Touchée au cœur par son passage à Paris, la Nantaise a défloré les dessous cruels de la ville à travers deux fictions majeures.
Topographie hantée de sa capitale des ombres.
Cruel en capitale
«Excepté dans les jours de folie et d’hystérie, quand la ville ne se plaît pas à verser le sang, n’importe quel sang, Paris est un Janus bifrons dont chaque visage est masqué. » Voilà l’introduction que donne Gabrielle Wittkop de son ouvrage Paris : Histoire illustrée publié en 1978. Quand elle écrit ce guide historique de la capitale, la Nantaise a quitté Paris et la France définitivement depuis plus de trente ans. Elle a posé ses valises outre-Rhin, vers Francfort, où elle a rejoint son mari. Elle y travaille comme journaliste, publie des reportages pour la presse suisse et allemande. Le reste du temps, elle court le sous-continent indien.
Wittkop a fui. Mais Paris hante toujours Wittkop et Wittkop hante toujours un peu Paris. À 50 ans passés, elle a fait une entrée brûlante sur la scène littéraire parisienne avec Le Nécrophile, publié quelques années plus tôt par Régine Deforges. Son nom plane sur le petit milieu littéraire érotique. Surtout depuis que les autorités en ont réclamé l’interdiction. « Il y a tout lieu de croire que sa lecture sera profondément néfaste » peut-on lire dans le PV de la Commission de contrôle et de surveillance des publications chargée alors de la censure.
Paris est au centre du récit du Nécrophile, Lucien N., antiquaire arrachant les âmes mortes à leur sépulture pour les aimer dans la moiteur de son appartement parisien. Si la nécropole géante est un terrain de jeu idéal, la ville n’est pas un plan fixe. Le cimetière de Montparnasse, espace nourricier du roman, fait corps avec les personnages. « L’immense foule endeuillée se pressait dans les allées, parmi des gloires de chrysanthèmes et l’air avait la saveur amère, enivrante de l’amour. Eros et Thanatos. Tous ces sexes sous la terre, y pense-t-on jamais ? »
Comme souvent chez Wittkop, le régime de vérité compte peu en ce qui concerne Paris. Ce qui intéresse l’écrivaine, c’est de tremper sa plume dans les détails charnus de la cité pour en faire « un tableau organique ». Le même procédé est utilisé avec Bombay dans La Mort de C. ou Venise dans Sérénissime Assassinat. Toute sa bibliographie – 15 livres et de nombreux inédits – suivent ces rues et boyaux qui alimentent des intrigues marquées toutes par la chair et le sang. Un espace idéal pour ses narrations où l’étrangeté dispute le sensuel au grotesque. Dans La Marchande d’enfants, c’est le Paris du xviiie siècle qui fait corps avec les fantasmes décadents de deux mères maquerelles. « Paris proxénète est au fond du décor », écrit Wittkop citant Jean Lorrain dans son Paris illustré. « Il y a quelque chose de l’ordre du mythe dans le Paris de Wittkop, parce qu’elle a écrit sur une ville qu’elle n’habitait plus. C’est le Paris de la Révolution et des décadents. Un Paris livresque influencé non par son vécu mais par ses influences littéraires, Sade ou encore Oscar Wilde. Elle avait d’ailleurs tenu à ce qu’on aille boire un verre dans l’hôtel rue des Beaux-Arts où est décédé Wilde. Comme pour se recueillir », analyse Jeanne Guyon, éditrice de Verticales, qui a republié les œuvres de l’autrice au début des années 2000.
À l’époque, Wittkop, de passage à Paris, s’arrête au Lenox. L’ancien Grand Hotel des Écoles, installé 15, rue Delambre, sur la rive gauche, a vu passer Tristan Tzara, Henry Miller ou encore Kiki de Montparnasse. La rue elle-même est un ancien repère d’artistes, comme la peintre surréaliste Leonor Fini, amante d’André Pieyre de Mandiargues, avec laquelle Gabrielle Wittkop partagera d’ailleurs une brève mais ardente correspondance à la fin de sa vie.
Wittkop n’a pas vécu l’âge d’or du Paris littéraire. Elle s’en repaît postérieurement quand elle remet un pied dans le pays. Manière peut-être d’effacer des souvenirs douloureux liés à la ville, ceux de l’Occupation. En 1942, l’écrivaine en devenir a 22 ans. Dans la capitale assiégée par les nazis, elle loge alors sous une mansarde de la rue de Seine. Un triangle à cheval entre les quartiers de l’Odéon, de Saint-Germain-des-Prés et de la Monnaie. Gabrielle Wittkop s’appelle encore Marguerite Marie Louise Gabrielle Ménardeau. On ne sait pas comment la jeune femme parvient à survivre pendant la guerre. Elle qui se rêvait illustratrice comme son père finit par aiguiser son verbe sur des nouvelles qu’elle publiera dans le supplément féminin de L’Aurore à la Libération. Sans plus de détails, on ne peut que spéculer sur ses difficultés personnelles. Discrète, Gabrielle témoignera malgré tout dans les médias de la « perte d’un ami très proche fusillé par les nazis ».
C’est dans cette période que sa vie bascule. Un petit matin d’hiver, Gabrielle rencontre son futur mari, Justus. Écrivain, il a vingt ans de plus qu’elle, aime Danton, Hoffmann et lit les anarchistes. Comme elle, il cultive aussi les amours homosexuels. Il a déserté l’armée d’Hitler qu’il hait jusqu’à son dernier souffle. C’est un homme marié. Dans Pariser Tagesbuch (Journal de Paris), publié en 1985 en Allemagne et inspiré de son expérience de déserteur dans la capitale, il rend compte de l’événement. « J’ai vu Antoinette [Gabrielle] pour la première fois par une froide journée de janvier de l’année dernière, dans la maison d’un vieil ami,(…) fils d’un marchand strasbourgeois et d’une mère argentine, qui passait les deux tiers de ses journées sur des navires anglais et dans la brousse africaine. »
Sous la petite mansarde rue de Seine, Gabrielle cache des mois durant son amour qui dissimule, lui, son identité sous de faux papiers russes. Le 28 août 1944, toujours selon le journal, Gabrielle craignant que Justus soit injustement abattu à la Libération de Paris, prend les devants et l’accompagne à la préfecture de police de Paris. Ils longent ensemble « la rue Guénégaud, pleine d’ombres bleues abritées par les Vieux murs de la monnaie » puis arrivent à la préfecture. Justus sera transféré en Angleterre et travaillera pour une émission de la BBC jusqu’à la fin de la guerre. Jetée à la vindicte populaire, Gabrielle sera tondue comme elle le racontera dans la presse.
« C’était un énorme traumatisme chez elle, se souvient son éditrice. Avoir été anti-nazie et trahie par des Français, elle ne l’a jamais pardonné au pays. » Deux ans plus tard, Gabrielle quitte définitivement ce Paris-Janus, qui lui a offert un cœur pour mieux le percer en retour.
Lou Syrah
À la recherche du cœur ardent
Et si nous suivions Gabrielle Wittkop dans la ville, main dans la main, ou à tout le moins en marchant dans les pas d’un de ses personnages ? Pour découvrir Paris sous une lumière nouvelle, rapprochons-nous donc de Marguerite, la narratrice de La Marchande d’enfants, un roman épistolaire paru à titre posthume, en 2003.
Débutons donc notre déambulation là où commence le roman. Dès la première lettre à son amie Louise, Marguerite nous précise ainsi : « On me trouve rue des Fossés-Saint-Germain, juste en face du théâtre des Comédiens Français, au-dessus de chez Zoppi, café où fréquentent les beaux esprits. »
Si vous n’avez aucune idée d’où se trouvent ces lieux, c’est bien normal, car le Paris décrit dans ce roman est celui de la Révolution. C’est en effet du 27 mai 1789 qu’est datée la première lettre (une date choisie à dessein par l’autrice, elle-même née un 27 mai, mais en 1920). Le théâtre des Comédiens Français, c’était la Comédie-Française, dont la rue actuelle de l’Ancienne-Comédie, dans le 6e arrondissement, porte le nom. Au 14, si vous levez la tête, vous apercevrez ainsi une plaque qui mentionne : « Comédie Française – Ancien Hôtel des Comédiens ordinaires du Roi ». Au 13, c’est le Procope, qui s’est un temps appelé le Zoppi.
Traversons le boulevard Saint-Germain et prenons, un peu plus loin sur la droite, la rue Saint-Sulpice, pour marcher jusqu’à l’église du même nom. C’est là-bas que Marguerite découvre Mélanie, qui « se débattit sauvagement quand on la mit en fiacre » (pour savoir ce qu’il advient de Mélanie, lisez La Marchande d’enfants). Si le cœur vous en dit, entrez dans l’église, qui a connu un drôle de sort sous la Révolution, puisqu’elle est devenue, dès 1793, un temple de la Raison, monument reconverti pour le culte de l’Être Suprême (avant de retrouver, quelques années plus tard, sa raison d’être et son culte catholique).
Prenons le métro à Sèvres-Babylone, pour quatre stations. C’est à Concorde que nous descendons. Nous allons devoir faire appel à notre imagination, car loin des bus et des voitures qui tournent aujourd’hui autour de l’obélisque, c’est en janvier 1793 que nous devons nous projeter, pour l’exécution de Louis XVI. Et Wittkop de décrire le ciel « tout rose sur la place de la Révolution », sous la lueur des torches des bourreaux. Avec plus de 2 500 exécutions en quelques années à peine, il fallait une guillotine bien huilée. Hélas, les mises à mort sont trop rapides – Marguerite regrette les temps d’avant : « dans ma jeunesse, on allait voir rouer et je vous assure que le spectacle en valait la peine pour peu qu’on fût heureusement placé. »
Avançons par la rue de Rivoli. Face au Meurice, nous pouvons lire, sur une plaque accrochée aux grilles des Tuileries, qu’ici se trouvait autrefois la salle du Manège, haut lieu de réunion des assemblées parlementaires. C’était de cette salle que partait le passage du Manège, mentionné dans le roman (où des enfants ivres et « coiffés du bonnet rouge, clamaient des chants abominables »), jusqu’à la rue du Dauphin, actuelle rue Saint-Roch.
C’est à l’église Saint-Roch que Marguerite trouve de quoi satisfaire une cliente, « riche harpie vouée à l’occultisme » (la lecture du roman vous permettra de savoir de quoi est capable cette « belle dame » qu’est madame Canillat).
Continuons par la rue Saint-Honoré, où se retrouvait le Club des Jacobins, et où passaient les condamnés à mort, arrivant depuis la Conciergerie et se rendant place de la Révolution, cette Concorde d’où nous venons.
Faisons une halte au Palais-Royal, là où se trouve à présent la Comédie-Française (loin de la rue de l’Ancienne-Comédie, où nous avons commencé notre balade). C’est aussi l’occasion, puisque ce Palais-Royal est mentionné dans le roman (comme un lieu infréquentable), de nous pencher sur les descriptions du Paris de la Révolution : « cette épouvantable lie s’achemine lentement le long des rues vers la Seine puis en infecte les bords où les puiseurs prennent le matin l’eau qu’utilisent les Parisiens pour leur cuisine et leurs ablutions » (à ce stade de la lecture et de la balade, vous devriez déjà être en train d’essayer de vous procurer le roman).
Repassons rive gauche en empruntant le pont du Carrousel, puis marchons jusqu’au quai des Grands-Augustins, où se trouvait le marché à la volaille, dit marché de la Vallée. C’est là, un jour de mai 1790, que Marguerite rencontre le marquis de Sade en personne…
Remontons par le pont Saint-Michel et le pont au Change, pour repasser rive droite, à la recherche d’un autre lieu qui n’est plus : le Grand-Châtelet, prison dans laquelle croupissaient les pires criminels de Paris, a été rasé et transformé depuis en place tranquille – la place du Châtelet. Outre les geôles, on y trouvait aussi une morgue, décrite dans le roman comme « un des lieux les plus courus de Paris ». On peut sans mal imaginer l’étonnante expérience que représentait le fait de se rendre sur place : « On accède à un réduit gluant où les gens font la queue et attendent l’instant où ils pourront contempler par le fenestron les débris que, moyennant quelques sols, un laquais éclaire de son flambeau complaisant. » Après avoir lu ces belles lignes, tâchons de ne plus de nous plaindre des mauvaises vapeurs des pots d’échappement !
Descendons à présent quai de Gesvres, puis prenons le pont d’Arcole et le pont au Double, pour nous rendre dans le 5e arrondissement, mais aussi à la fin du roman. C’est dans sa dernière lettre, datée d’août 1793, que Marguerite erre, « de la Bûcherie à la Huchette, des Trois-Portes à la rue des Rats » (les trois premières existent encore, quant à la rue des Rats, elle est devenue la rue de l’Hôtel Colbert, même si ce dernier n’y a jamais mis les pieds).
Ce que Marguerite cherche là-bas ? C’est le cabaret du « Cœur Ardent ». Ce que recèle cet établissement ? Eh bien, pour le savoir, il vous faudra lire La Marchande d’enfants.
C’est ici que s’arrête notre balade et c’est aussi ici, peut-être, que commence votre prochaine lecture…
Charles Roux...
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