Étiquettes: BM37 • LE PARIS DES ÉCRIVAINS
LE PARIS DES ÉCRIVAINS
Par Delphine Arbo Pariente
Nichée dans le 20e arrondissement, la voie ne mène pas seulement au belvédère de Belleville, mais aussi à un voyage dans un Paris peuplé de souvenirs.
Depuis fin juillet, je sous-loue ce deux-pièces meublé au cinquième étage du 56, rue des Envierges. Parfois, je me demande ce que je fais dans le salon de madame Namvar, au milieu de ses meubles et des tapis persans. Je pense souvent à J., surtout au temps de notre amour quand je courais à perdre haleine pour le rejoindre sous le grand arbre planté sous le pont de l’île Saint-Louis, et j’accueille cette effraction qu’il opère dans mon cœur avec mélancolie. Cet appartement est comme un sas entre ma vie d’avant et ma nouvelle vie, et ce dépaysement me soulage un peu. Rien ici ne m’appartient, pas la moindre robe dans une armoire, pas la moindre photo dans un cadre accroché au mur de l’entrée. J’ai acheté sur un site de seconde main un matelas sur lequel je dors et un portant pour suspendre les quelques vêtements que j’ai pris avec moi. Tout le reste est dans un garde-meuble à la périphérie de Paris.
Il y a deux mois, Jean m’a quittée. La première semaine, je ne suis pas sortie de l’appartement de madame Namvar. Elle avait laissé dans le frigo de quoi tenir quelques jours, et je lui en étais reconnaissante. Elle ne m’avait rien demandé d’autre que de prendre soin de ses plantes et de l’informer si du courrier lui était adressé en son absence. Elle reviendrait sûrement courant décembre, ce qui me laissait quasiment cinq mois pour reprendre mes esprits.
Je finis par descendre un matin pour faire quelques courses et j’eus l’impression en déambulant dans ce quartier bigarré d’avoir emménagé dans un pays lointain. Je revins deux heures plus tard avec du riz dans un sac de jute, des fleurs de bissap et une crème capillaire au karité.
La première fois que je vins à Belleville, j’avais 10 ans. Je ne sais plus ce que mon père avait à fêter mais il avait décidé qu’on irait à Paris ce jour-là pour acheter des fricassés au thon et des gâteaux au miel chez Bob de Tunis. C’était un samedi en milieu d’après-midi, il fallait environ deux heures pour faire l’aller-retour depuis Sarcelles où nous habitions, dans l’un des premiers grands ensembles de logements collectifs des années 1970.
Mon père a mis la radio, a fait griller le bout de sa Gitane avec l’allume-cigare et, le coude sur la portière, a roulé en chantant de plus belle à chaque fois que le refrain revenait « j’allais le long des rues, comme un enfant perdu, j’étais seul, j’avais froid, toi Paris tu m’as pris dans tes bras ». Maman était restée à la maison et, depuis le siège passager, je regardais défiler les barres d’immeubles du périphérique. Sur le trajet du retour, mon père me raconta son arrivée en France à 20 ans, seul et sans le sou. Avant ce jour, je ne savais rien de l’histoire de mon père ni que j’étais fille d’immigré.
L’après-midi même, je pérégrinais à nouveau dans le quartier en quête d’autres souvenirs. Et me revinrent à l’improviste les noms de ces lieux dont il me parlait adolescente, d’une voix assourdie, comme d’un secret ou d’un souvenir de sa jeunesse française : les ponts de Neuilly, d’Argenteuil et d’Asnières d’où, un an après son arrivée en France, des manifestants contre la guerre d’indépendance en Algérie avaient été jetés à la Seine par la police du préfet Maurice Papon, le 17 octobre 1961, les arrestations de masse entre le métro Opéra et le cinéma Rex d’Algériens venus des banlieues et emmenés au commissariat de la rue Thorel, les échauffourées du Quartier Latin, entre les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. À croire que mon père avait été présent, à sa façon d’égrener ces lieux de Paris avec une précision diabolique. Il connaissait certains quartiers de la capitale aussi bien qu’un chauffeur de taxi.
J’étais surprise de porter en moi cette cartographie de Paris, comme une transfusion d’une mémoire à l’autre, en contrepoint des lieux où j’avais été heureuse avec Jean. Je m’aperçus qu’en marchant dans les rues de Belleville, je remontais à mon insu, le fil du temps à cette époque bénie où respirait encore mon père.
Et si je parcourais à nouveau les lieux où Jean et moi avions été heureux, arriverais-je à le laisser partir ?
Le lendemain, je me levai tôt et commençai sur un carnet, ce pèlerinage. J’allais ouvrir la boîte à mémoire, faire tinter les souvenirs qu’elle renfermait, nous dire au revoir.
Mon esprit vagabonda toute la journée en repensant à l’été suivant notre rencontre où il me demanda en mariage. Nous foulions la butte Montmartre, les jardins Renoir étaient pareils aux jardins suspendus de Babylone et la vigne à flanc de colline nous distrayait de l’agitation de la place du Tertre et du Sacré-Cœur. Comme nous étions heureux ! Comme on s’aimait !
Je notais encore, la terrasse du Mauzac ou la salle aux banquettes rétro du Rostand que nous investissions en début de soirée dans le parfum printanier qui montait du Luxembourg. J’inscrivis les jardins de l’Observatoire où nous déambulions les beaux jours et ce banc des Tuileries où nous nous retrouvions après le travail, « retrouve-moi sur notre banc », m’écrivait-il parfois et j’arrivais.
Jean aimait danser et nous nous rendions souvent les samedis soir, au Petit Journal de Montparnasse, dans l’ambiance joyeuse du jazz ou d’une bossa nova hypnotique scandée par la voix grave et suave d’un descendant de Carlos Jobim. Collés l’un à l’autre, nous avions la sensation de fouler des notes de musique tombées sur le plancher où tant d’amoureux avant nous avaient esquissé des pas de deux. Selon les saisons, l’air sentait le beaujolais nouveau, le vin chaud ou le mojito au rhum de la Havane qui donnait soudain au bistrot parisien des airs de Cuba ou de Copacabana.
Il était déjà tard quand je notais en bas de la page de mon carnet, Le Train Bleu. Mon cœur se serra forcément puisque c’est devant les marches de cette institution Art Nouveau qu’entre Jean et moi, tout commença.
Nous nous étions rencontrés dix ans plus tôt après que je pris sa valise pour la mienne en descendant du Nice-Paris. J’avais candidaté pour un poste de documentaliste et si je le décrochais, je reviendrais vivre dans la capitale. Nice n’aurait été qu’une escale de deux ans, personne ne m’y retenait plus et Paris me manquait. Une fois arrivée chez l’amie qui m’hébergeait, j’entrepris d’installer mes affaires dans la chambre qu’elle me prêtait. J’ouvris le zip qui faisait le tour de la valise et stupeur : ce n’était pas ma valise ! Hormis un petit cœur autocollant sur l’une des roues, rien ne différenciait cette valise de la mienne. Mon entretien était le lendemain, j’étais désemparée. Alors que je cherchais un quelconque moyen de retrouver son propriétaire à partir de ses effets personnels, visiblement un homme (blaireau, aftershave, cravate), mon téléphone vibra. Je décrochai et pour la première fois, j’entendis sa voix.
«Bonjour, j’ai pris votre valise par inadvertance, peut-être avez-vous la mienne ? » On décida de se retrouver trente minutes plus tard, devant Le Train Bleu à la gare de Lyon pour faire l’échange. Je remis en ordre les vêtements que j’avais dépliés, refermais la valise et sautais dans un taxi. Je le vis immédiatement en bas des marches en marbre, ma valise à ses pieds. Il se tenait de dos et au moment où j’arrivais à sa hauteur, il se retourna et, déjà, je sus que job ou pas, je ne quitterais plus Paris. Je n’ai jamais suspendu mes vêtements dans le placard de la chambre de mon amie. J’avais une petite boîte dans laquelle je conservais des tickets de péage, des bouts de papiers chiffonnés, de vieux agendas et quelques photomatons.
Le lendemain, j’écrivis sur la première page du carnet, Jean au feutre noir, le refermai à l’aide d’un ruban clair et le rangeai dans la boîte. Je sentis alors au fond de moi quelque chose se décrocher, comme un caillou dans une artère coronaire.
Je sortis quelques minutes plus tard et en descendant la rue des Envierges, je me dis pour la première fois depuis longtemps que j’avais envie d’une nouvelle robe.
Delphine Arbo Pariente a créé une marque de bijoux qu’elle a revendu en 2020 pour se consacrer à l’écriture. Elle publie un premier roman, remarqué par la critique, en 2021, dont Annie Ernaux a salué l’« écriture précise et vibrante ». Delphine Pariente est aussi l’autrice d’une pièce de théâtre, Vie commune, et cherche à adapter un recueil de poèmes, Les Aimantés. Elle travaille actuellement à son deuxième roman....
Déjà abonné(e) ? connectez-vous !