Déambuler dans le rues d’un quartier qu’on connaît bien et depuis longtemps n’est pas une simple balade, c’est un voyage dans le temps. Une introspection.
Marcher dans une ville, c’est un peu l’attacher à sa mémoire, si on admet que la mémoire passe d’abord par le corps, les sens. Et marcher c’est un peu comme la vie, une sorte de plagiat où l’évidence de n’être jamais le premier témoin vient rabattre le sentiment d’étonnement et de découverte. Mais c’est quoi marcher dans une ville? Marcher vers un but? Aller travailler, faire ses courses (ma grand-mère disait «aller aux commissions»), à un rendez-vous? Ou est-ce marcher sans but, à part celui de s’imprégner un peu de sa substance? Ressentir ce qu’elle est... Et c’est quoi une ville?
Tout dépend en réalité de l’humeur de celui qui la regarde et de sa hauteur de vue. Je veux dire sa vraie hauteur, mesurable, celle du regard. Alors on en revient au but. Si on en a un, le pas est pressé, le regard bas et c’est la basse ville qu’on voit: ses trottoirs, ses grilles de métro, ses déchets, ses ombres et les pas des autres. Mais si on flâne, qu’on est un simple promeneur, un badaud, un visiteur, un voyageur, alors on accède à la ville d’en haut, ses façades, ses balcons, ses rideaux qui flottent au vent en été, sa lumière et tout en haut son ciel découpé, partiel, secondaire et lointain. Partiel secondaire et lointain comme peut l’être un quartier, une découpe de la ville faisant fi de son entièreté, comme une orange que l’on mange par petits bouts modelés par un cloisonnement naturel, sans choix possible de la forme. Mais si les quartiers d’orange ont tous le même goût, les quartiers d’une ville ont chacun le leur.
Prenons par exemple le quartier Bastille. Oui, bien sûr, le hasard paraît un peu forcé si on se réfère au nom de ce magazine. Pourtant, pour accueillir le hasard, il suffit d’accepter de ne pas pouvoir tout expliquer. Ainsi, je ne chercherai pas à expliquer pourquoi j’ai, par trois fois, déambulé dans ce quartier, à trois âges différents. Différent moi-même par trois fois et pourtant si semblable. Comme ce quartier.
Les pas ne sont pas seulement, et peut être pas du tout, l’unité de mesure du marcheur qui ne s’intéresse ni aux distances ni à la fatigue, mais à l’émotion modelée par le temps. Les pas sont le métronome qui rythme le présent qu’ils franchissent. Tac, tac, tac... Décor citadin du temps présent qui fuit, souvenir nostalgique du passé qui renaît. Le promeneur relie au lieu du déroulé de son pas, comme par une gymnastique de la mémoire, le temps oublié. Et lorsqu’il regrette les enseignes disparues, les immeubles détruits, les bâtiments modernes qui dépaysent son œil, c’est celui qu’il était alors qu’il regrette, comme si la ville avait vieilli pour lui, qui se voit immuable.
Par trois fois donc, j’ai longtemps marché dans ce quartier. Et pour l’une d’entre elles je l’ai habité. J’y habitais? Qu’est-ce que c’est: habiter un quartier? Habiter, habitus, habitudes...
En réalité aujourd’hui il m’apparaît que ce quartier a toujours été pour moi un endroit de passage. Je l’ai abordé, adolescent, à sa marge. Le lycée Charlemagne était alors la destination provisoire de mes journées de lycéen. Quatre ans de déambulations dans les intervalles parfois longs entre les cours. J’ai commencé à apprivoiser les lieux par les venelles du quartier. Évidemment, sortant de la rue Charlemagne, la plus proche était la rue du Prévôt: j’aimais le reflet de ses pavés sous la pluie et j’attendais qu’il ne passe personne pour la traverser, pour entendre le bruit de mes pas renvoyés par les murs si proches. Un couloir en ville. Et puis, de loin en loin, j’y ai découvert l’éclectisme du quartier, la très symétrique et classique place des Vosges, sa traversée vers Beaumarchais, le spectacle incongru du Cirque d’hiver en remontant vers Oberkampf. Mais si mon regard portait jusqu’à ce côté du boulevard, cette rive restait pour moi une frontière difficile à franchir. De mon côté il y avait Paul Beuscher pour la musique, les marchands de moto pour le coup d’œil – en 1969, Easy Rider venait de sortir au cinéma. La gare de la Bastille ne tardera pas à fermer ses voies.
Quatre années c’est vite passé. Étranger dans un lieu étranger, j’étais comme une pièce rapportée, toujours à la frontière du quartier Bastille, avec l’impression de glisser, d’être comme dans les mauvais rêves toujours éloigné du but sans pouvoir m’accrocher à rien ni personne... Étais-ce parce que la gare de la Bastille était le terminus de la ligne de Vincennes et que je me sentais comme ces voyageurs qui n’étaient là qu’en transit en quelque sorte? Il y a comme ça, autour des gares, une population qui n’est que mouvement, ralentissant à peine et flottant sur les lieux sans y laisser d’empreinte, abandonnant la charge de leur donner vie aux seuls habitants. Comme si la sédentarité était une nécessaire condition. La ville ne s’était pas encore adaptée au nomadisme urbain d’aujourd’hui.
Des balades donc, des flâneries jusqu’aux frontières léchant ce quartier centré autour de sa colonne. Aimantées cependant par elle avec peut-être, en germe, l’idée d’explorer ses chemins irradiés? Peut-être des pérégrinations prémonitoires puisque, par une fantaisie que la vie réserve aux plus austères, j’ai habité ce quartier?
Pérégrinations? Oui, ce mot correspond parfaitement à mon état alors, étranger à cette portion de la ville que j’explorais sans méthode. Le pèlerin, c’est l’étranger; le pèlerinage, le voyage en terre étrangère; la pérégrination, le voyage compliqué en terre lointaine. L’exploration de mon nouveau quartier, c’était tout cela.
Mais c’était aussi une expérience du chaos, une ostentation très concrète de mon propre désordre intérieur: on a les moyens qu’on peut pour s’identifier à son quartier, même si au fond, on prend les choses un peu à l’envers... Chaos des chantiers, des immeubles éventrés comme de grotesques maisons de poupées dont la façade éboulée laisse voir des papiers peints, des portes suspendues inutilement fermées, des traces de cadres sur les murs, des carreaux aux cloisons des salles de bains, dans une intimité révélée et obscène. Chaos des ateliers d’artisans du meuble fermés ou démantelés. Chaos du terrain vague autour de la gare de la Bastille, fermée et transformée en hall d’exposition. Chaos de la circulation le vendredi soir sur la place, autour de la colonne de Juillet, quelle que soit la saison, à cause des rassemblements de motards et des ventes sauvages de pièces détachées.
On vivait encore dans l’élan des Trente Glorieuses, les quartiers autrefois populaires changeaient de visage. Une nouvelle bourgeoisie laborieuse, plus attachée aux choses et à leur acquisition conformiste qu’à l’âme historique des vieilles bâtisses se logeait «dans du neuf». Et ça a été le boulevard Richard Lenoir. Lieu de passage encore, puisque j’étudiais de l’autre côté de la Seine, cette frontière naturelle qui de Paris a toujours fait deux villes. Au moins. J’habitais là comme un voyageur qui n’ose pas défaire ses valises.
Tout est pourtant devenu plus intime, puisque je n’étais plus présent seulement par nécessité mais aussi aux heures de veille. La nuit était ma nuit: j’étais un habitant!
Les choses se précisent: est-ce qu’habiter est également une question d’heure? Est-ce qu’habiter un lieu c’est connaître les gens disponibles à certaines heures pâles de la nuit? Est-ce qu’il est nécessaire, ayant tenté sans succès d’épuiser un lieu parisien, de s’y attarder, le pas lourd, jusqu’à se dire qu’il est bien tard et rentrer chez soi?
Alors on se fabrique un labyrinthe instable, changeant au gré des humeurs et des chantiers éventrant les rues, sans en choisir l’itinéraire et les stations, pour se retrouver cependant toujours dans les mêmes lieux, dont la fréquentation répétée apprivoisait les codes.
Savoir Robert tout à côté sur le même boulevard, dans la rue Boulle, clin d’œil dérisoire aux ébénistes d’avant, facilitait évidemment les choses. On marche différemment à deux, le rythme n’est plus singulier mais plus réel. Il y a écho. On marche dans une action créatrice. Créatrice de traces, de petits tatouages de l’âme qui vont vivre cachés pendant des années, et peut-être même parfois infiniment.
Dans le halo des rues autour de la place, il n’y avait que peu de lumière. Les réverbères étaient anciens, la lumière parcimonieuse et l’horizon proche borné d’obscurité. Les taches de lumière, c’étaient des cinémas, des bars, quelques épiceries ouvertes la nuit. Les rues avaient des odeurs de fête foraine. Nous déambulions dans un hasard contraint entre le boulevard Richard Lenoir, le boulevard Voltaire et la rue de la Roquette. Jamais de l’autre côté. Est-ce que j’avais conscience d’avoir enfin traversé mon ancienne frontière de lycéen et que je n’osais pas plus la franchir aujourd’hui qu’alors, en inversant les interdits?
D’autres se joignaient à nous. Robert était toujours le premier, bien calé sur la banquette au fond du vieux bistrot Art nouveau, entre les deux miroirs qui le multipliaient. Il était le centre de notre petite bande qui allait sans but d’un lieu à l’autre, nous appelait ses enfants et encombrait notre monde imaginaire de projets auxquels nous ne croyions pas, mais qui construisaient des moments d’harmonie. Nous étions heureux d’être ensemble. Nous nous aimions, disions-nous. Nous serions toujours proches, promis! Qui étaient-ils ces compagnons de pérégrination? Je les ai oubliés.
Est-ce que j’habitais vraiment ce quartier alors? Est-ce qu’il était suffisant d’arpenter ses rues pour adoucir notre ombre sur leurs pavés et la rendre plus floue, comme si elle était passée trop vite devant l’objectif d’un vieil appareil de photographie? Nous avions peur de rester immobiles.
À un certain moment de sa vie, on croit qu’on peut aimer sans connaître, simplement parce qu’on est ensemble. On croit aimer l’autre, ses différences, tout ce qu’il est et qu’on n’est pas. Avec une obstination jamais démentie, on cherche pourtant ce qui pourrait bien dans l’autre être soi. On met un zèle têtu à aimer l’autre comme soi-même, parce qu’au fond, on ne s’aime pas.
Et puis un jour, toutes ces images disparaissent et laissent place à l’abîme des différences. Et là on n’est plus très sûr d’aimer. Celui qui nous semblait si proche, on ne le comprend plus et toutes ces différences, on ne les supporte plus.
Alors on repart, chacun pour soi, chacun avec soi, avec seulement l’espoir de mieux se connaître et de pouvoir enfin s’aimer.
Je suis parti. Autre rive, autre quartier, autres compagnons de marche.
Aujourd’hui, des années après, c’est seul que je recherche la trace de mes pas d’alors.
Il est tard, la nuit est tombée, la lumière qui éclaire les rues maintenant est efficace, parfois violente. C’est en vain, je le sens bien, que je pourrais chercher la trace estompée de mon ombre restée là: traversée par cette lumière crue, nul doute qu’elle se soit effacée, diluée depuis que je me suis éloigné d’elle.
Cet éloignement, car on peut être éloigné au sein d’une même ville, je l’ai vécu sur l’autre rive, dans un quartier où il était naturel de marcher quand on était étudiant. Robert m’avait suivi, même s’il prétendait le contraire. Histoire d’amour propre. Il se disait aimanté par le musée de Cluny et son enceinte crénelée. Et surtout par l’acacia du square Viviani (il refusait de le nommer robinier). Il m’y emmenait souvent et monologuait longtemps, adossé au tuteur de béton qui soutenait le vieil arbre.
C’est lui – enfin sa disparition – qui a déclenché mon désir de revenir dans notre ancien quartier Bastille. Et me voilà la nuit tombée, dans la tiédeur du printemps naissant, à chercher nos traces. Les rues sont là, mais l’aspect des façades, des enseignes, des terrasses est différent. Notre ancien bistrot est là lui aussi, plus brillant, plus lumineux, plus propre. Ses miroirs n’ont plus le piqué argenté qui ourlait leur cadre doré un peu écaillé. Plus aucun ne crée cet ondoiement un peu vertigineux, hérité de leur fabrication artisanale. La place de Robert est occupée par un touriste américain.
Mais tout ça est sans importance. Le souvenir que mes yeux convoquent éveille mon corps, éveille mes sens. Mes pas rythment ma pensée détachée de toute logique, une pensée marabout. Marabout-de ficelle-de cheval... Marcher, déambuler, penser, se souvenir. Mes souvenirs sont mon image au jour de leur naissance.
Je ne reconnais plus mon ancien quartier, comme j’ai changé!
Je suis sous l’acacia, à la place qu’occupait Robert. Il me disait en été: tu vois cette vieille ombre, elle est tellement profonde que la nôtre ne peut s’y imprimer. Nous sommes des corps sans ombre ici, des spectres, des points invisibles sur la ligne du temps.
Il fait nuit maintenant. Les feuilles de l’acacia, dont le vert est rendu acide par la lumière d’un réverbère, palpitent doucement au vent du soir, découpées en ombres chinoises sur le ciel ténébreux. Elles frémissent comme ces aigrettes qui ornaient les chapeaux des dames du bois de Boulogne il y a bien longtemps....
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