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NOUVEAUX NARRATIFS

Vers une écologie sensible

Par Alexandra Palt

La question environnementale est devenue la toile de fond de toute réalité sociale, politique, économique. Et pourtant, actuellement, elle ne parvient pas à s’imposer dans le débat public.
Les données s’accumulent, les alertes résonnent, les rapports scientifiques s’empilent, et pourtant l’engagement citoyen semble plafonner. Ce paradoxe a été étudié dans le cadre des missions du WWF France, au sein d’un cercle de réflexion rassemblant des personnalités issues de disciplines très diverses – scientifiques, praticiens, entrepreneurs, psychologues, influenceurs. Ensemble, nous avons tenté de comprendre pourquoi le récit écologique peine à susciter une mobilisation à la hauteur des enjeux. Nous nous sommes attachés à identifier les causes de ces réticences et à proposer des voies pour rendre le discours écologique audible et mobilisateur.

Il ne s’agissait pas de produire un « narratif miracle », ni de prétendre à une vérité unique, mais de faire un pas de côté, de déplacer la focale : non plus seulement documenter la catastrophe, mais s’interroger sur ce qui, aujourd’hui, rend possible ou non son appréhension. Que faudrait-il changer dans notre manière de parler d’écologie pour qu’elle ne soit plus perçue comme une cause parmi d’autres, mais comme une réalité vécue et ressentie ?

Les données issues de l’étude « Fractures françaises » (Fondation Jean-Jaurès, et autres, novembre 2024) témoignent d’un important recul de la priorité accordée à l’environnement dans l’opinion publique. L’écologie qui, en 2022 encore, figurait très haut dans les préoccupations des Français, apparaît aujourd’hui reléguée en 5e position, derrière des enjeux perçus comme plus immédiats, par exemple l’insécurité. Cette dépriorisation s’inscrit aussi dans un climat de défiance généralisée : selon l’étude « Parlons climat » (février 2025), 85 % des personnes interrogées considèrent que le pays évolue dans une direction préoccupante et 91 % estiment que le monde devient de plus en plus dangereux. Cette perception d’instabilité structurelle tend à favoriser le repli, l’individualisation des préoccupations et la désaffiliation vis-à-vis des enjeux collectifs.

Sur le plan international, le retour au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis constitue à l’évidence un facteur aggravant. On observe une radicalisation des politiques anti-environnementales, fondées sur une logique de court-termisme économique, de déni de la science et des limites planétaires. Paradoxalement, cette stratégie destructrice coexiste avec une reconnaissance implicite de la finitude des ressources, justifiant une approche prédatrice tournée vers l’extérieur. Ce phénomène marque un tournant idéologique : l’acceptation des limites écologiques ne conduit pas à une transformation systémique, mais à une intensification des logiques de domination et d’appropriation.

En France, si 78 % des citoyens se déclarent encore préoccupés par le changement climatique, cette préoccupation ne se traduit plus en priorité politique. L’augmentation du coût de la vie joue ici un rôle décisif dans la hiérarchisation des enjeux. L’écologie est perçue comme un luxe ou une contrainte supplémentaire, en décalage avec les difficultés quotidiennes.

Cette désaffiliation à l’écologie s’accompagne d’une montée alarmante de positions hostiles ou sceptiques à l’égard de la transition écologique. En 2025, 25 % des Français se déclarent techno-solutionnistes, estimant que les innovations technologiques suffiront à résoudre la crise environnementale sans qu’il soit nécessaire de modifier les modes de vie. Les libertariens, attachés à la préservation absolue des libertés individuelles contre toute régulation collective, représentent désormais 35 % de nos concitoyens et les climatosceptiques 31 %, en nette progression par rapport à 2022.

Pourtant, même si les deux tiers des Français se disent préoccupés par le réchauffement climatique, cette anxiété, souvent forte, échoue à déclencher l’engagement. Pour faire de cette inquiétude un moteur pour la mobilisation et l’action, il nous faut remettre en question notre discours, interroger nos arguments et leur présentation aux citoyens.

L’une des principales difficultés de l’action environnementale réside dans l’absence de récits mobilisateurs, capables d’inscrire la question écologique dans un horizon de proximité, de ressenti, de vécu. Beaucoup d’organisations, d’intellectuels et de militants se sont déjà interrogés sur la question du narratif et des outils pour sensibiliser le grand public. Les travaux de tous ceux et celles qui nous ont précédé et de tous ceux et celles qui vont nous suivre sont importants, enrichissants et pertinents car nous ne prétendons à aucune solution unique, aucune vérité définitive ou certitude absolue.

Les interventions de notre cercle de réflexion ont révélé combien la langue façonne notre capacité à penser et à ressentir la crise écologique. Ainsi, Valérie Bonnet, chercheuse en science du langage, a montré que les mots que nous utilisons pour parler d’environnement, de nature ou de transition ne sont jamais neutres. Chaque terme véhicule une histoire, porte une charge émotionnelle. Certains mots consolent, d’autres inquiètent. Certains ouvrent des imaginaires ; d’autres les referment.

Le vocabulaire technique – biodiversité, empreinte carbone, écosystème – peine à trouver un ancrage dans les imaginaires populaires. Une étude datée de décembre 2021, intitulée « Regards croisés sur les relations entre les Français et la nature », vient appuyer cette intuition. Lorsqu’on demandait aux personnes interrogées ce que leur évoquait le mot nature, les réponses faisaient majoritairement référence à des éléments concrets et simples : arbre, forêt, beauté, calme, liberté, vert, animaux, air, vie. En revanche, des termes comme biodiversité – pourtant centraux dans le discours scientifique et institutionnel – étaient quasiment absents des réponses spontanées. Cela indique clairement que les termes les plus techniques sont peu susceptibles de produire une résonance émotionnelle forte.

Les mots ne circulent pas seuls. Ils subissent des processus d’acceptabilité, de récupération et de détournement. Le terme développement durable en est un exemple frappant : adopté par les ONG, les institutions, les entreprises pour exprimer des idées bien différentes, il a fini par devenir flou, parfois vidé de sa substance. D’autres mots, comme effondrement ou décarbonation, suscitent des résistances, parce qu’ils bousculent trop.

Comme Valérie Bonnet le confirme, ce brouillage lexical a un coût : il affaiblit notre capacité à faire récit. Un enjeu majeur pour les discours écologiques contemporains consiste à opérer une traduction sensible et émotionnelle des enjeux scientifiques. Il ne s’agit pas d’en amoindrir la portée, mais d’en activer le potentiel narratif et affectif.

L’intervention de la psychologue Manuela Santa Marina, spécialiste de l’écoanxiété, a permis d’étudier un autre élément à prendre en compte dans la réflexion sur les narratifs. L’angoisse écologique n’est pas un trouble marginal, mais une réaction saine, proportionnée, à une crise climatique bien réelle, objectivement mesurable et largement documentée. L’écoanxiété n’est pas une pathologie, mais une lucidité douloureuse. Elle appelle du soin, de l’écoute, du collectif.

Un point crucial mis en évidence par Manuela Santa Marina réside dans les effets délétères du silence. Lorsqu’elle n’est pas reconnue et verbalisée, l’écoanxiété devient difficile à soigner. La sortie de la souffrance passe par la reconnexion aux autres, par la capacité à s’organiser collectivement, à construire du sens et à faire émerger des actions communes.

Au fil des échanges avec des intervenants, nos lectures et réflexions, une intuition a émergé, nourrie notamment par les travaux du sociologue Jean Viard. À l’heure où l’attention se focalise sur les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle, perçues comme les nouveaux moteurs de l’histoire, il est peut-être temps de rappeler une évidence oubliée : c’est la nature qui, in fine, aura le dernier mot. Dans L’Individu écologique, Jean Viard formule l’hypothèse d’un basculement du moteur de l’histoire. Ce ne seraient plus les idéologies ou les hommes qui détermineront notre avenir, mais la nature elle-même – ou plus exactement, les effets systémiques que nous avons provoqués. Le climat, les pandémies, la perte de biodiversité, les tensions autour des ressources deviennent aujourd’hui les forces structurantes de notre époque. La nature a pris la main.

« Ce ne sont plus les hommes qui vont faire l’histoire, écrit Viard, mais l’emballement déréglé d’une nature que nous avons bouleversée. » Si elle devient l’agent central de notre avenir, alors il nous faut apprendre à penser – et à raconter – ce que cela signifie. Comprendre comment l’environnement, dans ses bouleversements, transformera nos trajectoires personnelles et nos destins collectifs. Comment il redessinera notre monde connu, nos repères, nos attaches… et raconter l’histoire à partir de nos expériences individuelles et collectives.

Sans détailler ici l’ensemble des récits qui ont émergé au sein du cercle, plusieurs pistes narratives se dessinent. Un premier axe identifié est celui du destin individuel. Il vise à rapprocher les enjeux écologiques des trajectoires personnelles, à rompre avec l’idée que la crise environnementale est lointaine – géographiquement, temporellement ou socialement. Il ne s’agit pas d’une distante dystopie mais d’impacts déjà présents, ici, et maintenant. Ils affectent les corps, les quotidiens, les patrimoines. L’écologie ne relève pas d’un hypothétique horizon, mais d’une condition contemporaine vécue.

Un deuxième récit, qui prend aujourd’hui une importance manifeste, est celui de la reconfiguration géopolitique mondiale par l’accès aux ressources naturelles. Alors que le xxe siècle a été dominé par la maîtrise des énergies fossiles – pétrole, gaz, charbon –, le xxie siècle s’annonce comme celui de la compétition pour les ressources renouvelables : eau, terres arables, métaux critiques, écosystèmes fonctionnels, énergie renouvelable. Encore trop peu perceptible dans l’opinion publique, la pertinence des éléments narratifs liés l’imbrication croissante entre écologie et souveraineté ne cesse de croître.

Un troisième récit, encore largement sous-exploité, s’adresse à une population souvent éloignée du combat écologique. L’écologie est en effet souvent identifiée à une matrice politique située à gauche, ce qui en limite la réception auprès d’autres parties de la population. Or, il existe un registre narratif particulièrement prometteur pour un public plus traditionnel : celui du récit patrimonial, fondé sur l’attachement au territoire, aux paysages, aux traditions et au génie culturel français. Ce récit s’ancre dans une sensibilité esthétique et identitaire forte, en valorisant le patrimoine culturel, la transmission des terroirs, la sauvegarde d’un art de vivre façonné par les écosystèmes locaux.

L’essentiel n’est pas d’imposer de nouveaux narratifs, mais de permettre qu’ils émergent. C’est le sens de la consultation citoyenne que nous avons lancée en juillet 2025 : une plateforme ouverte à toutes celles et ceux qui souhaitent partager leur ressenti, leurs mots, leur rapport au enjeux environnementaux. Car chacun a le droit d’entrer en écologie par son propre chemin. L’écologie n’est pas une expertise, c’est une expérience.

Il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle utopie, ni de masquer la complexité des bouleversements en cours. Il s’agit, plus modestement, d’apprendre à dire, à mieux dire. Tant que nous ne trouverons pas les mots pour nommer cette réalité scientifique, nous aurons du mal à agir ensemble. Ce que nous cherchons n’est pas un récit unique, mais un espace narratif commun. Où la parole ne sert pas à convaincre, mais à relier, capable d’accueillir la complexité et de l’expliciter, pour que l’écologie parle à chacun d’entre nous.

 

Avocate de formation, Alexandra Palt a notamment travaillé pour Amnesty International puis pour divers organismes spécialisés dans la promotion de la diversité, la RSE et la lutte contre la précarité. Après avoir occupé des postes à responsabilités chez L’Oréal, elle est devenue présidente du WWF France en juin 2024....

La question environnementale est devenue la toile de fond de toute réalité sociale, politique, économique. Et pourtant, actuellement, elle ne parvient pas à s’imposer dans le débat public. Les données s’accumulent, les alertes résonnent, les rapports scientifiques s’empilent, et pourtant l’engagement citoyen semble plafonner. Ce paradoxe a été étudié dans le cadre des missions du WWF France, au sein d’un cercle de réflexion rassemblant des personnalités issues de disciplines très diverses – scientifiques, praticiens, entrepreneurs, psychologues, influenceurs. Ensemble, nous avons tenté de comprendre pourquoi le récit écologique peine à susciter une mobilisation à la hauteur des enjeux. Nous nous sommes attachés à identifier les causes de ces réticences et à proposer des voies pour rendre le discours écologique audible et mobilisateur. Il ne s’agissait pas de produire un « narratif miracle », ni de prétendre à une vérité unique, mais de faire un pas de côté, de déplacer la focale : non plus seulement documenter la catastrophe, mais s’interroger sur ce qui, aujourd’hui, rend possible ou non son appréhension. Que faudrait-il changer dans notre manière de parler d’écologie pour qu’elle ne soit plus perçue comme une cause parmi d’autres, mais comme une réalité vécue et ressentie ? Les données issues de l’étude « Fractures françaises » (Fondation Jean-Jaurès, et autres, novembre 2024) témoignent d’un important recul de la priorité accordée à l’environnement dans l’opinion publique. L’écologie qui, en 2022 encore, figurait très haut dans les préoccupations des Français, apparaît aujourd’hui reléguée en 5e position, derrière des enjeux perçus comme plus immédiats, par exemple l’insécurité. Cette dépriorisation…

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