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Par Gabriel Gaultier
Appel à faire défiler des civils et des braves gens méritants en lieu et place des militaires lors du 14-Juillet.
On a vu revenir sur les réseaux sociaux une image datant de 2019, montrant 5 000 donneurs spontanés faisant la queue pendant des heures sous l’âpre pluie du Worcester en Angleterre dans l’espoir que leur moelle osseuse soit compatible avec celle d’Oscar Saxelby-Lee, un petit garçon de 5 ans atteint d’une forme agressive de leucémie. Le retour de cette actualité est-il né d’un besoin de bienveillance au moment où c’est une autre pluie – de bombes, celle-ci – qui s’abat, jour après jour, sur les enfants de Gaza dont certains ont le même âge que le petit Oscar, aujourd’hui guéri de sa maladie ? À la lumière de ce funèbre rapprochement, on peut en effet regretter l’absurdité d’un monde où d’un côté des êtres humains se mobilisent pour arracher des bras de la mort un autre être humain, tandis que de l’autre côté des êtres tout aussi humains mais en uniforme cette fois, déploient des moyens considérables pour fournir à la mort un contingent conséquent d’êtres, eux aussi parfaitement humains.
Évidemment, ce n’est pas si simple, puisque rien ici-bas n’est simple. Le candidat donateur connaît l’identité de celui dont il pourrait être le bienfaiteur, sans certitude d’y arriver. Le soldat, lui, a la certitude au moins statistique du résultat destructeur de ses efforts mais ne connaît ni le nombre ni le profil de sa ou ses victimes : activiste du Hamas, enfant faisant la queue pour la nourriture, vieillard se félicitant d’avoir réussi à vivre un jour de plus, mère de famille, pillard, médecin, fonctionnaire d’une ONG...
Dans le même ordre, on a vu une pétition sur Internet mobiliser des centaines de milliers de personnes pour vilipender l’inhumanité de la SNCF dont une locomotive avait écrasé le petit chat Neko échappé de son panier, tandis que la famine organisée au Soudan, pourtant plus meurtrière encore que les obus sur Gaza, a mobilisé cent fois moins de pétitionnaires digitaux.
On pourra se dire que la bienveillance est affaire d’intimité, que la fraternité naît dans l’échange du regard, dans l’identification avec celui qui souffre : « Je vois en lui mon enfant, mon voisin, mon ami, mon animal de compagnie, alors je mobilise la meilleure partie de moi-même. » Oui mais : Anne Franck dénoncée par ses voisins. Oui mais : les juifs rescapés des camps, massacrés par les villageois polonais qui occupaient leur maison. Oui mais : les bons petits gars venus de France pour passer au lance-flamme les villages d’Algérie avec leurs habitants comme ils l’ont entendu faire à Oradour-sur-Glane. Tous ont croisé dans l’escalier le regard du voisin, encadré par les gendarmes, dénoncé, et qui ne reviendra pas. Tous ont entassé contre les murs, dans les églises ou les chambres à gaz des femmes et des enfants tremblant de panique qui auraient pu être leurs femmes et leurs enfants. Non seulement leur humanité supposée n’a pas suffi à ébranler la mécanique implacable du massacre, mais la cruauté, le plaisir même, de provoquer la douleur ou l’humiliation a été l’oxygène vivifiant du grand brasier, hélas trop humain, de la haine.
Repensons aussi à ce film d’actualité montrant un pogrom dans la Russie nouvellement occupée par les Allemands en 1941. On y voit un vieux juif désespérément seul, traîné et livré sur la place publique à la vindicte populaire à coups de pioche, de pelle, de bâton. Là, il n’est pas question de moelle osseuse mais, une foule restant une foule, on est en droit de se poser la question dans tous les cas : qu’aurais-je fait, moi ? Salutaire interrogation car elle met sur la table le fait de notre humanité : universelle, complexe, réversible.
Hermine Braunsteiner était une des plus redoutables gardienne du camp de Majdanek, surnommée « la jument » pour sa capacité à créer de l’émulation au sein de ses équipes très performantes en matière de cruauté. Après avoir habilement disparu et refait sa vie dans le Queens, elle fut identifiée et retrouvée par l’opiniâtre chasseur de nazis Simon Wiesenthal, à la grande surprise de son mari et de son entourage ignorant tout de son passé. Elle était entretemps devenue une épouse modèle et un exemple de bienveillance consacrant son temps libre aux œuvres de charité et, à ce titre, honorée dans son quartier comme une sainte. On voit par-là que l’humanité n’est pas divisible entre bons et méchants, elle est une. Elle n’est pas linéaire mais intermittente. Elle n’est pas l’autre, elle est nous.
Cessons par conséquent de répondre à l’insupportable injonction à choisir son camp et reconnaissons-nous autant dans la victime que dans le tortionnaire, dans le bourgeois égoïste que dans le Christ recrucifié de Nikos Kazantzàkis.
Et pour reprendre le titre de cette chronique inspiré d’une cynique répartie de Staline – « Le Pape, combien de divisions ? » –, esquissons une piste pour faire basculer le monde du côté de la bienveillance et osons une thèse.
C’est le nombre qui fait la foule cruelle, c’est le nombre qui fera triompher la bienveillance.
De la même façon que les 5 000 personnes faisant la queue sous la pluie ont multiplié les chances de sauver le petit Oscar, l’effet de foule, capable du pire, peut déchaîner en nous le meilleur. L’homme n’étant ni bon ni méchant de nature il faut le dresser à la bienveillance comme on forge le clou sur l’enclume avec le lourd poids de la masse. Le sérum qui rend bon, inventé par Pierre Siniac dans Un salaud de moins dans le quartier, n’existant pas, il n’y a pas d’autre solution.
Les réseaux sociaux peuvent avoir ici un rôle majeur s’ils se mobilisent pour le bien commun plutôt que pour défendre des intérêts privés. Faisons pression par leur biais sur l’État pour qu’en plus haut lieu on organise des mobilisations générales et fraternelles pour combattre les déserts médicaux, pour apporter au grand âge le respect qu’il mérite, pour se souvenir que nous sommes tous des migrants africains et que nous devons accueillir les derniers venus comme les nôtres, que le vivant est notre affaire sous toutes ses formes, arbre, mer, loutre, pélican, humain, qu’une famille ne devrait pas dormir dans la rue, que le savoir doit être partagé avec le plus grand nombre.
De la même façon que le recrutement d’une armée passe par la coercition et le salaire, il devrait être enfin obligatoire par la loi que chacun soit enrôlé dans une association ou prenne une responsabilité dans une activité collective que ce soit dans un conseil municipal, une bibliothèque, un hôpital ou une association d’aide aux démunis.
Et puisque Bastille Magazine s’appelle Bastille et que ce numéro sort en ce mois de juillet, exigeons qu’en lieu et place des militaires qui ne manqueront pas de parader à grand fracas de bottes, de chenilles et de réacteurs, défilent les divisions et les bataillons des citoyens portant les boucliers et les glaives de la bienveillance, à savoir les infirmières, les instituteurs, les écrivains publics, les chercheurs de l’Institut Pasteur, les cancérologues de Gustave Roussy, et puis aussi, il n’y a pas de raison, les orphelins, les SDF, les clochards du Pont-Neuf et la fanfare de l’Armée du Salut – ce Salut qui nous sauvera tous de la barbarie.
Ah oui, un 14-Juillet comme ça, ça aurait sacrément bien de la gueule !
Gabriel Gaultier est initiateur de l’almanach BigBang, revue d’utopie politique....
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