Découvrez Zone Critique

LE PARIS DES ÉCRIVAINS

Écrire et dessiner Paris le matin

Par Stéphanie Elbaz

La ville n’est pas la même en fonction des moments de la journée. Aux petites heures, alors que l’activité monte crescendo, elle offre un spectacle souvent ignoré.

 

Réveil 5 h 55. Paris se lève dans quelques minutes.
Saisir le matin avant qu’il ne parte.
Arriver avant lui comme on fait le pied de grue avant un concert pour être au premier rang.
Lever du soleil et sa douce émergence. Heures préférées pour rendez-vous avec mon texte.
Enfiler un pantalon fluide. Des chaussures sans chaussettes.
Un pull soyeux par-dessus le débardeur encore froissé de la nuit.
Faire vite.
Pas de soutien-gorge.
Mieux sentir aussi la caresse du jour sur le corps encore endormi.
Un sac en tissu de fortune.
J’engouffre texte sur iPad, carnet Moleskine, plume, boîte d’aquarelles.
Je connais par cœur les horaires d’ouverture et de fermeture des cafés du quartier, tout comme leur orientation.
Balade matinale du soleil. Moment suspendu.
Tous les matins, la même urgence de se prélasser, de le cueillir.
Matin passe presque chaque jour trop vite. Je retrouve sa trace sur la façade de l’immeuble de la rue Saussier-Leroy.
Un mince filet qui doit son existence privilégiée à l’immeuble qui n’a pas fini de grandir en face.
Toujours pas de chaise, ni de café à cet endroit.
Imaginer ouvrir une échoppe ici. Pour saisir ce rayon saisonnier.
Envisager de revenir un matin avec une chaise emportée de la maison.
Résignée par l’idée enfantine sans queue ni tête, poursuivre l’errance devant la boulangerie et ses tables installées dans la perpendiculaire.
Le souk de la rue Poncelet.
Allées et venues du marché.
Des bonjours à la cantonade, un peu trop de familiarités.
On se parle parfois mal et un peu trop fort pour l’heure qu’il est. Pourrais écrire dans la nuit à la craie devant leurs stands « laissez les gros mots à l’extérieur du souk, là où se tutoient les voitures ». Deuxième pensée enfantine.
Au troquet d’à côté de la boulangerie, ça boit un premier café avant l’arrivée des clients. Le maraîcher et son camion à l’arrêt, la fille du primeur, le préparateur du boucher.
Faudra attendre encore une heure ou deux pour le sandwich et la bière.
Irais bien m’inspirer du small talk des commerçants. Pas de monnaie dans mon pantalon. Rien qu’une poignée d’amandes jetées dans ma poche. Je sais d’expérience qu’ici, le patron ne rigole pas avec les frais qu’on lui prélève sur les cartes bancaires. On paie en sonnantes et trébuchantes.
À la terrasse de la boulangerie, un téléphone suffit pour acheter son café.
Liberté est inscrit sur la devanture.
Guillaume Apollinaire m’irait bien comme voisin de table.
Un café. Pas de viennoiserie.
Tenir la neutralité digestive du matin.
Café noir et se nourrir des fruits secs qui se promènent comme des cailloux dans la poche.
« Dans une tasse, pas un gobelet s’il vous plaît. »
Ici, le soleil n’est pas direct. Avec Apollinaire, on s’assied pourtant.
Liberté j’écris ton nom…sur la façade d’une boulangerie.
J’ouvre mon carnet. Prends ma plume et libère mes cheveux.
Les offre en bataille au fantôme d’Apo qui se moque bien de mon allure.
Il attend que ma plume trace un premier trait bien noir comme du café.
Une gorgée. J’inscris la date du jour.
Suivi de « Liberté ».
Rue piétonne du souk. 6 h 22
Première phrase.
Une interrogation me vient.
Le soleil m’est-il plus agréable quand il caresse ma peau ou étalé d’ombres portées sur le mur d’en face ?
Regarder les choses de l’extérieur est-il davantage fascinant ?
Préféré-je être dans la vie ou juste en retrait ?
Comme quand j’écris.
Ne me place-je pas dehors ?
Éternelle étrangère.
Comme toi Apollinaire.
Pensée pour ta mort si jeune.
Je repense à ta description dans Gabriële des sœurs Berest.
Je t’aimais déjà avant ce livre.
T’ai trouvé encore plus touchant dans ton amitié à Gabriële.
J’aurais fait de toi mon meilleur ami.
Deux voisins coréens s’installent. Un garçon et une fille.
Allures pointues déjà à 6 h 27. Jet lag supposé.
La boulangerie Liberté est connue jusqu’au Pays du matin calme pour ses chaussons aux pommes feuilletés comme des kouign-amann et son pavé au chocolat.
Le couple met en scène les petits pavés de pains. Clic la table, le chausson et le pavé.
Cesser la diversion.
Retourner à mon carnet.
Déversoir de mes pensées.
Rituel du matin obligé.
Inscrire ici ce qui ne sera pas dans mon ouvrage.
Me dépêcher de prendre mon temps. 6 h 34. J’ai rendez-vous avec mon texte à 7 heures.
D’où partirais-je ce matin ?
Que me suis-je laissée à moi-même hier à retravailler ?
Trac devant mon puzzle.
Écrire dans mon carnet pour nettoyer avant d’attaquer.
Inscrire ici ce qui ne doit pas avoir droit de cité dans mon texte sacré.
Retrouver la neutralité. Viser la sobriété.
L’ouvrage en cours ne regorge-t-il pas déjà de phrases à sacrifier ?
S’épurer pour ne pas le charger de ma procrastination philosopheuse du matin.
Ni de quelque ressenti stérile des jours précédents.
Mes personnages sont des êtres d’exception et n’ont pas le temps de s’encombrer de mes médiocrités.
Gorgée de café.
Amandes dans la poche. Je lève les yeux sur le couple fashion-matin.
Ils n’ont toujours pas entamé leurs viennoiseries.
Ils posent pour la photo.
Ne pas leur sourire.
Ne pas me faire remarquer.
Les regarder sans être vue. Les dessiner sans me faire prendre dans ma paparazzade de papier.
Dessiner le couple qui pose pour l’objectif selfiste qui a oublié d’avoir un point de vue et occuper mon esprit à l’émerveillement des plans que réveille toujours le dessin d’observation. Bon exercice pour laver ma tête puisque les phrases-déversoirs ne viennent pas.
Noter la tête du garçon plus grosse que les deux vitrines d’en face réunies, le ciel petit comme un carré de métro découpé dans la rue escarpée.
Entrer dans le dessin pour dégazer la pression de l’ouvrage qui m’attend.
Ne pas s’agacer de ce que pas grand-chose à écrire ce matin dans mon carnet déversoir.
Hormis une maigre et non inédite réflexion sur le dehors, le champ et le hors-champ.
Pourquoi préférer être en dehors de la vie plutôt que la vivre ?
Rien d’inédit d’autant que de surcroît ceci n’est pas l’apanage des écrivains.
Le touriste coréen ne fait-il pas la même chose en choisissant de photographier son chausson aux pommes plutôt que de le manger. Rester en dehors du présent pour le faire tenir plus longtemps. Quitte à oublier de le vivre. Comme quand je veux garder le matin.
Je dessine la fille qui prend la pose, tient le geste en suspens, assise et tenant le chausson prêt à être englouti dans sa bouche.
Tandis que son ami, tenant la perche les photographie des dizaines de fois.
Je les croque comme un chausson aux pommes.
Pas fini mon croquis.
Ils échangent les poses.
Flûte !
La fille prend une posture différente.
Elle est maintenant tournée vers l’enseigne de la boulangerie pour la désigner.
Suis réduite à improviser.
Plus de matière pour tracer ses yeux et ses mains. Astuce d’amatrice, lui ajouter des lunettes.
Dessin du matin à peu près.
Le monde tourne toujours trop vite quand je dessine. Pas de fonction pause.
Le temps passe et se moque bien de mes dessins.
Rattraper les mains fantômes.
Avec le texte autour, ça fera diversion.
Du texte pour rendre le dessin amateur dilettant. Le dessin pour conférer au texte sans grand intérêt son caractère anecdotique. (Testimonial ?) (Illustratif ?) du café du matin.
Avec Liberté.
Gorgée de café.
Dernière amande introuvable perdue dans ma poche.
Penser à raccommoder le trou.
6 h 47. Ajouter des couleurs.
Mettre une marinière verte au garçon, une chemise orange à la fille.
Un ciel bien bleu de saison.
Une touche de mauve pour le sol – couleur marron interdite.
Laisser sécher.
6 h 59. Commencer la journée.
Dire au revoir à Apollinaire et reprendre l’ouvrage.
Se couper des commerçants.
Se fermer à l’action passionnante des voisins du pays du matin maintenant rassasiés qui dégustent les viennoiseries libertaires.
Ne pas regarder les jolis doigts dessinés comme des osselets de la vieille dame qui vient de s’asseoir à ma gauche et fume une cigarette.
Ne pas partir dans la pensée de demain quand je serai une vieille dame avec des doigts remplis d’excroissances. Ne plus regarder le primeur qui trempe son croissant dans son gobelet à quelques centimètres de moi.
Faire comme lui, qui ne m’a pas vue, transparente, supposée avoir disparu dans les limbes de mon texte sacré.
Ne pas être attirée par le geste de la jeune fille en crop et sans clope qui tire sur sa tige électronique.
Ne pas appeler la nostalgie des cigarettes de papier.
Couper les réflexions qui invitent le temps passé ou futur. Entrer dans le présent éternel de la galaxie du texte.
M’effacer de Paris.

Philosophe de formation, Stéphanie Elbaz réalise et écrit des magazines et des documentaires pour la télévision. Elle a publié son premier roman chez JC Lattès, Un jasmin en hiver (également disponible en poche chez Harper Collins)....

La ville n’est pas la même en fonction des moments de la journée. Aux petites heures, alors que l’activité monte crescendo, elle offre un spectacle souvent ignoré.   Réveil 5 h 55. Paris se lève dans quelques minutes. Saisir le matin avant qu’il ne parte. Arriver avant lui comme on fait le pied de grue avant un concert pour être au premier rang. Lever du soleil et sa douce émergence. Heures préférées pour rendez-vous avec mon texte. Enfiler un pantalon fluide. Des chaussures sans chaussettes. Un pull soyeux par-dessus le débardeur encore froissé de la nuit. Faire vite. Pas de soutien-gorge. Mieux sentir aussi la caresse du jour sur le corps encore endormi. Un sac en tissu de fortune. J’engouffre texte sur iPad, carnet Moleskine, plume, boîte d’aquarelles. Je connais par cœur les horaires d’ouverture et de fermeture des cafés du quartier, tout comme leur orientation. Balade matinale du soleil. Moment suspendu. Tous les matins, la même urgence de se prélasser, de le cueillir. Matin passe presque chaque jour trop vite. Je retrouve sa trace sur la façade de l’immeuble de la rue Saussier-Leroy. Un mince filet qui doit son existence privilégiée à l’immeuble qui n’a pas fini de grandir en face. Toujours pas de chaise, ni de café à cet endroit. Imaginer ouvrir une échoppe ici. Pour saisir ce rayon saisonnier. Envisager de revenir un matin avec une chaise emportée de la maison. Résignée par l’idée enfantine sans queue ni tête, poursuivre l’errance devant la boulangerie et ses tables installées dans…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews