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Aimer Paris

Par Nicolas d’Estienne d’Orves

La Ville lumière compte plus de facettes qu’on ne l’imagine parfois, à la fois chasse gardée et lieu partagé, moderne et ancienne, fantasmée et détestée.
Paris, c’est un écartèlement. Permanent Ravaillac, le passionné de Paris est à jamais tiraillé entre ces quatre points cardinaux que sont l’admiration, la consternation, le respect et la colère. Admiration et respect devant ce qu’il est, représente, symbolise, signifie ; consternation et colère face à ce qu’il devient, inexorablement. Mais n’en est-il pas ainsi de toutes les villes et tous leurs amoureux ?

Parvenu au mitan de ma vie (aux deux tiers, si j’en crois les statistiques) j’ai consacré à Paris un certain nombre de livres, essais, guides et j’en fais le théâtre de presque tous mes romans. Comme tout être épris de son sujet, je m’en crois propriétaire. Une partie de mon inconscient estime même que mon Paris est le seul digne d’être arpenté. Mais c’est là le charme maléfique de cette ville et de tout lieu qui s’enracine dans les âmes : Paris vous fait croire qu’il n’est qu’à vous, que vous ne le partagez pas. Et les amoureux de Paris se promènent au même instant, dans une même ville, aussi seuls et heureux qu’on peut l’être, en une infinité d’univers parallèles.

J’ai souvent rêvé d’être seul, totalement seul, dans Paris. À 10 ans, une bande dessinée de Paul Gillon m’avait fasciné : La Survivante. Une plongeuse sous-­marine ressortait d’une balade aquatique pour découvrir qu’un péril atomique avait décimé l’humanité. Et la voilà qui traverse en voiture une France dépourvue de vie et regagne Paris. Commence pour elle une errance poétique, sublime et glaçante dans un Paris vide, où elle se permet tout. Elle s’installe au Crillon, va se servir dans les magasins de luxe, décroche les tableaux du Louvre pour les installer dans sa chambre. J’étais moins frappé par ces détails anecdotiques que par les visions sidérantes d’un Paris dépourvu d’habitants. Un Pompéi in vivo qui aurait zappé la case volcan. Sans ruines, sans lave, sans cendre. Une ville livrée pieds et poings liés à son ultime habitante, pour un amour éternel, exclusif et bien sûr suicidaire.

De là à y voir l’origine de mon goût d’un Paris arasé de ses habitants, le lien est tentant. J’ai un amour des lieux vierges et j’aime considérer une ville comme une sécrétion de la Nature, une bosselure géologique. Les êtres humains – moi, au premier chef – ne sont que des émanations des sites. Voilà pourquoi lesdits sites m’intéressent toujours plus que leurs conséquences. Dans la ruche, c’est la Reine qui me fascine. Lorsque j’ai publié, voici dix ans, mon Dictionnaire amoureux de Paris, on m’a souvent reproché de célébrer Paris et non les Parisiens. J’y parle plus du tissu urbain, des métamorphoses géologiques, des catacombes, des vespasiennes, des stations de métro fantôme, des jardins cachés, que du peuple de Paris. Je suis plus attiré par l’histoire des théâtres disparus que celle de la Commune, je préfère les fantômes de la Bièvre au mur des Fédérés. C’est vrai. Ce n’est pas un défaut d’empathie, juste un goût personnel. Pour moi, c’est Paris avant tout. Le Paris organique, végétal, calcaire, pierreux, qui plonge depuis la préhistoire dans ce bassin qu’on dira parisien. Les barricades des Trois Glorieuses n’auront jamais autant de charmes que la vision, fantasmée, de ces mammouths qui descendaient des collines de Belleville pour boire l’eau d’une Seine aussi large que l’Amazone. Ce n’est pas de l’insensibilité politique, du mépris historique, mais un indécrottable goût des chromos et du kitsch. Mon mauvais goût est assumé, car j’aime considérer Paris comme l’un de ces affreux gâteaux états-uniens, dont on n’ose plus compter les épaisseurs, semblables aux antiques tranches napolitaines. Tel est Paris, à mes yeux : une suite de coupes géologiques, qui peuvent se lire simultanément, comme on détermine l’âge d’un séquoia.

Rappelez-vous cette jolie phrase d’Henri Calet, dans Les Grandes Largeurs : « Des souvenirs personnels, en poudre, en grains, des fragments d’histoire de France, des fraises des bois… voilà ce que l’on récolte en flânant à l’aventure dans Paris. En outre, si l’on fait attention vraiment, on perçoit à chaque fois la pulsation d’un grand cœur, sous sa semelle. »

Lorsque je me promène dans Paris, je tente toujours d’imaginer ce qui était là, avant. Faites-en l’expérience ! Il suffit de remonter le boulevard Saint-Michel pour se croire un héros d’H. G. Wells. On fait abstraction des enseignes de demi-fripe, des librairies défuntes et des marchands de latte, et l’on voyage. Voilà les braillards de 68, venus brandir leurs idéaux cocasses avant de rentrer dormir à Neuilly, chez leurs parents. Voilà l’Arpajonnais, ce tramway qui ralliait les Halles depuis la banlieue sud et charriait des cageots de trésors maraîchers. Voilà les démolisseurs haussmanniens qui ont percé le boulevard sur le tracé de voies existantes depuis la ville elle-même. Voilà ces étranges processions qui durèrent tant d’années : escortés de religieux en prières, des catafalques rejoignaient la barrière d’Enfer pour enfouir dans les carrières de la Tombe-­Issoire les six millions d’ossements du cimetière des Innocents, donnant naissance aux « catacombes ». On peut ainsi continuer durant vingt siècles, puisque Paris a 2 000 ans. Allez donc vous frotter le derme auprès de beaux Romains ventrus, dans les bains publics de Cluny, avant de filer saluer vos chers disparus à la nécropole de la rue Pierre-Nicole.

Ces épiphanies parallèles ne sont d’ailleurs pas circonscrites au Paris gallo-romain : on peut les vivre partout, pourvu qu’on ait le goût des spectres. « Il n’est pas de Paris, il ne sait pas sa ville, celui qui n’a pas fait l’expérience de ses fantômes », disait Yonnet ; et c’est si vrai !

Gravissez les collines de Belleville et songez à la défunte rue Vilin, où grandit et que chanta Perec. Noyée dans un urbanisme hideux puis fondue au jardin public, son tracé se lit pourtant en filigrane, entre les lignes de la ville et les gouttes du réel. Tant de livres, de films, d’images tiennent lieu de GPS. Le Ballon rouge de Lamorisse, Sous le ciel de Paris de Duvivier, et mille autres souvenirs permettent d’atteindre le débouché de la rue des Envierges – plus beau belvédère sur Paris, peut-être ? – pour contempler à la fois ce qui est et n’est plus. La double-vue.

« Il y a quelque chose d’encore plus beau que Paris, disait Morand, la nostalgie de Paris. » Là encore, je souscris. Mais ça n’est pas une nostalgie geignarde, une lamentation de chaisière. C’est juste ce regard à pic qui transcende les âges. Et c’est même ainsi que je déguste Paris : un quintuple effet kiss-cool, une poupée russe qui n’en finit jamais de se trouver une petite sœur.

Ce sentiment d’éternité est assez commode, car il permet de relativiser les ravages parfois terribles que subit notre bonne vieille cité. En qualité d’amoureux d’un Paris « à la mode vieille » et présumé réactionnaire, on me fait souvent réagir sur les récentes évolutions de la ville. Je joue bien sûr mon rôle de râleur en gilet rouge, et avec sincérité, brocardant la laideur et l’absurdité de bien des mesures. Mais je rappelle toujours que Paris a survécu à Attila, aux grandes épidémies médiévales, aux guerres de religion, aux bûchers de la Commune, à la Grosse Bertha, à ­Hitler ! À côté de ça, notre édile froncé et son autoritarisme de pet contrit ne fait pas grand poids. Les plus récents fossoyeurs de Paris ne sont d’ailleurs ni le pharaonisme mitterrandien ni les gambades écologico-­démagogiques de nos derniers échevins, mais la hargne moderniste de De Gaulle et Pompidou. En bradant Paris aux promoteurs de tous poils, le géant de Colombey et le normalien de Montboudif, sous prétexte d’assainir des zones insalubres, ont violé, dénaturé, rasé, des parties entières de la capitale. On m’objectera que Haussmann a fait de même. Certes, mais il a agi en dictateur : avec homogénéité, rigueur, logique. Si la Cité et la République sont des ratages, le Paris du baron a mieux vieilli que Montparnasse, Jussieu, le Front de Seine… Enfin, Pompidou est le bourreau d’une exécution plus honteuse encore : la destruction des Halles de Baltard. Que le marché migre à Rungis était une déportation hélas nécessaire. Mais qu’on détruise ces chefs d’œuvres d’architecture est un crime contre l’esprit, surtout lorsqu’on se pique de poésie. Les quatre ans de flottement entre le départ des commerçants et les premières démolitions ont été un étrange âge d’or, où les immenses pavillons étaient devenus un lieu de création artistique, de salons en tous genres, de brocantes, d’opéras, de spectacles d’animaux, de cirque. Une sorte de Paris dans Paris s’était installé, spontanément, sous ces prodigieuses coquilles vides. Il se dit que l’État aurait alors craint de voir renaître ici un foyer de contestation. Les fantômes de 68 étant encore frais, on a choisi d’immoler Baltard sur l’autel de la tranquillité politique. Et aujourd’hui nous avons les restes vieillis du désastreux forum, couverts par cette hideuse canopée aux reflets de vomi de porc.

Mais déjà je m’énerve et c’est sot… Bien sûr que je regrette les Halles, bien sûr que je suis né trop tard, bien sûr que mon Paris est une capitale fantasmée, caricaturale, cinématographique, qui lorgne plus vers Trauner, Doisneau, Atget. Bien sûr que je peux passer deux heures à explorer le plan de Turgot, rue après rue, comme si le Paris de 1739 était aussi immaculé que veut nous le faire croire ce premier exemple de propagande historique : il s’agissait de donner de Paris une vision parfaite, idyllique, alors que la ville n’était qu’un tombereau d’ordures et de sanies. Le plan de Turgot, c’est Amélie Poulain sous Louis XV, et c’est tant mieux ! Une ville n’est que l’idée qu’on s’en fait : un fantasme fait pierre, immeuble, rue, quartier. Et Paris est un rêve partagé. Un rêve qui peut virer cauchemar, j’en conviens. Tant de Parisiens haïssent leur ville, la fuient, la considèrent comme une ennemie. Je ne m’y suis jamais résolu. Faisant commerce de mots, je peux vivre dans ce Paris parallèle qui est celui des livres et je lui trouverai toujours des excuses. Comme disait le cher Hardellet, « J’imagine qu’il subsiste dans Paris, invisibles derrière leurs murs, des jardins et des parcs à l’abandon qui constituent son maquis secret ; c’est là que trouvent tout naturellement leur refuge idéal des personnages qui ne se sentent plus à l’aise parmi nous. »

Enfin, si j’aime tant Paris, c’est que je n’en viens pas. Oh, je n’ai pas grandi bien loin : à Senlis, dans l’Oise, jolie ville bourgeoise à un jet de pierre de la capitale. Senlis est d’ailleurs une sorte de mini-Paris : même âge, même passé gallo-romain, même climat, même rapport à l’histoire, mêmes témoignages de nombreuses époques ; mais l’une est devenue capitale quand l’autre s’est figée dans son petit musée et ses 15 000 âmes. Et lorsque j’analyse ce qui me touche, à Paris, je fais une plongée en enfance. Ces voies privées, aux maisonnettes fleuries, à Belleville ou dans le 13e arrondissement ; ces vieux hôtels du Marais ou du 7e ; ces murs couverts de lierre, de glycine, de lilas, rue Berton ou à la Mouzaïa ; la douceur champêtre du cimetière de Charonne ; le miraculeux silence de la cour de Rohan, où l’on guette le passage d’Athos et Aramis ; et puis ces ruelles pavées, ces rogatons de jardin, ces restes de bâtiments anciens enkystés dans le modernisme sauvage. Tout cela me rappelle ces ruelles de l’Oise qui ont vu cavaler un gamin en Kickers, butinant des Haribo.

Le Parisien faraud n’est qu’un Senlisien contrarié, qui se trouve une madeleine à chaque angle de rue. Paris n’est pour moi qu’un prétexte, une excuse. Ce que je guette, rue après rue, livre après livre, n’est pas l’esprit de Paris, mais la chambre de mon enfance, l’odeur du gazon tondu, mon grand-père pensif à son bureau, ma grand-mère qui coupe ses dahlias, ma mère qui m’appelle pour le déjeuner, le fantôme d’un ami perdu, tout un petit monde envolé qui ne parle qu’à moi, et qu’une ville entière, une capitale, deux mille ans d’histoire, ne pourront jamais ressusciter. 

Né en 1974, Nicolas d’Estienne d’Orves est écrivain et critique d’opéra. Auteur de 35 livres dans de nombreux genres romanesques, il a consacré plusieurs ouvrages à Paris, notamment un Dictionnaire amoureux. Il publie à l’automne Simone Signoret, histoire d’un amour (éd. Calmann-Lévy) et cet hiver la suite de son cycle sur les sept péchés capitaux : Les Couleurs de la luxure (éd. Albin Michel)....

La Ville lumière compte plus de facettes qu’on ne l’imagine parfois, à la fois chasse gardée et lieu partagé, moderne et ancienne, fantasmée et détestée. Paris, c’est un écartèlement. Permanent Ravaillac, le passionné de Paris est à jamais tiraillé entre ces quatre points cardinaux que sont l’admiration, la consternation, le respect et la colère. Admiration et respect devant ce qu’il est, représente, symbolise, signifie ; consternation et colère face à ce qu’il devient, inexorablement. Mais n’en est-il pas ainsi de toutes les villes et tous leurs amoureux ? Parvenu au mitan de ma vie (aux deux tiers, si j’en crois les statistiques) j’ai consacré à Paris un certain nombre de livres, essais, guides et j’en fais le théâtre de presque tous mes romans. Comme tout être épris de son sujet, je m’en crois propriétaire. Une partie de mon inconscient estime même que mon Paris est le seul digne d’être arpenté. Mais c’est là le charme maléfique de cette ville et de tout lieu qui s’enracine dans les âmes : Paris vous fait croire qu’il n’est qu’à vous, que vous ne le partagez pas. Et les amoureux de Paris se promènent au même instant, dans une même ville, aussi seuls et heureux qu’on peut l’être, en une infinité d’univers parallèles. J’ai souvent rêvé d’être seul, totalement seul, dans Paris. À 10 ans, une bande dessinée de Paul Gillon m’avait fasciné : La Survivante. Une plongeuse sous-­marine ressortait d’une balade aquatique pour découvrir qu’un péril atomique avait décimé l’humanité. Et la voilà qui traverse en voiture…

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