Le réalignement du monde, avec l’affirmation du ‟Sud Global” face à l’hégémonie américaine, offre la possibilité à l’Europe de proposer une troisième voie.
Le sommet de l’OCS (Organisation de la Coopération de Shanghai) tenu en septembre dernier à Tianjin, immense cité portuaire du nord de la Chine, marquera-t-il une étape majeure, une accélération imprévue, dans le basculement inexorable du monde auquel nous assistons ? Permettra-t-il la remise en cause de la suprématie occidentale et de ses valeurs ?
Quels enseignements l’Europe doit-elle en tirer pour ne pas être broyée entre la montée en puissance menaçante d’un « Sud Global » illibéral et son ancien allié américain, aveuglé par sa volonté de maintenir son hégémonie et dont la vision des relations internationales est devenue avant tout transactionnelle ?
Courtisée depuis près de trente ans par les présidents américains successifs – Clinton, Bush, Obama et Biden – soucieux de l’amarrer au camp occidental et de faire contrepoids à la puissance chinoise, l’Inde a-t-elle finalement basculé du côté de la Chine, de la Russie, de l’Iran, de la Corée du Nord, comme pourrait le laisser croire l’entente plus que cordiale et la rencontre tout sourire des dirigeants chinois Xi Jinping et russe Vladimir Poutine et le Premier ministre indien Narendra Modi ?
Contrarié par les humiliations infligées au cours de ces derniers mois par Donald Trump – droits de douane de 50 %, affirmation hasardeuse avant l’été qu’il avait en quelques jours résolu le conflit vieux de plusieurs décennies entre l’Inde et le Pakistan en obtenant « un cessez le feu complet et immédiat » –, Modi a fait le voyage jusqu’à Tianjin alors qu’il ne s’était pas rendu en Chine depuis sept ans, que Xi Jinping avait boudé le sommet du G20 de 2023 en Inde, et que leurs relations s’étaient considérablement dégradées depuis les affrontements militaires de 2020 sur les hauteurs du Ladakh, zone de conflit frontalier entre les deux pays. Le président américain apparaît donc plutôt comme un faiseur de paix à son insu et à son détriment ! En effet, en marge du sommet de l’OCS, les deux dirigeants se sont rencontrés en tête-à-tête pendant plus d’une heure, entretien à l’issu duquel Modi a évoqué « un climat de paix et de stabilité » retrouvé et a appelé à un approfondissement de la coopération entre les deux pays. Xi Jinping a renchéri en indiquant la nécessité pour les deux pays d’être « des partenaires qui permettent le succès de l’un et de l’autre » et a fait vœu d’une coopération étroite entre « le dragon » et « l’éléphant ». Trump, dépité par ce rapprochement, s’est empressé de poster sur les réseaux sociaux : « On dirait que nous avons perdu l’Inde et la Russie au profit de la Chine la plus profonde et la plus sombre. Qu’ils aient un avenir long et prospère ensemble ! »
Ne tirons toutefois pas de conclusions trop hâtives sur ce rapprochement entre la Chine et l’Inde, qui témoignerait d’un basculement profond des rapports de force sur la scène internationale. L’Inde s’est faite depuis quelques années le champion de ce que son ministre des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, a théorisé comme le « polyalignement » ou le « multi-alignement », refusant de choisir un camp plutôt que l’autre – fidèle en cela à l’ancien Premier ministre de l’indépendance de 1947, Nehru, qui prônait le « non-alignement », tant pour des raisons morales que pour préserver l’autonomie de son pays.
Si Washington parvient à restaurer sa relation avec New Delhi – gardons à l’esprit que le pays a vu ses exportations vers les États-Unis presque doubler entre 2016 et 2024, passant de 46 milliards de dollars à 87 milliards, se traduisant par une hausse de son excédent bilatéral, de 24 à 49 milliards – « l’euphorie » de Tianjin peut toujours se dissiper. Mais le spectacle auquel nous avons assisté laisse entrevoir une reconfiguration du monde dans laquelle ces trois pays, puissances nucléaires et regroupant plus de la moitié de la population mondiale, seraient unis dans leur contestation durable et déterminée de l’ordre occidental.
Les BRICS, jusque-là très divisés, pourraient alors retrouver une unité improbable grâce à la brutalité et aux maladresses de Donald Trump : sur les cinq pays fondateurs, trois d’entre eux – le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud –, certes critiques du monde occidental, étaient pourtant restés jusqu’ici ouverts à la coopération avec les États-Unis et le monde occidental. Mais les droits de douane de 50 % imposés au Brésil par Trump comme punition pour le traitement judiciaire réservé à son « ami » Jair Bolsonaro, l’ancien président condamné pour tentative de coup d’État, laisseront à l’évidence des traces profondes et une défiance durable. Idem pour l’Afrique du Sud à propos duquel Washington a multiplié les brimades et les assertions agressives, l’accusant notamment de se livrer à un « génocide blanc » à l’encontre des fermiers afrikaners et de porter plainte contre Israël devant la Cour internationale de Justice. Les aides américaines ont été suspendues et le secrétaire d’État américain, Marco Rubio, a refusé de se rendre au sommet du G20 2025, précisément en Afrique du Sud – choix qui a été ressenti comme une humiliation par le pays et sur tout le continent africain, qui accueillait pour la première fois un tel événement.
Trump, par ses comportements inappropriés depuis son retour à la Maison Blanche, a contribué à un large front de refus et poussé dans les bras de la Chine tous ceux qu’il a voulu soumettre par l’humiliation. Pour autant, ce rassemblement hétéroclite ne constitue pas en soi une vision, un projet solide et construit de modèle alternatif d’ordre mondial. En cette année 2025 où les Nations unies célèbrent leur 80e anniversaire, le monde semble se trouver dans une impasse. Amin Maalouf résume la situation dans son magistral ouvrage Le Labyrinthe des Égarés, dans lequel il affirme : « Ma conviction, en la matière, c’est que ni les Occidentaux, ni leurs nombreux advresaires ne sont aujourd’hui capables de conduire l’humanité hors du labyrinthe où elle s’est fourvoyée… On ne peut que s’angoisser de cet épuisement du monde, de cette incapacité de nos différentes civilisations à résoudre les problèmes si épineux auxquels notre planète doit faire face… On fait fausse route si l’on croit que l’humanité doit obligatoirement avoir à sa tête une puissance hégémonique… »
C’est peut-être là une opportunité unique pour l’Europe de se démarquer entre la brutalité américaine voulant imposer son hégémonie et l’émergence d’un monde illibéral, en établissant un modèle susceptible d’incarner une troisième voie, un espoir pour les peuples égarés et conscients que le monde court au chaos si un minimum de règles communes et de coopération entre les empires ne parvient pas à être établi rapidement. Cela signifierait que l’Europe, qui conserve de bonnes relations avec de nombreux pays du camp illibéral, avec ses alliés de la « coalition des volontaires » – Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Turquie – et le Japon, se doterait d’une volonté politique propre, afin que la « colombe européenne » apaise les appétits des grands fauves de la ménagerie géopolitique qui menace le monde.
Jean-Christophe Bas est vice-président de l’Institut Aspen France et enseignant à l’IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques)....
Le réalignement du monde, avec l’affirmation du ‟Sud Global” face à l’hégémonie américaine, offre la possibilité à l’Europe de proposer une troisième voie. Le sommet de l’OCS (Organisation de la Coopération de Shanghai) tenu en septembre dernier à Tianjin, immense cité portuaire du nord de la Chine, marquera-t-il une étape majeure, une accélération imprévue, dans le basculement inexorable du monde auquel nous assistons ? Permettra-t-il la remise en cause de la suprématie occidentale et de ses valeurs ? Quels enseignements l’Europe doit-elle en tirer pour ne pas être broyée entre la montée en puissance menaçante d’un « Sud Global » illibéral et son ancien allié américain, aveuglé par sa volonté de maintenir son hégémonie et dont la vision des relations internationales est devenue avant tout transactionnelle ? Courtisée depuis près de trente ans par les présidents américains successifs – Clinton, Bush, Obama et Biden – soucieux de l’amarrer au camp occidental et de faire contrepoids à la puissance chinoise, l’Inde a-t-elle finalement basculé du côté de la Chine, de la Russie, de l’Iran, de la Corée du Nord, comme pourrait le laisser croire l’entente plus que cordiale et la rencontre tout sourire des dirigeants chinois Xi Jinping et russe Vladimir Poutine et le Premier ministre indien Narendra Modi ? Contrarié par les humiliations infligées au cours de ces derniers mois par Donald Trump – droits de douane de 50 %, affirmation hasardeuse avant l’été qu’il avait en quelques jours résolu le conflit vieux de plusieurs décennies entre l’Inde et le…