Dix ans après les attentats qui ont ensanglanté Paris, comment écrire sur la terreur alors que les coordonnées du monde d’après ne diffèrent pas radicalement de celles du précédent ?
« On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté », écrivait Céline dans Voyage au bout de la nuit. La formule est belle, elle est frappante, elle fait apparaître le caractère irréversible du choc produit par la rencontre avec l’ignominie. Elle leurre, aussi, en sous-entendant que l’horreur pourrait être initiatique. Or, d’initiation, il n’y a pas, ou pas forcément, si l’on en croit celles et ceux – rescapés, endeuillés, témoins, contemporains – qui l’ont écrit.
Parmi eux, des vieux routards de l’écriture ou du spectacle (Salim Bachi, Tahar Ben Jelloun, Emmanuel Carrère, Arnaud Cathrine, Jeanne Cherhal, Vincent Delerm, Agnès Desarthe, Virginie Despentes, Patrick Deville, Marianne Faithfull, Laurent Gaudé, Hubert Haddad, Yannick Haenel, Yasmina Khadra, Fouad Laroui, Lazare, Angelica Liddell, Fabrice Melquiot, Boualem Sansal, Alice Zeniter…), comme d’anciens journalistes (Quentin Girard, Antoine Leiris) ou essayistes (Rachid Benzine), mais aussi des nouveaux venus à l’écriture, passés à l’acte créatif en réaction aux attaques (le rugbyman Aristide Barraud, la journaliste reporter d’images Caroline Langlade, le professeur d’histoire-géographie Christophe Naudin…). Entre eux, rien de commun, sinon la nécessité de « s’emparer du choc », comme y invite avec force le dramaturge Lazare (Sombre rivière). Qu’autrices et auteurs aient été directement exposés aux attentats (une minorité) ou les aient vécus à (plus ou moins grande) distance géographique, l’écriture tient pour eux de la réplique au double sens de réponse, voire de riposte, et d’ébranlement second (la réplique sismique après un tremblement de terre majeur). Elle permet la sortie de la sidération qui, d’abord, terrasse. Sans nier la bascule dans une temporalité de l’après et du depuis, elle ménage la possibilité de recouvrer l’usage de la première personne, de renouer avec les contours d’un « je ». Encore faut-il parvenir à reconnaître quelque légitimité à l’écriture, et à se reconnaître quelque légitimité à écrire. Il est de ce point de vue frappant que presque toutes et tous commencent par en douter, y compris les plus directement frappés. Erwan Larher, rescapé du Bataclan, intitule même l’« objet littéraire » qu’il publie chez Quidam éditeur, Le Livre que je ne voulais pas écrire, et il faut l’insistance de ses proches qui l’enjoignent à « partager » pour qu’il se résolve à franchir le pas.
Cette hésitation est commune. La très grande majorité des « concernés », pour reprendre une formule du sociologue Gérôme Truc, reste en deçà de l’écriture. Pour celles et ceux qui s’y risquent, elle offre la possibilité, face à l’évidence de la désagrégation, au spectacle des débris, des morceaux et des restes, de tenter de conjoindre, de faire tenir ensemble ce qui a cessé de coïncider. Le plus souvent, les conjointures ménagées ne sont ni triomphantes ni définitives. Elles demeurent fragiles, chancelantes, exposées. Dépendantes des devenirs physiologiques, psychiques, sociétaux, politiques des corps individuels ou collectifs qui les relaient. Ces reconnexions qui font cohabiter défaite et appel du lien, couture et mouvement, participent d’une poétique de la suture. Il s’agit, pour parler avec Philippe Lançon, de « fai[re] bouger les silhouettes et les pierres » que les attentats ont d’abord « pétrifi[és] », (in Catherine Meurisse, La Légèreté, Paris, Dargaud, 2016).
Chacun, chacune, traverse les gouffres et impulse ce mouvement vital à sa façon, selon son rythme, son souffle, sa subjectivité – que la confrontation à la brutalité des événements contribue, sinon à révéler, du moins à modifier. Comment nommer, si l’on ne se contente pas de transformer une date en désignation ? Faut-il privilégier les désignations frontales de ce qui fut, comme y a invité Riss, ou contribuer à faire advenir des formes, des dispositifs, privilégier les pas de côté, les discordances, faire place à l’humour, à l’imagination ou à la poésie ? Il n’y a pas de consensus en la matière. Si, inévitablement, des motifs reviennent, tant la récurrence des images et des sons de l’horreur est consubstantielle au trauma, des chemins s’inventent, dans des genres divers – témoignage, roman, poésie, théâtre, bandes dessinées, littérature de jeunesse, chanson – qui contribuent à l’émergence de mémoires plurielles du 13 novembre. Certains auteurs privilégient la fiction – Virginie Despentes met en scène dans Vernon Subutex 3 une rave où les corps s’enchevêtrent comme dans la fosse du Bataclan –, tandis que d’autres, comme Frederika Amalia Finkelstein dans Survivre, s’agrippent aux images et aux chiffres des massacres, refusant d’atténuer la brutalité des violences parce qu’il faut donner à voir ce qui fut. Quand Larher, Catherine Bertrand ou Aristide Barraud, criblé de balles devant le Petit Cambodge, écrivent « de l’intérieur » de l’expérience traumatique, d’autres se situent à distance géographique : dans La Chance de leur vie, Agnès Desarthe campe une famille française qui reçoit les nouvelles des attaques depuis les États-Unis. Parfois, les ouvrages tentent de cerner les contours du pourquoi ou du comment, d’aider à comprendre. Souvent, toutefois, l’insensé des attaques semble indépassable… La conjonction de l’inattendu (l’imprévisibilité de la déflagration qui fait voler en éclats un état du monde) et de la répétition (le 13 novembre vient après Charlie) provoque un changement d’ère, une bascule dans un monde où rien ne peut plus être tout à fait comme avant. Trois ans après son fameux Vous n’aurez pas ma haine, qui évoquait la perte de sa compagne et manifestait le refus de se laisser aller aux facilités de la détestation, Antoine Leiris publie La Vie, après, qui maintient la poursuite de l’existence dans l’après-coup de cette césure majuscule.
Pourtant, les coordonnées de ce monde d’après ne diffèrent pas radicalement de celles du précédent. Si l’assise du « nous » a paru provisoirement s’élargir dans un élan de fraternité et de solidarité que les commémorations ont tenté d’entretenir, les coagulations pronominales se sont avérées fragiles. Même les associations de victimes n’ont pas résisté aux dissensions. Défaits, les « nous » doivent être refondés, non pas à travers des consensus de façade, mais comme des espaces d’échanges agonistiques, conflictuels.
Ainsi, ce que nous montrent les œuvres, c’est qu’il faut renoncer à l’idée d’une littérature ou d’un art qui guérisse ceux qui les font. Il n’est pas possible de guérir tout à fait du terrorisme ou de la terreur. Que Fred Dewilde, devenu dessinateur pour raconter, à travers cinq romans graphiques, ses blessures psychiques et ses tentatives de reconstruction, ait fini par se suicider en 2024, terrassé par la violence de ses traumas alors même qu’il avait créé avec un autre rescapé du Bataclan un « spectacle survivant » intitulé Panser ma vie, doit en convaincre définitivement. Reste que les œuvres, en jetant des ponts entre des rives qui s’ignorent – « même si c’est parfois plus pour la perspective que pour la circulation » (Julien Gracq, Lettrines, Paris, José Corti, 1967) –, contribuent à la création de ces espaces agonistiques, nécessaires au maintien d’une démocratie vivante, c’est-à-dire à la fois habitée et partageable.
Abécédaire du 13 novembre. La Terreur en toutes lettres, dir. Catherine Brun, éd. Hermann, collection « Mémoire(s) », 272 p., 24 €.
Catherine Brun est professeure à la Sorbonne Nouvelle et membre de l’UMR THALIM. Elle anime l’équipe « Écrire le 13 novembre, écrire les terrorismes », partenaire du Programme 13-Novembre. Elle a codirigé avec Elara Bertho et Xavier Garnier Figurer le terrorisme, la littérature au défi (Karthala, 2021) et dirigé Writing terrorism (Contemporary French and Francophone Studies) (vol. 24, n°4, 2020)....
Dix ans après les attentats qui ont ensanglanté Paris, comment écrire sur la terreur alors que les coordonnées du monde d’après ne diffèrent pas radicalement de celles du précédent ? « On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté », écrivait Céline dans Voyage au bout de la nuit. La formule est belle, elle est frappante, elle fait apparaître le caractère irréversible du choc produit par la rencontre avec l’ignominie. Elle leurre, aussi, en sous-entendant que l’horreur pourrait être initiatique. Or, d’initiation, il n’y a pas, ou pas forcément, si l’on en croit celles et ceux – rescapés, endeuillés, témoins, contemporains – qui l’ont écrit. Parmi eux, des vieux routards de l’écriture ou du spectacle (Salim Bachi, Tahar Ben Jelloun, Emmanuel Carrère, Arnaud Cathrine, Jeanne Cherhal, Vincent Delerm, Agnès Desarthe, Virginie Despentes, Patrick Deville, Marianne Faithfull, Laurent Gaudé, Hubert Haddad, Yannick Haenel, Yasmina Khadra, Fouad Laroui, Lazare, Angelica Liddell, Fabrice Melquiot, Boualem Sansal, Alice Zeniter…), comme d’anciens journalistes (Quentin Girard, Antoine Leiris) ou essayistes (Rachid Benzine), mais aussi des nouveaux venus à l’écriture, passés à l’acte créatif en réaction aux attaques (le rugbyman Aristide Barraud, la journaliste reporter d’images Caroline Langlade, le professeur d’histoire-géographie Christophe Naudin…). Entre eux, rien de commun, sinon la nécessité de « s’emparer du choc », comme y invite avec force le dramaturge Lazare (Sombre rivière). Qu’autrices et auteurs aient été directement exposés aux attentats (une minorité) ou les aient vécus à (plus ou moins grande) distance géographique, l’écriture tient pour eux de la…