Le Tribunal suprême fédéral a condamné Bolsonaro à la prison. Cette décision a fait de son président, Alexandre de Moraes, un symbole de la démocratie, mais aussi une cible de choix.
Le 30 octobre 2022, le second tour de l’élection présidentielle brésilienne est troublé par des mouvements de foule qui semblent annoncer un remake tropical de l’assaut du Capitole, survenu à Washington le 6 janvier 2021. Quatre semaines plus tôt, au premier tour, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2010) avait devancé de 5,2 points son rival d’extrême droite, le président sortant Jair Bolsonaro, aussi peu enclin à accepter la défaite que son mentor Donald Trump. Le jour du scrutin, c’est derrière les portes closes d’une salle du Tribunal Supérieur Électoral (TSE) de Brasilia que s’est jouée le sort de la démocratie brésilienne. Le juge Alexandre de Moraes y recevait Silvinei Vasques, chef de la Police Routière Fédérale. Partisan déclaré de Jair Bolsonaro, le policier avait mis en place de vastes contrôles routiers dans le nord-est du pays, fief de Lula, dans le but de gêner l’accès des électeurs de gauche aux bureaux de vote. Face à cette situation, inédite depuis le retour de la démocratie au Brésil en 1985, Alexandre de Moraes n’a pas tremblé. Carrure imposante, voix grave et crâne luisant, l’homme aux allures de Lex Luthor fit simple et efficace : « Soit vous levez les blocages, soit vous allez en prison. » Il donna vingt minutes à Vasques, ancien membre de sa garde rapprochée, pour se décider.
Vasques s’inclina et donna l’ordre de lever les barrages, permettant aux électeurs nordestins de se rendre aux urnes ; et, le 31 octobre 2022, c’est bien Luiz Inácio Lula da Silva qui fut déclaré élu pour un troisième mandat à la tête de la République fédérative du Brésil, avec 50,9 % des voix.
Si l’ancien syndicaliste doit sa victoire aux 60,3 millions d’électeurs ayant inscrit son numéro dans les urnes électroniques, le respect du scrutin, lui, ne résulte que de l’action d’un seul homme : Alexandre de Moraes, 56 ans, juge au Tribunal Suprême Fédéral (STF), plus haute instance du système juridique brésilien, qui combine les prérogatives d’une Cour Suprême et d’une Cour Constitutionnelle, tout en disposant de pouvoirs policiers. Autant adulé que détesté, qu’on l’appelle Xandão (littéralement, « Gros Alex »), ou tout simplement Alexandre, le juge fait consensus sur un point : il est probablement l’homme le plus puissant du Brésil.
C’est encore lui qui, le 11 septembre dernier, a prononcé la décision de justice la plus importante de l’histoire de la démocratie brésilienne : la condamnation de Jair Bolsonaro à 27 ans et trois mois de prison, pour tentative de coup d’État. Même si les bolsonaristes disposent toujours de nombreux atouts pour éviter que leur champion septuagénaire ne finisse ses jours en prison, comme le vote éventuel d’une loi d’amnistie, cette sentence a bouleversé les traditions judiciaires d’un pays ayant subi près d’une vingtaine de putschs, réussis ou avortés, depuis la proclamation de sa République, en 1889 : au Brésil, les scandales politiques ou financiers aboutissent très rarement à la condamnation des coupables, se terminant le plus souvent « en pizza » – dans la confusion.
Épilogue ou simple étape, ce verdict sévère constitue en toute hypothèse un point d’orgue dans la carrière publique d’Alexandre de Moraes, qui bascule en 2019, alors que le capitão Jair Bolsonaro vient tout juste de faire son entrée au palais présidentiel du Planalto. Dias Toffoli, alors président du STF, le désigne pour diriger une enquête sur la diffusion par l’extrême droite de fausses nouvelles. Conscient du caractère explosif de l’affaire, Moraes est d’abord hésitant. En fonction au STF depuis deux ans seulement, le natif de São Paulo fait figure de cadet. Parmi ses dix autres collègues, il est le dernier à avoir passé la toge. « Dans un premier temps, Moraes avait peur de susciter des jalousies parmi ses collègues. Mais Toffoli a fait en sorte de le mettre en confiance, tant qu’il a fini par accepter », détaille Felipe Recondo, journaliste et auteur de plusieurs livres sur le STF. Arrivé premier au concours du Ministère public, l’équivalent du parquet en France, à seulement 23 ans, ancien adjoint à la sécurité de l’état de São Paulo, le jeune magistrat est choisi autant pour sa fine connaissance du droit que pour sa capacité à conduire une enquête.
Ayant accepté la mission, Moraes frappe vite et fort. À peine une semaine après l’ouverture de l’enquête, il ordonne les premières suspensions de comptes de réseaux sociaux, accusés de « propager la haine contre le tribunal ». Une décision rapidement suivie d’une perquisition au domicile d’une personnalité de premier plan, le général Paulo Chagas, candidat malheureux au poste de gouverneur du District Fédéral de Brasilia et soutien de Jair Bolsonaro. Le ton est donné. Il ne faiblira pas. Petit à petit, le juge en vient à inclure dans la procédure des membres du premier cercle du président, jusqu’à impliquer le capitão lui-même, le 4 août 2021 – un an à peine avant l’élection présidentielle.
Toujours en cours, l’enquête constitue la pierre angulaire de l’irrésistible ascension d’Alexandre de Moraes au sein du STF. Car, dans le droit brésilien, les procédures judiciaires impliquant les mêmes suspects doivent toutes être traitées par le même magistrat. Vente illégale de cadeaux d’État, falsification des carnets de vaccination de l’ex-président et de sa famille… À mesure que les scandales s’accumulent, le petit nouveau du STF voit le périmètre de son action croître de manière exponentielle. Au point d’être à la tête de 21 des 37 enquêtes actuellement en cours au STF. « L’interprétation qui a été retenue, non seulement par Moraes mais aussi par le reste du Tribunal, est qu’il s’agissait d’une seule et même organisation criminelle, ayant commis des crimes différents. Par conséquent, pour éviter des décisions divergentes sur des sujets connexes, les affaires devaient être réunies sous la direction d’un seul juge », souligne Eloisa Machado de Almeida, professeure de droit constitutionnel à la Fondation Getulio Vargas (FGV) de São Paulo.
Mais la concentration des enquêtes entre les mains de Moraes entraîne mécaniquement la multiplication des attaques contre sa personne. Chaque suspension de profil sur les réseaux sociaux qu’il ordonne, chaque mandat d’arrêt qu’il émet, chaque abus de pouvoir qu’il dénonce, renforce la paranoïa d’une extrême droite convaincue que Moraes persécute leur leader. Une aversion que Jair Bolsonaro ne manque pas une occasion de nourrir. Comme le 7 septembre 2021, lorsqu’il profite de la fête nationale pour rassembler ses partisans chauffés à blanc sur l’avenue Paulista, artère centrale de São Paulo, la plus grande ville du pays. Devant un parterre de maillots jaunes de la Seleção, devenus le symbole de ses supporters, l’ex-militaire hurle : « Quelle que soit la décision que prendra Alexandre de Moraes, elle ne sera jamais appliquée ! » Les 125 000 manifestants, en délire, hurlent de joie. En août 2022, une ultime coïncidence vient consolider le narratif victimaire du camp bolsonariste : c’est au tour d’Alexandre de Moraes d’occuper la présidence du Tribunal Supérieur Électoral, organe chargé du bon déroulement de l’élection présidentielle qui doit se tenir deux mois plus tard. C’est donc à lui qu’incombe la charge de défendre le système de vote électronique, attaqué sans relâche par Bolsonaro, qui veut jeter le doute sur la probité des élections.
Exposé comme aucune personnalité avant lui, Moraes est dès lors présenté comme l’antéchrist par une extrême droite qui le déteste plus encore que Lula. « C’est Moraes qui est en première ligne et prend tous les tirs », observe Felipe Recondo. Une expression à prendre à la lettre. Le 15 décembre 2022, plus d’un mois après la défaite de Bolsonaro, plusieurs hommes se positionnent dans un véhicule de l’armée sur un trajet emprunté par le juge, avec l’objectif de l’enlever et de l’assassiner. L’opération, avortée pour des raisons encore mystérieuses, fait partie du « plan poignard vert et jaune », ourdi par plusieurs hauts-gradés de l’armée, et avalisé par Jair Bolsonaro lui-même, pour lui permettre de se maintenir au pouvoir.
Ce projet, qui ne sera révélé au grand public que deux ans plus tard, est rapidement éclipsé par un autre événement, diffusé en direct par les télévisions du monde entier. Le 8 janvier 2023, plusieurs milliers d’émeutiers bolsonaristes, convaincus d’une fraude électorale, prennent d’assaut les lieux de pouvoir de Brasilia. Parmi les bâtiments dégradés, c’est de loin le siège du STF qui est le plus atteint. Fiers de leur coup et sûrs d’une imminente intervention de l’armée en leur faveur, les vandales posent avec ce qu’ils croient être la toge ou la chaire de Xandão, multiplient les selfies et les stories dont ils inondent les réseaux sociaux.
Survenue plus d’une semaine après la prise de fonction de Lula, l’attaque prend tout le monde de court, à commencer par Moraes. Pensant avoir accompli sa mission, le juge est en vacances, en famille, à Paris. C’est son fils qui, voyant les notifications sur son téléphone, lui apprend la nouvelle. Là encore, le juge ne tremble pas. Revenu en urgence à Brasilia, il ordonne la suspension d’Ibaneis Rocha, gouverneur du District fédéral, et l’arrestation de son adjoint à la Sécurité, Anderson Torres, tous deux accusés de complaisance envers les émeutiers. Surtout, il décrète l’emprisonnement immédiat de 2151 participants au raid contre les institutions. « Si je me suis senti atteint personnellement ? Non. Je me suis senti atteint institutionnellement, […] par la tentative d’obstruer et de détruire le pouvoir judiciaire », commentera froidement Moraes lors d’une rare interview accordée à la chaîne Globo, dans le cadre d’un documentaire sur le 8 janvier.
Véritable onde de choc au Brésil, l’événement maintient Moraes sous le feu des projecteurs. D’autant que son action ne se limite pas à ces premières mesures, prises en urgence. Très vite, il ouvre une enquête, visant notamment Jair Bolsonaro. Volens nolens, l’ensemble du STF soutient cette décision. « Les membres du Tribunal, mais aussi leurs familles, ont reçu des menaces. Donc tous savent que le combat de Moraes les protège, eux et le tribunal » pointe Felipe Recondo.
Au fil des jours et des événements, le juge devient une icône du camp pro-démocratie, dominé traditionnellement par la gauche. Sur l’internet, les « memes » le caricaturant en Superman aux couleurs du Brésil, ou en « homme du match » des élections, accumulent les « likes » et les mentions. Tati Bernardi, célèbre chroniqueuse de gauche, lui déclare sa flamme : « Xandão est le grand responsable de la libido dans notre pays », écrit-elle dans les colonnes de Folha de São Paulo, plus grand quotidien brésilien.
Sans l’avoir voulu, Moraes devient un allié objectif de Lula. Les sanctions commerciales américaines, décrétées en juin 2025 en raison du traitement judiciaire prétendument « injuste » réservé à Jair Bolsonaro, suscitent un sursaut patriotique qui offre à l’ex-syndicaliste redevenu chef de l’État un regain de popularité, jusqu’ici en berne. « Disons que Lula a comme une dette envers Moraes. Raison pour laquelle le juge a l’oreille du président » résume Felipe Recondo.
Pourtant, hormis leur passion pour les Corinthians, la grande équipe de football de São Paulo, l’ancien ouvrier et le magistrat issu de la petite bourgeoisie paulista n’ont que peu de choses en commun. Le parcours d’Alexandre de Moraes témoigne même d’un fort ancrage à droite. Dans les années 2000, il est encarté au Parti du Front Libéral (PFL), en même temps qu’un petit capitaine surtout connu pour ses positions fantasques, Jair Bolsonaro. Et Moraes est toujours resté très proche de Geraldo Alckmin, figure historique du centre-droit brésilien et actuel vice-président. En 2002, alors qu’Alckmin est gouverneur de l’état de São Paulo, il fait de Moraes son adjoint à la Justice. « J’étais la seule personne de gauche du cabinet. Souvent, il me taquinait, en disant que mes idées étaient des “thèses minoritaires” », se rappelle en riant Leticia Massula, ex-collègue depuis reconvertie en cheffe de cuisine. Moraes enchaînera ensuite les fonctions politiques, toujours à droite de l’échiquier, avant de retrouver Geraldo Alckmin en 2015 pour occuper le poste d’adjoint à la Sécurité. Un mandat d’un an et demi, marqué par de forts épisodes de violences policières : sur la période, un homicide sur quatre est commis par les forces de l’ordre, selon les estimations de TV Globo.
Durant cette période troublée, alors que le vice-président Michel Temer s’active pour obtenir la destitution de la présidente Dilma Roussef, héritière politique de Lula, un coup d’éclat va soudain booster la carrière de Moraes. Un hacker menace Temer de faire fuiter des photos intimes de son épouse Marcela, sa cadette de 43 ans plus jeune. Moraes mobilise trente-trois policiers et retrouve rapidement le maître chanteur. Michel Temer saura s’en souvenir : lorsque, en 2016, il accède à la présidence en remplacement de Dilma déchue, il fera de Moraes son ministre de la Justice. Moins d’un an plus tard, le 7 février 2017, un poste de juge auprès de l’institution la plus prestigieuse du pays, le Tribunal Suprême Fédéral (STF), est vacant, son titulaire, Teori Zavascki, ayant perdu la vie dans un accident d’avion. Temer n’hésite pas et choisit Moraes pour le remplacer. La nomination fait bondir la gauche, qui dénonce un juge « hautement partisan » et organise même une manifestation. Une pétition hostile lancée par les étudiants de la prestigieuse Université de São Paulo (USP), dont Moraes est lui-même diplômé, récolte 271 000 signatures.
Le rigide magistrat aurait-il donc viré de bord depuis pour se rapprocher de la gauche ? Pas le moins du monde, selon Felipe Recondo : « Son vote sur d’autres sujets, comme la démarcation des terres indigènes par exemple, montre qu’il reste un personnage de droite. Il a simplement pris ses distances avec le bolsonarisme. » Car, au-delà des considérations politiques, Moraes demeure animé par un idéal démocratique sincère, estime Leticia Massula. « Je pense que notre génération a été fortement marquée par le fait de naître dans un régime d’exception et de vivre ensuite le retournement de situation. Alexandre avait un fort engagement en faveur de la diversité d’opinions, à tel point que je trouvais curieux qu’il me maintienne à mon poste, et qu’il me traite avec respect ! »
Malgré ses multiples facettes, c’est cette image de combattant de la démocratie que Moraes parvient à imposer. En particulier à l’international, où à partir d’août 2024, il devient aux yeux du monde un des rares personnages à tenir tête à Elon Musk, milliardaire fantasque et soutien actif de l’alt-right global. Pendant plus d’un mois, Moraes prive plus de 20 millions de compatriotes d’accès à X (anciennement Twitter), suite au refus de Musk de nommer un représentant légal pour le réseau social au Brésil. Le face-à-face durera plus d’un mois, jusqu’à ce que l’Américain cède, s’accommodant au passage d’une amende de 28,6 millions de reals (4,5 millions d’euros environ).
Pour justifier ses décisions les plus polémiques, Moraes met en avant son attachement à l’idée de « démocratie militante », théorisée par le juriste allemand Karl Loewenstein, et se défend de toute arrière-pensée idéologique. Une ligne pragmatique illustrée par un revirement assumé dans une affaire très largement médiatisée : en 2019, au nom de la lutte contre les fake news, il ordonne la censure de deux articles impliquant un membre de la Cour suprême, Dias Toffoli, dans l’affaire Lava Jato, plus grand scandale de corruption de l’histoire du pays – avant de revenir sur sa décision quelques jours plus tard, actant la pertinence des faits allégués.
Après la récente condamnation de Bolsonaro, certains juristes ont accusé Moraes d’avoir commis des abus au cours de la procédure, sans toutefois remettre en cause la décision du tribunal. « Dans le jugement de la tentative de coup d’État, les accusés ont été séparés en quatre cercles, en fonction des rôles de chacun dans la planification du golpe. Or les avocats des accusés d’un cercle ne peuvent pas participer aux auditions des membres des autres groupes. Ce qui, à mon sens, constitue une violation des droits de la défense », affirme Renato Vieira, avocat spécialiste de la procédure pénale. Moraes, lui s’en réfère à ses pairs du STF. « Mes collègues ont examiné plus de sept cents de mes décisions, suite à des procédures d’appel. Savez-vous combien de fois j’ai perdu ? Pas une seule », assène-t-il dans une interview accordée au Washington Post, quelques semaines avant l’ouverture du procès de Bolsonaro.
Le jugement de la tentative de coup d’État désormais prononcé, qu’adviendra-t-il de Xandão Moraes ? Certains, dans les couloirs de Brasilia, pensent à l’avenir, et lui prêtent une ambition présidentielle. « Les juges du STF sont désormais devenus des acteurs politiques capables de disputer une élection », glisse Felipe Recondo, observateur assidu du tribunal fédéral. D’autres se contentent de savourer la victoire acquise dans la lutte sans fin contre la corruption et pour la préservation de la fragile démocratie. Comme Leticia Massula, l’ex-juriste devenue maître-queue, qui soupire : « Heureusement qu’il était là ! ».
Tapis afghan,
Louis-Cyprien Rials
L’un des tapis afghans de Louis-Cyprien Rials, présenté dans l’exposition collective Fire à la Fondation Boghossian – Villa Empain (Bruxelles),
du 25 septembre 2025 au 1 mars 2026. Curatrice : Louma Salamé....
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