Santé mentale. Des termes au mieux considérés comme cliniques, au pire inconnus, il y a encore vingt ans. Ils sont aujourd’hui incontournables. Pour preuve, la santé mentale est la grande cause nationale en 2025.
Le récent volontarisme politique, au moins en affichage, n’est pas décorrélé du coût croissant des pathologies mentales sur les finances publiques : première cause d’arrêt maladie de longue durée, leur coût est évalué à près de 107 milliards d’euros par an1. Le Covid a sans aucun doute aussi agi comme catalyseur : angoissés et confinés, nous nous sommes bien souvent retrouvés seuls face à nous-mêmes, forcés à une introspection parfois douloureuse, et tout laisse à penser que nous n’en sommes pas ressortis indemnes. 31 % des 18-24 ans déclaraient des symptômes dépressifs en 2021, contre 11 % avant la crise2. Pour cette génération nouvellement adulte, la santé mentale est la principale préoccupation, devant carrière ou vie amoureuse3 et les réseaux sociaux, au rôle oh combien ambivalent, ont fait caisse de résonance de leurs interrogations et de leurs difficultés.
Cette prise de conscience collective est une bonne nouvelle. On ne fait pas évoluer la société en secret et la santé mentale est sortie des chambres capitonnées pour s’inviter dans les brunchs et les plateaux télé. On a de plus en plus le droit d’être en proie à des troubles, petits ou grands, sans être immédiatement assimilé au Jack Nicholson de Shining ou de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Tant mieux.
Et pourtant… Il semblerait qu’on ne soit jamais allés aussi mal. S’agit-il simplement d’un biais de perception, la lumière qui, en se posant enfin sur nos fragilités, révèle ce que nous refusions jusque-là de voir ?
Peut-être. Un peu. Mais cela n’explique pas tout. N’y aurait-il pas un paradoxe, ou peut-être au contraire une corrélation, entre un discours de plus en plus présent sur la santé mentale et une société dont les fondements paraissent de plus en plus fragiles ? Et si c’était nos sociétés qui étaient malades ?
Alors que nous semblons être à la lisière entre deux mondes, l’ancien et le nouveau, les injonctions contradictoires s’en trouvent renforcées, les exigences d’aujourd’hui n’ayant pas (encore ?) délogé celles d’hier. Il n’y a qu’à regarder les attentes qui pèsent sur les femmes. Aujourd’hui, sur le papier, libérées et l’égal des hommes – fort heureusement –, on n’en attend donc pas moins : elles doivent être aussi ambitieuses, aussi performantes et endurantes, aussi conquérantes que l’image précédemment véhiculée par leurs collègues du fameux sexe fort. Soit. Pour autant, qu’on le reconnaisse ou non, on attend encore d’elles qu’elles se conforment aussi aux standards d’autrefois : des épouses et des mères accomplies et disponibles, des personnalités empathiques et douces, gardiennes de l’harmonie cosmique. Bon courage mesdames.
Mais les femmes sont loin d’être les seules à devoir se débattre avec des pressions irréconciliables et délétères. Personne ne peut plus y échapper. Il faut être soi-même, cultiver sa singularité, mais tout en s’intégrant harmonieusement dans la communauté. Il faut ralentir, prendre soin de soi, mais aussi être toujours plus productifs, contributifs, engagés. Profiter de la vie, mais aussi penser à demain, épargner, anticiper. Tout concilier, tout le temps : voilà l’injonction impossible de notre époque.
L’exercice est rendu d’autant plus périlleux par un monde innervé par les réseaux sociaux qui, du matin au soir et jusque dans la salle de bain, nous exposent aux réussites des autres, leurs corps sculptés par une impeccable « morning routine », leurs enfants toujours souriants dans leurs cardigans sans taches, leurs levées de fonds spectaculaires aux États-Unis…
Cette tyrannie de la comparaison permanente serait sans doute plus tolérable si cette infinité de possibles en haute définition était réellement à portée de main. Mais l’ascenseur social paraît s’être enrayé pour une génération convaincue, à tort ou à raison, qu’elle vivra moins bien que ses parents, dans un monde en crise économique, sécuritaire, environnementale, où les acquis d’hier ne le sont plus aujourd’hui… D’autant que pour y faire face, l’individu ne peut plus s’appuyer sur des communautés vectrices de valeurs, de collectif, de solidarité et de sociabilisation qui ont longtemps façonné son environnement. Églises, syndicats, partis politiques, tous sont en perte de pouvoir et de vitesse, sans que rien ne soit encore venu combler ce vide, aggravant encore la fragmentation de nos sociétés.
Il ne faut pas se tromper, ce n’est pas la première fois que les fondements de la société vacillent et le XXIe siècle n’a pas le monopole de la crise. Nos ancêtres du lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou de la Révolution Française se riraient peut-être de nos états d’âme. La différence, semble-t-il, réside dans l’absence d’émergence d’un nouveau projet commun susceptible de porter un récit partagé et de donner un nouvel horizon vers lequel tendre.
De ce malaise, on retrouve des signes dans toute la société. Dans notre rapport à la politique d’abord, qui fait l’objet d’une désaffection croissante marquée par des niveaux de défiance et d’abstention records. Dans le milieu professionnel aussi, dans lequel se multiplient les pathologies d’un travail qui ne semble plus producteur de sens. Mais aussi dans la sphère personnelle et familiale : quelle confiance témoigne une société à l’avenir, lorsqu’elle fait de moins en moins d’enfants ?
Il ne s’agit ni de tomber dans une introspection nombriliste ni de tout imputer à une société qui nous broierait, mais il serait illusoire d’ignorer que ces fragilités personnelles résonnent entre elles et sont probablement au moins en partie les symptômes d’un désalignement collectif.
Lectrice compulsive, écrivaine longtemps secrète, ce sont ces réflexions qui ont nourri la trame de mon premier roman, L’âme de fond, et leur importance qui m’a aidée à l’arracher à son tiroir dont beaucoup de ses prédécesseurs n’étaient jamais sortis.
Car sur ces sujets comme sur tous ceux qui ont une dimension sociétale, l’art – et la littérature en particulier – ont un rôle à jouer. Bien sûr les réponses à apporter sont multiples, de la meilleure prise en charge des consultations psy à la refonte de nos organisations, mais les solutions techniques, certainement nécessaires, n’en seront pas pour autant suffisantes. Et si nous avons besoin d’analyses pour comprendre nos fragilités, nous avons encore plus besoin de récits pour les apprivoiser. Il faut donc inventer de nouveaux imaginaires, proposer des récits collectifs. À cet égard, le chemin est encore long : 70 % des Français cautionnent un stéréotype concernant les personnes atteintes de troubles de la santé mentale. Comme le disait Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Et mal les incarner, c’est les condamner à l’incompréhension.
Pour le pire comme pour le meilleur, l’homme est fait d’affects, et comme en politique, on ne le touche, ne l’interpelle, ne le convainc jamais autant qu’en en appelant à ses émotions, qu’en lui donnant à ressentir. Il y a fort à parier que Germinal a fait plus pour la condition des mineurs que bien des manifestes. La littérature a ce pouvoir quasi-mystique de donner chair à ce qui, sinon, resterait abstrait, de nous permettre de faire un tour dans la peau de l’Autre, de prendre pleinement conscience de ce que parfois nous pensions sans même le savoir.
Il faut donc se réjouir de voir la pop culture s’emparer de ces sujets, à la fois témoin d’une époque et accélératrice d’un nécessaire changement. Alors qu’au début des années 2000 le parrain de la série Les Sopranos se cachait pour consulter un psy, dans Euphoria (2020) les adolescents qui en sont les héros parlent ouvertement de leurs addictions et de leurs suivis thérapeutiques. La première saison d’En thérapie a réuni plus d’1,3 million de spectateurs par épisode ; le podcast de Lauren Bastide « Folie Douce », cumule plus de 100 000 téléchargements par mois. Les exemples sont légion.
C’est dans cette lignée que s’inscrit L’âme de fond, avec la volonté de pousser le curseur un cran plus loin. Dystopie réaliste, le roman nous emmène dans un monde pas si lointain où nos désalignements, nos contradictions, nos mal-être pourraient devenir mortels, faisant de la santé mentale une question de vie ou de mort.
Tout commence par la fin : le 21 décembre, date fatidique où l’on devine qu’un basculement irréversible a eu lieu. Mais pourquoi ? Comment ? Pour le savoir, il faut remonter quatre mois en arrière et suivre le destin croisé de quatre personnages, chacun à un moment charnière de leur vie : Caroline d’abord, psychologue profondément marquée par le suicide de son père quand elle était enfant, qui enquête sur des morts inexpliqués parmi ses patients. Puis trois d’entre eux : Hadrien, avocat brillant abandonné par sa mère, qui multiplie les conquêtes mais recule devant tout ce qui pourrait ressembler à un attachement sentimental ; Sophie, mère au foyer et transfuge de classe par le mariage et la volonté, qui ne se reconnait plus dans la vie qu’elle s’est construite ; Michel, haut-fonctionnaire propulsé ministre de la Santé, pris dans les dilemmes moraux du pouvoir en pleine crise politique. Le roman les suit à la fois dans leurs vies, immergeant le lecteur dans leur intimité et dans leur monde, et dans leurs séances avec Caroline, mettant en perspective ce qu’ils vivent et ce qu’ils confient à leur thérapeute. En théorie, des personnages qui n’ont pas de raison d’être malheureux, mais qui, à mesure que l’enquête progresse, sentent monter la pression générée par leurs propres désalignements – une lame de fond qui enfle et menace de tout emporter.
C’est là que réside l’ambition du livre, la rencontre entre l’intime et l’universel. Entre les petites histoires, celles de personnages, qu’on apprend à connaître, qu’on aime ou qu’on déteste mais qu’on comprend et dans lesquels on retrouve une part de soi… Et la grande histoire qu’ils reflètent, celle d’une société de plus en plus violente, avec des injonctions contradictoires, de moins en moins de repères, et très peu de place pour le doute ou la fragilité.
C’est pour moi bien là le double rôle de la littérature. Donner à voir, à ressentir, permettre au lecteur le temps de quelques pages de vivre des aventures qui leur seraient sinon interdites, d’expérimenter d’autres vies et par là même d’aiguiser son esprit, d’élargir ses horizons et de mieux comprendre le monde qui l’entoure. Mais la littérature n’est pas qu’un miroir qui nous fait prendre conscience de ce qui existe, c’est aussi un merveilleux instrument à sonder les possibles, souhaitables ou funestes : un laboratoire d’avenirs dont il nous faut à tout prix user pour construire le futur.
1. L’organisation des soins psychiatriques : les effets du plan « psychiatrie et santé mentale » (2005-2010), Rapport public thématique, décembre 2011.
2. Santé publique France.
3. Enquête Ifop 2023.
Aujourd’hui au comité exécutif d’un groupe français spécialisé notamment en santé mentale, Julia Clavel était précédemment conseillère économique du président de la République et du Premier ministre. Elle vient de publier son premier roman, L’âme de fond (Éditions de l’Observatoire). © Hannah Assouline....
Santé mentale. Des termes au mieux considérés comme cliniques, au pire inconnus, il y a encore vingt ans. Ils sont aujourd’hui incontournables. Pour preuve, la santé mentale est la grande cause nationale en 2025. Le récent volontarisme politique, au moins en affichage, n’est pas décorrélé du coût croissant des pathologies mentales sur les finances publiques : première cause d’arrêt maladie de longue durée, leur coût est évalué à près de 107 milliards d’euros par an1. Le Covid a sans aucun doute aussi agi comme catalyseur : angoissés et confinés, nous nous sommes bien souvent retrouvés seuls face à nous-mêmes, forcés à une introspection parfois douloureuse, et tout laisse à penser que nous n’en sommes pas ressortis indemnes. 31 % des 18-24 ans déclaraient des symptômes dépressifs en 2021, contre 11 % avant la crise2. Pour cette génération nouvellement adulte, la santé mentale est la principale préoccupation, devant carrière ou vie amoureuse3 et les réseaux sociaux, au rôle oh combien ambivalent, ont fait caisse de résonance de leurs interrogations et de leurs difficultés. Cette prise de conscience collective est une bonne nouvelle. On ne fait pas évoluer la société en secret et la santé mentale est sortie des chambres capitonnées pour s’inviter dans les brunchs et les plateaux télé. On a de plus en plus le droit d’être en proie à des troubles, petits ou grands, sans être immédiatement assimilé au Jack Nicholson de Shining ou de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Tant mieux. Et pourtant… Il semblerait qu’on ne…