a reste très biomédicale. À cela, il y a plusieurs raisons: l’une d’elle tient à ce que la recherche en sciences sociales est très insuffisante. Une autre est que les personnes qui occupent des postes à responsabilité sont très souvent de formation biomédicale. L’enjeu est d’expliquer les limites de cette approche pour comprendre les inégalités de santé, en tout cas la nécessité d’associer des compétences sociologiques, économiques ou autre etc. Enfin, les réticences politiques restent fortes. La part du budget de la santé consacrée à la prévention est infime alors qu’une politique de santé publique digne de ce nom pourrait permettre de réduire les inégalités et générer des économies substantielles. Lutter contre les inégalités de santé, c’est lutter contre les inégalités dans les autres sphères sociales, contre les discriminations… Tout un programme …

 

Les cours et les leçons inaugurales sont disponibles sur le site et sur la chaîne YouTube de l’institution.

 ...

À l’heure où les inégalités de santé stagnent voire se creusent, la sociologue et démographe incite à repenser les systèmes d’analyses et à se détacher d’une approche biomédicale pour prendre en compte plus de facteurs.   Rendre visibles les processus qui contribuent à ce que les inégalités inscrites dans les structures sociales se traduisent voire s’amplifient au cours des différentes étapes des parcours de santé: tel est l’objectif de Nathalie Bajos, qui prononce sa leçon inaugurale le 3 avril au Collège de France dans le cadre de la chaire annuelle Santé publique. Directrice de recherches à l’Inserm, la sociologue et démographe, dont la thèse portait sur l’aide médicale d’urgence, a toujours aller au-delà des statistiques. Elle a aussi travaillé sur les maladies professionnelles et sur le sida. Sollicitée en 1989 pour la première grande enquête nationale sur la sexualité, avec l’objectif de guider les politiques de prévention, elle n’a eu de cesse d’approfondir ces sujets en élargissant rapidement à la question de l’accès à la contraception et à l’avortement et, plus récemment, aux violences sexuelles. «Cela a été une grande étape dans ma carrière scientifique. Je me suis intéressée à tous ces sujets dans une perspective de genre, c’est-à-dire de prendre en compte les rapports sociaux de pouvoir pour mieux comprendre ce qui se jouait dans la sexualité et dans l’adoption de pratiques de prévention.» À l’Inserm, elle a lancé avec quelques collègues un grand projet baptisé Gendhi (pour Gender Health Inequalities), financé par le Conseil de l’Europe. Elle a…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews