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Face à l’ensauvagement du monde…

Par Hicheme Lehmici

Économie, culture et information deviennent, dans une sorte de basculement de paradigme, les lieux mêmes de la continuation de la guerre par d’autres moyens.
L’histoire se répète là où on ne l’attend pas. En 1218, une délégation mongole envoyée par Gengis Khan traverse les steppes d’Asie centrale pour rencontrer le Shah du Khwarezm. L’objectif : négocier le règlement d’un différend commercial et éviter la guerre. Mais les émissaires sont exécutés et mutilés. Vécu comme un affront majeur dans la culture mongole où la figure diplomatique est sacralisée, ce massacre déclenche la vengeance de Gengis Khan et inaugure l’une des campagnes de conquêtes les plus dévastatrices de l’histoire.

Huit siècles plus tard, le décor a changé mais l’intention profanatrice demeure. En avril 2024 à Damas : un missile frappe le consulat iranien, tuant 16 personnes dont des diplomates et un général. L’attaque, attribuée à Israël, pulvérise une règle universelle : la sanctuarisation des missions diplomatiques. Les chancelleries occidentales s’abstiennent de toute condamnation, reléguant la violation du droit international au rang de nouveau mode de règlement envers les nations récalcitrantes du « Sud global ».

Pourtant, l’humanité avait longtemps progressé dans la domestication des règles de guerre. Les cités grecques honoraient leurs hérauts, Rome codifiait le ius gentium, les Abbasides inventaient à Bagdad les maisons d’hospitalité diplomatique, le Moyen Âge européen protégeait les émissaires étrangers. L’époque moderne institua la diplomatie permanente : le Congrès de Vienne (1815) grava dans le marbre l’inviolabilité des diplomates, reprise par la Convention de Vienne (1961) et la Charte de l’ONU après 1945. Même aux heures les plus sombres de la guerre froide, Moscou et Washington respectaient cette fiction : on s’espionnait, on menaçait, on assassinait, mais jamais on ne touchait aux corps diplomatiques. Il restait des sanctuaires, des couloirs où la parole circulait encore quand tout le reste s’effondrait.

Le bombardement du consulat iranien n’est peut-être pas une anomalie, mais le révélateur d’une époque où la notion de sanctuaire a disparu et où les règles limitant les conflits se sont effondrées. Gaza en fournit l’exemple : hôpitaux, écoles et couloirs humanitaires systématiquement visés, immeubles détruits sans la moindre justification militaire. Il en a été de même à Khartoum, au Soudan, où des frappes aériennes se sont abattues en 2023 en plein centre-ville sur des marchés bondés, par simple volonté de vengeance. Dans l’est de la République démocratique du Congo, dans un génocide silencieux qui ne dit pas son nom, ce sont des villages entiers qui disparaissent dans l’indifférence générale, sous les assauts de milices et d’armées informelles guidées par l’appât du gain promis par le contrôle des terres rares. Partout, la même logique.

Plus inquiétant encore : le droit international humanitaire et les Conventions de Genève ne sont plus que des textes creux. Les bombardements de zones habitées ne scandalisent plus. Ambassades, hôpitaux, écoles deviennent des cibles. La guerre a cessé d’être encadrée ; elle déborde partout.

Les puissances occidentales, autoproclamées gardiennes des règles, se permettent frappes extraterritoriales, sanctions massives sans mandat, exécutions extra-judiciaires vantées par leurs chefs d’État. Partout, la même logique : imposer par la force ce qu’on ne peut plus obtenir par le droit. Ce n’est pas un retour en arrière mais pire encore : une guerre sans tabou, sans distinction entre civil et militaire, où ruse et brutalité remplacent l’honneur. L’ensauvagement n’est plus une menace : il est devenu réalité.

Les temps où les belligérants se déclaraient officiellement la guerre et où leurs chefs courageux se positionnaient en première ligne sont loin. L’époque est aujourd’hui à la guerre secrète, à la conspiration technologique, déployée dans toutes les dimensions de l’humanité : enfants libanais victimes des bippers, familles de scientifiques iraniens décimées par drones guidés via messageries chiffrées… Ce qui s’effondre, ce n’est pas seulement un traité mais l’idée même de limites à la guerre.

Clausewitz voyait la guerre comme « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Aujourd’hui, économie, culture et information deviennent dans une sorte de basculement de paradigme, les lieux mêmes de la continuation de la guerre par d’autres moyens. La brutalisation des sociétés décrite par l’historien Georges Mosse après 1918 se vit désormais à l’échelle mondiale : bombardements banalisés, assassinats ciblés salués comme « chirurgicaux », couloirs humanitaires piégés réduits à une statistique. Hannah Arendt y aurait vu la « banalisation du mal » à travers une barbarie qui ne serait plus l’apanage du passé mais devenue la norme.

La guerre se déploie désormais autant dans les cerveaux que sur le terrain. Réseaux sociaux, IA et mass media transforment la perception du monde en champ de bataille. Chacun impose son récit : propagande à Moscou, storytelling à Washington, campagnes virales à Pékin. Arendt encore nous prévenait : « Si tout le monde ment toujours, la conséquence n’est pas qu’on croie au mensonge, mais que plus personne ne croit plus rien. »

L’ordre international de 1945, né des ruines de la Seconde Guerre mondiale et reposant sur l’ONU et les biens communs universels, est mort. Cet ordre qui a commencé à se fissurer bien avant l’invasion de l’Ukraine de 2022, le président américain Donald Trump l’a accéléré : retrait des accords climatiques, mépris pour l’ONU, dénonciation unilatérale des traités multilatéraux. Depuis, le phénomène s’est généralisé : chacun contourne les institutions internationales, infiltre ces dernières – comme avec l’épisode de l’espionnage menée par des agents de l’AIEA –, agit seul ou en coalition pour ses propres intérêts, toujours aux dépens de l’intérêt collectif. Hans Morgenthau le rappelait avec justesse : quand les règles s’effacent, les rapports de force bruts reprennent leurs droits.

L’Occident, longtemps garant autoproclamé des normes, en est devenu l’un des premiers transgresseurs. Il dénonce certaines guerres et en cautionne d’autres, brandit les Droits de l’homme ici et les oublie ailleurs, soutient des révolutions dites « démocratiques » tout en ménageant des régimes autoritaires stratégiques. Cette indignation sélective et toute cette hypocrisie du double standard creusent le fossé avec le « Sud global », qui cherche d’autres repères, peut-être au sein des Brics ou de l’Organisation de coopération de Shanghai.

Et c’est là que s’enracine l’ensauvagement du monde : non seulement dans les bombes, mais dans la rupture du langage commun qui contenait la violence. Quand plus aucun mot n’est partagé, il ne reste que la force brute. Hobbes le disait : quand la règle s’efface, c’est la jungle qui avance.

Et pour ne rien arranger, cet ensauvagement franchit désormais un seuil qu’on croyait durablement sanctuarisé : le nucléaire. Récemment, des drones frappaient les avions stratégiques de la flotte russe, dont la localisation avait été partagée dans le cadre des accords Start. Ce qui devait être un gage de confiance est devenu une faiblesse exploitée par les services britanniques et ukrainiens. Pire : médias et experts occidentaux ont salué « un coup de maître », sans mesurer la portée symbolique de l’événement. En frappant là où subsistait un minimum de confiance, c’est tout l’édifice du contrôle nucléaire qui a vacillé.

Quand même le domaine le plus sacré des relations internationales (la dissuasion nucléaire et ses règles tacites) devient un champ de bataille applaudi, c’est que la bascule est consommée. Les monstres dont parlait Gramsci ne se lèvent plus dans le clair-obscur : ils marchent désormais en plein jour.

Hicheme Lehmici est analyste en géopolitique et secrétaire du Geneva International Peace Research Institute....

Économie, culture et information deviennent, dans une sorte de basculement de paradigme, les lieux mêmes de la continuation de la guerre par d’autres moyens. L’histoire se répète là où on ne l’attend pas. En 1218, une délégation mongole envoyée par Gengis Khan traverse les steppes d’Asie centrale pour rencontrer le Shah du Khwarezm. L’objectif : négocier le règlement d’un différend commercial et éviter la guerre. Mais les émissaires sont exécutés et mutilés. Vécu comme un affront majeur dans la culture mongole où la figure diplomatique est sacralisée, ce massacre déclenche la vengeance de Gengis Khan et inaugure l’une des campagnes de conquêtes les plus dévastatrices de l’histoire. Huit siècles plus tard, le décor a changé mais l’intention profanatrice demeure. En avril 2024 à Damas : un missile frappe le consulat iranien, tuant 16 personnes dont des diplomates et un général. L’attaque, attribuée à Israël, pulvérise une règle universelle : la sanctuarisation des missions diplomatiques. Les chancelleries occidentales s’abstiennent de toute condamnation, reléguant la violation du droit international au rang de nouveau mode de règlement envers les nations récalcitrantes du « Sud global ». Pourtant, l’humanité avait longtemps progressé dans la domestication des règles de guerre. Les cités grecques honoraient leurs hérauts, Rome codifiait le ius gentium, les Abbasides inventaient à Bagdad les maisons d’hospitalité diplomatique, le Moyen Âge européen protégeait les émissaires étrangers. L’époque moderne institua la diplomatie permanente : le Congrès de Vienne (1815) grava dans le marbre l’inviolabilité des diplomates, reprise par la Convention de Vienne (1961) et la Charte de l’ONU après 1945.…

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