Éloge de la vigilance

par Philippe Zaouati

Loin d’être un frein à la compétitivité des entreprises, les normes peuvent devenir un instrument de souveraineté.
Il arrive que les mots que l’on croyait secondaires révèlent, au fil des débats, leur profondeur insoupçonnée. La vigilance est de ceux-là. Ce terme, longtemps cantonné aux sphères individuelles – vigilance sanitaire, météorologique, sécuritaire – est devenu, presque discrètement, un concept central du débat économique et politique.

Tout est parti, ou presque, d’un drame lointain, mais dont l’impact s’est répercuté jusqu’au cœur des conseils d’administration européens : l’effondrement du Rana Plaza, en 2013, au Bangladesh. Plusieurs centaines d’ouvriers du textile, travaillant indirectement pour des marques occidentales, y ont perdu la vie. Brutalement, les chaînes de valeur mondialisées apparaissaient dans leur vérité nue : derrière le confort de la consommation de masse, des conditions de travail indignes, des sous-traitances multiples, des responsabilités diffuses. Qui était responsable de ces morts ? L’entreprise commanditaire, ses fournisseurs directs, les sous-traitants locaux, ou personne, dans cet enchevêtrement de contrats et de kilomètres ?

En France, une réponse juridique inédite a été apportée à cette question : la loi sur le devoir de vigilance, votée en 2017. Pour la première fois, des entreprises donneuses d’ordre se voyaient imposer une obligation de surveiller, de prévenir et, le cas échéant, de réparer les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans l’ensemble de leur chaîne de production, y compris chez leurs sous-traitants et fournisseurs éloignés.

La Commission européenne a, dans un second temps, repris cette approche dans une directive dite CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), qui vient de faire l’objet d’un intense débat politique. Très vite, au-delà du consensus moral initial, des résistances se sont fait entendre : trop complexe, trop risqué juridiquement, trop coûteux pour les entreprises et, selon certains, potentiellement contre-productif face à la concurrence mondiale.

On peut comprendre certaines de ces inquiétudes, mais elles ne doivent pas masquer l’essentiel. Le débat sur la directive européenne est un débat sur le droit et ses limites. Mais la notion de vigilance, elle, mérite d’être considérée en elle-même, et sans doute d’être réhabilitée. Loin d’être une contrainte paralysante, elle constitue peut-être l’une des qualités les plus précieuses qu’une entreprise peut cultiver aujourd’hui.

La vigilance n’est pas seulement une procédure de conformité. C’est d’abord une posture de lucidité. Être vigilant, pour une entreprise, c’est maintenir une attention active sur les multiples dimensions de son activité : sociales, environnementales, humaines, économiques, politiques. C’est refuser l’aveuglement confortable qui consisterait à externaliser ses responsabilités sous prétexte de distance géographique ou juridique.

Dans un monde où les chaînes de valeur sont globalisées, où les réseaux sociaux rendent visibles en quelques heures des atteintes auparavant dissimulées, où les consommateurs et les investisseurs s’informent et réagissent en temps réel, la vigilance est devenue une condition de survie stratégique.

L’entreprise vigilante est celle qui sait détecter les signaux faibles : le durcissement des régulations environnementales, la montée des exigences des consommateurs sur la traçabilité des produits, les attentes croissantes des jeunes générations vis-à-vis du sens du travail, la sensibilité accrue des marchés financiers aux enjeux ESG. Autant de transformations qu’ignore, à ses risques et périls, l’entreprise qui choisirait de rester aveugle.

On le voit : la vigilance est d’abord une forme d’intelligence stratégique. Elle est coûteuse, sans doute, car elle oblige à mettre en place des systèmes de contrôle, de remontée d’information, d’évaluation de ses fournisseurs. Elle suppose des investissements, des compétences nouvelles, parfois des renoncements à certaines formes de sous-traitance trop risquées. Mais ce coût initial peut se transformer en avantage concurrentiel. D’abord parce qu’elle permet de réduire les risques juridiques, réputationnels et opérationnels. Ensuite parce qu’elle renforce la résilience de l’entreprise face à des évolutions de marché de plus en plus rapides et imprévisibles. Enfin, parce qu’elle attire des investisseurs et des partenaires sensibles à la solidité extra-financière des entreprises.

Il y a ici un véritable cercle vertueux : une entreprise qui comprend mieux son environnement, qui anticipe les attentes de ses parties prenantes, qui sécurise sa chaîne de valeur, qui se protège des crises éthiques ou réputationnelles, devient plus robuste, plus attractive et, in fine, plus performante. Les sous-traitants eux-mêmes commencent à intégrer cette nouvelle donne. J’en ai été témoin récemment, au Viêtnam, dans une entreprise textile qui a choisi d’installer des panneaux solaires sur ses toitures. Une décision motivée non seulement par la réduction des coûts énergétiques, mais aussi par la volonté d’améliorer la qualité de vie de ses employés et de présenter à ses clients occidentaux un bilan carbone plus vertueux. Ainsi, la transition énergétique dans les pays émergents peut trouver un levier d’accélération dans la réglementation de leurs clients internationaux.

On objectera – non sans raison – qu’il est difficile d’être vertueux quand les autres ne le sont pas. Dans une économie mondiale où les standards sociaux et environnementaux restent très inégaux, où certains pays ferment les yeux sur les violations des droits fondamentaux pour attirer les investissements, le choix de la vigilance peut apparaître comme un handicap concurrentiel.

Plus encore, certains pays développés eux-mêmes reculent face aux normes extra-financières qu’ils avaient autrefois portées, sous la pression de lobbies économiques ou d’alternances politiques hostiles aux contraintes environnementales et sociales. À l’opposé, les critiques émanant du Sud global dénoncent une forme de néocolonialisme normatif où les pays riches imposent leurs standards sans en assumer les coûts, entravant ainsi les capacités d’exportation et de développement de pays émergents.

Mais réduire la vigilance à un frein à la compétitivité serait une erreur. Car les normes peuvent devenir un instrument de souveraineté. Adopter et promouvoir des standards exigeants, c’est aussi défendre un positionnement géopolitique, un choix stratégique, une diplomatie économique assumée. C’est la logique même de l’extraterritorialité des normes européennes : définir les règles du jeu et, ce faisant, influencer l’évolution des pratiques mondiales.

C’est justement là que se situe la limite de la vigilance individuelle. Si chaque entreprise agit isolément, la tentation est grande de se désolidariser face aux coûts immédiats. Mais c’est aussi pourquoi les démarches collectives, sectorielles ou internationales sont nécessaires. C’est le sens même des initiatives européennes comme la CS3D : créer des règles du jeu communes, protéger les acteurs qui veulent avancer, éviter que la course au moins-disant social ne devienne la norme.

Encore faut-il que ces règles soient adaptées, proportionnées, et qu’elles laissent aux entreprises le temps et les moyens de les mettre en œuvre. Le débat sur la directive européenne n’est pas celui de savoir s’il faut être vigilant ou non, mais celui de définir la juste articulation entre responsabilité juridique et capacité opérationnelle.

Au fond, la vigilance nous ramène à une idée simple, mais puissante : celle d’une entreprise consciente. Consciente non seulement de ses marges et de ses parts de marché, mais de son inscription dans un tissu économique, social, humain et naturel. Consciente que ses décisions d’achat, d’investissement, de production, ont des effets qui la dépassent et qui l’engagent. Cette conscience s’incarne aussi dans la capacité à sécuriser ses flux logistiques, à renforcer ses relations fournisseurs, à fidéliser ses talents et ses clients. Dans un monde traversé par les crises écologiques, sociales et géopolitiques, la compréhension fine de ses vulnérabilités devient une compétence stratégique.

Plus largement encore, la vigilance est un art de gouverner dans l’incertitude, une déclinaison moderne de l’« éthique de la responsabilité » chère à Hans Jonas. Elle invite l’entreprise à adopter une posture d’acteur adulte, pleinement conscient des conséquences de ses choix. Car gouverner, c’est voir loin, c’est aller au-delà de ce que Mark Carney appelait « la tragédie des horizons ». En cela, la vigilance est bien davantage qu’une obligation juridique : elle est un art de gouverner, un choix stratégique et, peut-être, l’une des clés de l’entreprise durable de demain.

Dirigeant d’entreprise engagé dans la transition écologique, Philippe Zaouati a contribué au développement de la finance durable, notamment au sein du groupe d’experts de la Commission européenne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont quatre romans....

Loin d’être un frein à la compétitivité des entreprises, les normes peuvent devenir un instrument de souveraineté. Il arrive que les mots que l’on croyait secondaires révèlent, au fil des débats, leur profondeur insoupçonnée. La vigilance est de ceux-là. Ce terme, longtemps cantonné aux sphères individuelles – vigilance sanitaire, météorologique, sécuritaire – est devenu, presque discrètement, un concept central du débat économique et politique. Tout est parti, ou presque, d’un drame lointain, mais dont l’impact s’est répercuté jusqu’au cœur des conseils d’administration européens : l’effondrement du Rana Plaza, en 2013, au Bangladesh. Plusieurs centaines d’ouvriers du textile, travaillant indirectement pour des marques occidentales, y ont perdu la vie. Brutalement, les chaînes de valeur mondialisées apparaissaient dans leur vérité nue : derrière le confort de la consommation de masse, des conditions de travail indignes, des sous-traitances multiples, des responsabilités diffuses. Qui était responsable de ces morts ? L’entreprise commanditaire, ses fournisseurs directs, les sous-traitants locaux, ou personne, dans cet enchevêtrement de contrats et de kilomètres ? En France, une réponse juridique inédite a été apportée à cette question : la loi sur le devoir de vigilance, votée en 2017. Pour la première fois, des entreprises donneuses d’ordre se voyaient imposer une obligation de surveiller, de prévenir et, le cas échéant, de réparer les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans l’ensemble de leur chaîne de production, y compris chez leurs sous-traitants et fournisseurs éloignés. La Commission européenne a, dans un second temps, repris cette approche dans une directive dite CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive),…

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