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Dernier avis avant expulsion

Par Xavier Couture

À trop vouloir contrôler la nature, à surexploiter les ressources communes du vivant, nous avons oublié l’essentiel au point de tomber dans l’hubris.
Au printemps 2020, confinés chez nous, nous avons vu défiler sur nos écrans des scènes inédites : un sanglier flânant dans les rues désertes de Barcelone, des canards se hasardant sur les Champs-Élysées, et même, illusion virale d’un monde en pause, des dauphins prétendument apparus dans les canaux de Venise. « La nature reprend ses droits », s’enthousiasmait-on alors. Vraiment ? L’expression est belle, on se la répétait comme si nous étions devenus les visiteurs de nos rues. Ce romantisme de la contemplation était rassurant, quand les hôpitaux n’en pouvaient plus. On se plaisait à imaginer qu’après des siècles de domestication forcenée, le vivant puisse profiter de la moindre absence humaine pour reconquérir le bitume et le béton. Comme si une sorte de justice immanente rendait enfin à la faune et à la flore le territoire dont nous les avions chassés.

Pourtant, il n’y a là aucune revanche planifiée du vivant, juste un constat trivial : la vie occupe chaque espace dès qu’on lui en laisse la chance. Ce que nous appelons « reprendre ses droits » n’est en vérité que la suspension provisoire d’une injustice, la nôtre. Car la nature n’a pas de « droits » à opposer aux humains, pas de contrat à faire valoir devant quelque tribunal de l’écologie. Elle est, tout simplement. Et dès que nous cessons de l’écraser, elle repousse, têtue, dans les moindres interstices. L’herbe folle fissure le bitume, les renards s’aventurent la nuit dans les jardins citadins, les poissons recolonisent les eaux moins troublées. Pas de quoi claironner victoire : ce n’est pas la nature qui triomphe, c’est nous qui lui laissons un répit.

En réalité, nous n’avons jamais détenu le moindre droit légitime de domination sur le reste du vivant. Depuis toujours, c’est la nature qui tolère plus ou moins notre présence, jusqu’à ce que nos excès la rendent invivable. Et quand elle se déchaîne, l’être humain redevient bien petit. Jack London écrivait que « la nature a bien des ruses pour convaincre l’homme de sa finitude : le flux incessant des marées, la furie des tempêtes, le choc des tremblements de terre ». En un éclair, nos fières constructions sont balayées par un ouragan ou un tsunami ; en quelques jours, un volcan en éruption paralyse le trafic aérien d’un continent entier. Face à ces forces titanesques, nos technologies ne peuvent pas grand-chose. La vie n’a pas besoin de nous, et elle nous dépasse infiniment. Cette réalité devrait inspirer l’humilité. Pourtant nous persistons à nous croire tout-puissants, dispensés de respecter ceux qui nous entourent.

Enivrés par nos succès scientifiques et industriels, nous nous sommes autoproclamés « maîtres et possesseurs de la nature ». L’homme s’est imaginé souverain au sommet de la pyramide du vivant, séparé du reste du règne animal par son intelligence « supérieure ». Il refuse d’admettre qu’il n’est qu’une espèce parmi d’autres, un mammifère pas si différent du chimpanzé ou du dauphin. Comme le notait Albert Camus, « l’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est ». En reniant notre animalité, nous nous sommes crus permis d’asservir, d’exploiter et d’anéantir à notre guise ce qui vit autour de nous. Nous avons rompu le pacte implicite qui nous liait au reste du vivant. La vérité est plus âpre : nous trahissons la vie.

Oui, nous trahissons la vie à grande échelle, systématiquement, presque méthodiquement. Chaque arbre abattu en Amazonie pour quelques planches ou quelques hectares de soja, chaque fleuve détourné ou pollué par nos déchets industriels, chaque espèce éradiquée car elle nous dérangeait, tout cela constitue autant de preuves accablantes de notre parjure. Nous traitons la planète comme une mine à ciel ouvert et comme un dépotoir, oubliant qu’elle est d’abord une toile du vivant où chaque fil compte. Nous assassinons la vie du plus petit au plus grand. L’insecte qui grignote nos monocultures est pulvérisé de pesticide, tandis que l’éléphant est abattu pour ses défenses. Les fleurs sauvages qui constellaient nos prairies sont éradiquées par les herbicides, condamnant abeilles et papillons à la famine. Les rivières qui serpentaient librement sont endiguées ou transformées en égouts à ciel ouvert. À force de vouloir tout dompter, tout exploiter sans limite, nous stérilisons les sols et nous empoisonnons l’air et l’eau dont nous dépendons.

Le résultat de cette trahison est sans appel. La sixième extinction de masse est en cours : en l’espace de quarante ans, 60 % des populations d’animaux sauvages ont disparu. La biodiversité s’effondre à un rythme jamais vu depuis l’extinction des dinosaures. Nos forêts primaires partent en fumée. Et c’est en Californie, eldorado des images, que sont tombées dans la panique les contraventions pour excès d’insouciance : des incendies records ont ravagé des millions d’hectares. Pendant que les piscines de Malibu se transforment en bouilloires, nos océans se vident de leurs poissons. Même les insectes se raréfient dramatiquement : qui n’a pas remarqué que les pare-brise de nos voitures ne se couvrent plus de papillons de nuit écrasés lors des soirs d’été ? Partout le vivant recule sous nos assauts. Et ce ne sont pas des droits de la nature abstraits qui sont bafoués : c’est la réalité concrète de la vie, dans toute sa splendeur et sa diversité, qui est saccagée, sous nos yeux, par nous et pour nous.

Ironiquement, en saccageant la vie, nous nous transformons en nuisibles à éliminer et nous sommes assez fous pour nous en charger nous-mêmes. Il suffirait de prendre conscience que notre espèce dépend entièrement de cette toile du vivant que nous déchirons allègrement. Abeilles pollinisatrices, vers de terre fertilisant le sol, plancton oxygénant les océans, sans eux, pas de nourriture, pas d’air respirable. Et voici que la facture nous est présentée, sans fioriture : dérèglement climatique, sols lessivés, pandémies émergentes… Nos excès créent les conditions d’un monde invivable pour l’être humain lui-même. Les mégafeux, les sécheresses, les inondations records ne sont pas une vengeance de Gaïa ; ce sont les conséquences directes de nos actions. Nous avons nous-mêmes créé les conditions de notre expulsion. Le syndic s’appelle la Terre et elle nous survivra. Il n’y a que les écolos pour continuer à brailler « qu’il faut sauver la planète ». Mais la planète s’en moque comme de sa première ère, elle en a vu d’autres.

Lévi-Strauss nous avait mis en garde : « Le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui. » Si nous persistons dans cette voie suicidaire, la nature continuera sans nous, tout simplement. La vie, mutilée mais tenace, finira par reprendre ses cycles millénaires une fois l’espèce coupable évaporée. Ce ne sera pas la « nature qui reprend ses droits », mais bien l’humanité qui aura perdu le sien, le droit de faire partie de la communauté des vivants. Comme tous les droits il est assorti de devoirs, et ça, nous avons feint de l’ignorer.

Il est encore temps de changer, d’abandonner l’arrogance pour la fraternité avec le vivant. Tirons enfin les leçons de nos erreurs avant qu’il ne soit trop tard. Comme l’avait déclaré Jacques Chirac en 2002, « notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » Or, il faut le rappeler, nous n’en sommes que les locataires, au même titre que les fourmis, les libellules, les antilopes, les baobabs, les chênes et les girafes. Si nous voulons continuer d’habiter cette maison commune, nous devons nous comporter en locataires respectueux, respectueux de la vie sous toutes ses formes, respectueux de tous nos colocataires. C’est à ce prix seulement que nous pourrons espérer réconcilier l’humanité avec le reste du vivant, et mériter enfin notre place dans cette nature à laquelle nous appartenons encore.

Consultant et spécialiste des médias, Xavier Couture a travaillé dans la presse et l’audiovisuel notamment TF1, Canal+ et Orange....

À trop vouloir contrôler la nature, à surexploiter les ressources communes du vivant, nous avons oublié l’essentiel au point de tomber dans l’hubris. Au printemps 2020, confinés chez nous, nous avons vu défiler sur nos écrans des scènes inédites : un sanglier flânant dans les rues désertes de Barcelone, des canards se hasardant sur les Champs-Élysées, et même, illusion virale d’un monde en pause, des dauphins prétendument apparus dans les canaux de Venise. « La nature reprend ses droits », s’enthousiasmait-on alors. Vraiment ? L’expression est belle, on se la répétait comme si nous étions devenus les visiteurs de nos rues. Ce romantisme de la contemplation était rassurant, quand les hôpitaux n’en pouvaient plus. On se plaisait à imaginer qu’après des siècles de domestication forcenée, le vivant puisse profiter de la moindre absence humaine pour reconquérir le bitume et le béton. Comme si une sorte de justice immanente rendait enfin à la faune et à la flore le territoire dont nous les avions chassés. Pourtant, il n’y a là aucune revanche planifiée du vivant, juste un constat trivial : la vie occupe chaque espace dès qu’on lui en laisse la chance. Ce que nous appelons « reprendre ses droits » n’est en vérité que la suspension provisoire d’une injustice, la nôtre. Car la nature n’a pas de « droits » à opposer aux humains, pas de contrat à faire valoir devant quelque tribunal de l’écologie. Elle est, tout simplement. Et dès que nous cessons de l’écraser, elle repousse, têtue, dans les moindres interstices. L’herbe folle fissure le bitume, les…

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