Peut-on confier à un logiciel informatique le jugement des crimes et délits ? Petite histoire édifiante sur ce que pourrait être la justice prédictive…
« Mesdames et Messieurs les jurés, l’accusé, 50 ans, se tient devant vous pour répondre des faits d’assassinat sur une personne vulnérable. Aucune circonstance atténuante ne lui sera accordée. Il n’a pas d’antécédents psychiatriques. Jouit d’une pension qui lui permet de vivre confortablement dans le pavillon dont il est propriétaire. Il a un chat. Et avoue une passion pour le jardinage.
L’accusé a commis son crime de sang froid sur la personne de sa voisine, Madame Dubreuil, octogénaire, avec laquelle il s’est déjà querellé par le passé, ainsi que le confirment de nombreux témoins. Le sang de cette dernière a été retrouvé en quantité abondante sur un sécateur acheté par l’accusé lui-même.
Le recoupement des données collectées nous permet d’affirmer qu’il s’agit d’un meurtre avec préméditation. En effet, le 21 septembre, l’accusé acquiert l’arme du crime. Le 25, il effectue des recherches compromettantes en ligne : dissimulation d’un corps, durée de décomposition, etc. Le 28, une caméra de surveillance le filme, rôdant de nuit, devant le domicile de sa voisine. Le 29, Madame Dubreuil disparaît sans laisser de traces et la géolocalisation du téléphone de l’accusé coupe précisément à ce moment-là, ce qui laisse à penser qu’il a transporté le corps. La disparition de l’octogénaire sera signalée début octobre et son ADN retrouvé dans le coffre de la camionnette de l’accusé. Rappelons que ce dernier a été arrêté dans sa jeunesse pour coups et blessures volontaires à la suite d’une altercation dans un bar. Plus récemment, les habitants du quartier ont fait état d’insultes adressées à Mme Dubreuil au sujet d’une haie mitoyenne. Une agressivité verbale mais aussi écrite puisqu’une lettre de menaces a été trouvée au domicile de la défunte.
Mesdames et Messieurs les jurés, les probabilités sont avec nous. Le logiciel sur lequel nous fondons nos réquisitions conclut à un homicide avec préméditation à 99,7 %. L’affaire est simple. Les faits objectifs. Le comportement du prévenu standardisé. Louons à ce titre l’intelligence numérique qui corrige la subjectivité des magistrats et bride toute entreprise de corruption. Songez au nombre de drames qui auraient pu être évités si un tel outil avait existé du temps de Guy Georges.
L’accusé a frappé une vieille femme sans défense avec une arme blanche. Il ne s’agit pas d’un acte défensif ou commis sous l’emprise de la colère, mais d’un crime calculé.
L’évidence est si flagrante qu’aucune expertise psychologique n’a été versée au dossier.
Mesdames et Messieurs les jurés, tout concorde. L’accusé a réalisé le parcours de l’assassin idéal et sera à ce titre reconnu coupable par la science et par les hommes. La machine est infaillible. J’espère que votre verdict le sera tout autant et que vous prononcerez la peine de vingt ans de réclusion requise par le parquet. »
La parole est à la défense.
« Mesdames et Messieurs les jurés,
Le Procureur a raison sur un point : l’accusé n’est pas un égaré. C’est un travailleur honnête et un citoyen paisible qui a toujours honoré ses factures et ses taxes. Ses proches le décrivent comme un individu timoré et discret.
S’il corrobore les statistiques et les modélisations informatiques qui pourraient vous inciter à le condamner avec indifférence, rappelons tout de même un point capital : nous avons à faire à un meurtre sans corps... »
L’accusé, a-t-il quelque chose à ajouter ?
« Je suis un rat. Un homme sans amis ni passions. J’ai fait des études de sociologie et de philosophie pour finir dans la fonction publique. D’extraction sociale modeste, j’ai lu Dostoïevski, Sartre, Bourdieu.... et j’ai rêvé trop grand. Mes ambitions déçues, j’ai fait partie de la vague de licenciements de la révolution 4.0.
Classe moyenne déclassée par l’IA.
Je me suis réfugié dans ma ratière en banlieue. Bricolage en journée. Bière le soir. Un redneck à la française. Les heures et les saisons, toutes pareilles. Ne voyant pas d’issue à mon souterrain, j’en suis venu à haïr tous les visages d’hommes qui passaient devant chez moi.
Par désœuvrement, j’ai conçu l’idée du crime.
Je ne voulais ni d’un carnage à la carabine dans un lycée, ni d’une foule broyée sous les roues de ma voiture. La notoriété ne m’intéresse pas. Ce que je cherche, c’est une raison d’être.
À quel moment suis-je devenu un meurtrier ? En concevant le meurtre ou en le réalisant ?
Je suis coupable en actes et en intentions.
De façon tout à fait immorale, j’ai choisi ma victime au hasard, comme on saisit une pierre pour briser une vitre. Ensuite, j’ai balisé le chemin qui vous conduirait jusqu’à moi. Je me suis sciemment fâché avec la vieille. J’ai délibérément semé les indices qui fonderaient ma culpabilité. Avec méthode, j’ai commis l’une après l’autre toutes les fautes qui me crucifieraient. J’ai acheté l’arme. J’ai cherché les mots interdits sur les réseaux. J’ai posé mes empreintes où il fallait. Par vice et par vacuité.
Pour tout dire, je n’étais pas encore certain de vouloir la tuer. Mais une contrainte physique est née de l’idée du crime. En fabriquant les preuves qui me désigneraient, j’ai senti le meurtrier grandir en moi. Le scénario écrit, je me devais de le réaliser.
Comme Raskolnikov qui naît de la mort de son usurière, j’ai forgé mon essence d’assassin. L’existence vient après.
En cochant toutes les cases, j’ai joué avec votre justice prédictive. Cette boule de cristal. La machine qui m’avait mis au ban de la société ferait de moi un assassin. Condamné avant même d’avoir levé la main.
Vous croyez voir en moi un meurtrier ordinaire. Vos preuves sont irréfutables. Votre conviction est faite. Vous avez raison, car j’ai tué. Je retournerai ce soir derrière les barreaux et les bonnes gens dormiront tranquilles. Pourtant, vous ne comprenez pas encore.
Le cœur froid de la machine m’accable parce que je l’ai voulu ainsi. Elle n’a pas décelé mes failles. Mon intention n’était pas le meurtre mais le stratagème du meurtre. Mon crime véritable n’est pas d’avoir ôté une vie accessoire, mais d’avoir donné matière à vos calculs. Cela fait de moi un martyr paradoxal. Un imposteur opportuniste. La vieille n’était qu’un dommage collatéral. Ma véritable victime, c’est l’ordinateur qui vous gouverne. Je l’ai piégé en incarnant un modèle de données, en prenant l’apparence du parfait coupable. Et ce coup-là, personne ne le lui avait encore jamais fait. »
Extrait du Journal du soir :
« Coup de théâtre dans l’affaire Dubreuil, jugée en janvier dernier. La victime supposée est réapparue hier après un long séjour en Italie offert par l’accusé. Le chef d’inculpation à son encontre a été levé tandis que la victime est désormais soupçonnée de complicité. Le Ministère de la Justice salue la “réactivité” du logiciel qui tente – pour l’instant sans résultats – de mettre à jour son algorithme. »
Nanoucha Van Moerkerkenland consacre ses romans à des sujets de société. Elle a publié Le cœur content chez Gallimard en 2018 et Amour Mineur, en 2022. Son prochain roman, Honoré, paraîtra au Cherche Midi en 2026....
Peut-on confier à un logiciel informatique le jugement des crimes et délits ? Petite histoire édifiante sur ce que pourrait être la justice prédictive… « Mesdames et Messieurs les jurés, l’accusé, 50 ans, se tient devant vous pour répondre des faits d’assassinat sur une personne vulnérable. Aucune circonstance atténuante ne lui sera accordée. Il n’a pas d’antécédents psychiatriques. Jouit d’une pension qui lui permet de vivre confortablement dans le pavillon dont il est propriétaire. Il a un chat. Et avoue une passion pour le jardinage. L’accusé a commis son crime de sang froid sur la personne de sa voisine, Madame Dubreuil, octogénaire, avec laquelle il s’est déjà querellé par le passé, ainsi que le confirment de nombreux témoins. Le sang de cette dernière a été retrouvé en quantité abondante sur un sécateur acheté par l’accusé lui-même. Le recoupement des données collectées nous permet d’affirmer qu’il s’agit d’un meurtre avec préméditation. En effet, le 21 septembre, l’accusé acquiert l’arme du crime. Le 25, il effectue des recherches compromettantes en ligne : dissimulation d’un corps, durée de décomposition, etc. Le 28, une caméra de surveillance le filme, rôdant de nuit, devant le domicile de sa voisine. Le 29, Madame Dubreuil disparaît sans laisser de traces et la géolocalisation du téléphone de l’accusé coupe précisément à ce moment-là, ce qui laisse à penser qu’il a transporté le corps. La disparition de l’octogénaire sera signalée début octobre et son ADN retrouvé dans le coffre de la camionnette de l’accusé. Rappelons que ce dernier a été…