Ils s’étaient retrouvés à Claraplatz, de l’autre côté du Rhin. Elle l’avait accompagné à son hôtel. L’enregistrement terminé, il aurait voulu qu’elle monte avec lui dans l’ascenseur, tant il brûlait d’envie de lui faire l’amour. Il s’était reproché sa pruderie en redescendant et en la retrouvant dans le hall, en train de feuilleter des brochures touristiques, noyée dans son imper beige, avec ses grands yeux noirs d’héroïne de manga qui dévoraient tout l’espace et le dévisageaient telle une bête curieuse. En grimpant dans le tramway vert qui les emmenait au musée, ils étaient comme deux enfants qui s’enfuient de la ville, fuguant sans tickets à travers la banlieue de Bâle. De l’autre côté des vitres, on voyait à l’horizon se dresser les croupes violettes de la Forêt-Noire sous le ciel bleu d’une belle journée d’avril.
C’était une expo sur les grands peintres du Nord. Il n’avait pas trouvé de meilleur alibi pour lui donner rendez-vous. Les lumières du Nord le rendaient nostalgique d’une autre époque de sa vie, quand il cherchait la Zyntarie, le pays chimérique de son enfance, sur les rives de la Baltique. Devant une toile du prince Eugène de Suède – grands pins dressés sur des îlots rocheux, reflets diffractés du soleil dans la mer –, toute cette époque de sa vie lui était revenue en mémoire, lorsqu’il errait sur l’archipel intérieur de Stockholm, sac au dos, carnet de dessin à la main, tentant de saisir en quelques touches d’aquarelle ce qui le fascinait tant dans cette lumière septentrionale. Ex septentrio lux : la lumière vient du Nord, se disait-il, alors qu’il vivait désormais au sud, sur la Méditerranée, qu’il ne savait plus peindre et qu’il n’y avait plus de lumière dans sa vie, depuis son retour du Japon, depuis cette maudite chute de vélo qui l’avait estropié, lui le danseur de tango. Il la regardait aller d’une salle à l’autre dans son grand imper beige, il avait furieusement envie de se pencher sur elle, de l’embrasser dans la nuque, de déboutonner cet imper trop grand qui camouflait ses formes et de lui faire l’amour là, parmi ces tableaux de neige, de pins, de rochers, de cascades qui télescopaient son souvenir lointain de la Baltique et son souvenir plus récent du Japon – cet archipel dont ils parlaient souvent dans leurs lettres, qui les rapprochait, car elle aussi y avait vécu, durant des années. Je suis en Suisse, se disait-il, je suis en Suisse, elle est suisse et japonaise, nous regardons des tableaux suédois, je pense au Japon et je pourrais être en Zyntarie, et elle pourrait être zyntarienne, car au fond, elle est pour moi une étrangère malgré les mois que nous avons passé à nous écrire.
— Ça te parle ces tableaux ?
Silence. Puis elle avait répondu :
— Ça dépend. Certains me font penser à ces cartes postales qu’on retrouve parfois dans des greniers en Suisse.
— Tu veux dire que tu trouves ça kitsch ?
— Oui, parfois, mais là, regarde cette neige, c’est tellement ça. On est dedans, on a l’impression de marcher dans cette neige.
Voilà pourquoi il lui avait donné rendez-vous là, à l’expo « Lumières du Nord ». Il savait qu’elle aimait la neige. Elle l’avait décrite avec la délicatesse des grands maîtres japonais, dans Retour à Otaru, un roman sec, tendu, elliptique, un roman d’atmosphère, où tout se passait entre les lignes, un roman bref et beau qui faisait sentir le poids léger de la neige et qui se terminait par un haïku, dont la dernière syllabe manquait, mais qu’il avait appris par cœur. Il l’avait découverte et aimée à travers ce roman qui se déroulait à Hokkaido. Puis il avait vu l’adaptation cinématographique et il en était ressorti abasourdi, le film était très fidèle au roman, c’était bien comme ça qu’il avait imaginé ce décor désuet de station balnéaire, sur la mer du Japon, et cet hiver qui régnait à chaque page dans les relations entre les personnages.
— Celui-là, je le trouve très beau, dit-elle en s’asseyant sur un banc.
Il s’était assis près d’elle, écoutant sa voix fluette, sentant palpiter la veine de son cou, laissant aller ses yeux de son profil métis au grand tableau mauve qui se dressait devant eux. C’était un vampire par Edvard Munch. Un vampire roux et féminin qui mordait la nuque d’un jeune homme. On voyait du sang couler sur la neige. Qui vampiriserait l’autre d’elle ou de lui, quand viendrait l’heure de s’entredéchirer comme tous les amants ? Son envie de l’embrasser dans la nuque, là où folâtraient les dernières soies de ses cheveux noirs, lui tordait le ventre. Il s’était retenu puis, s’étant levé, il avait marché à travers les couloirs, claudiquant comme un pirate, ne sentant plus que sa hanche qui le faisait souffrir depuis des mois.
Il était content de retrouver des Balthus, un peintre qu’il avait aimé à l’âge de vingt ans, quand on s’extasie pour tout ce qui est érotique et précieux. Elle avait voulu revoir les Max Ernst et les Magritte, surtout L’Empire des lumières qui illustrait la couverture de son dernier livre, Satori à Sapporo. Tout confirmait qu’ils n’avaient pas les mêmes goûts, en peinture comme en littérature. Mais cette altérité, au lieu de le repousser, l’excitait.
En sortant du musée, ils avaient fait le tour du parc, sous les grandes bougies blanches des marronniers, leurs arbres préférés. Comme les arbres étaient hauts dans cette Suisse qui lui rappelait la Zyntarie de son enfance, et comme les arbres étaient rabougris près de la mer où il vivait aujourd’hui ! Ils s’étaient assis sur un muret de pierres sèches. Il avait fait chaud toute la journée et la pierre était encore tiède malgré le froid qui descendait des montagnes, malgré les nuages qui noircissaient le ciel. Sous leurs yeux, les contreforts de la Forêt-Noire s’annonçaient, coteaux verdoyants plantés de vignes, qu’on aurait cru peints par Balthus, avec ces verts acides, préraphaélites, et cette herbe si haute qu’elle donnait envie d’y rouler pour faire l’amour en batifolant comme des enfants. Des cyclistes passaient derrière une haie vive, on se serait cru dans un film au ralenti. La Suisse était, comme le Japon, comme la Suède, un des rares pays au monde qui l’apaisaient, disait-il.
— On y allait souvent quand j’étais gamin. Mes parents adoraient la Suisse. Je crois que ma mère s’y sentait en sécurité. Genève n’était qu’à une heure et demie de la maison. C’était notre étranger proche, comme disent les Russes. Et pourtant, pour moi, tout y était différent. J’ai toujours eu l’impression que ce pays n’était pas réel. Tu sais, la Zyntarie doit beaucoup à la Suisse.
Elle c’était le contraire : la Suisse, son pays natal, l’angoissait. Alors elle avait tout fait pour fuir cette léthargie, cet ennui qui l’avait calfeutrée depuis son enfance. Et pourtant elle y était revenue, récemment, et elle y avait même acheté un appartement, sur les rives du lac Léman.
— Pour le jour où je serai vieille, dit-elle en riant, laissant voir, entre ses lèvres, ses belles dents blanches.
Saisir sa petite main, là, sur la pierre tiède, alors qu’elle tirait sur les manches de son imper pour se réchauffer, les doigts engourdis par le froid, l’humidité – l’occasion était trop tentante, mais quelque chose le retenait, il voulait qu’elle prît l’initiative, il se sentait si triste depuis la veille, lorsqu’il avait failli se pendre à sa ceinture, dans sa chambre d’hôtel de la banlieue de Bâle, entre des murs gris et jaunes, qu’il se sentait impuissant, shooté par les médocs dont il se gavait pour l’aider à supporter ses douleurs à la hanche et ces journées passées dans des salons littéraires, à poireauter derrière une pile de livre.
— J’ai froid, dit-elle. Allons-y.
Le tramway vert les avait ramenés vers le centre-ville, laissant derrière eux l’appel de la Forêt-Noire, l’appel des collines, l’appel des chalets aux façades blanches décorées de vignes et de glycines, toute cette Suisse pimpante et guillerette qui lui avait toujours donné l’impression d’un pays imaginaire, d’un monde miniature, parcouru de jouets d’enfants et de pantins magnétiques.
Ils avaient flâné sur les quais du Rhin, sous les grandes bougies blanches des marronniers. Puis ils s’étaient assis en terrasse pour boire un verre et voir le soleil se coucher dans des vapeurs d’ambre, de l’autre côté de la frontière. Il aurait voulu dessiner les hautes façades médiévales qui dégringolaient de leurs dix étages, depuis les hauteurs de la cathédrale aux toits losangés, vers le fleuve souverain, le fleuve opaque et vert bouteille, le fleuve emmuraillé de marronniers, le fleuve enflé de remous et de regrets. Il aimait toutes les villes situées sur les bords d’un grand fleuve, qui lui rappelaient la Loire et le Danube, le Rhône et la Dvina, la Seine et le Mississippi, toutes les rives de ses autres vies, mais il ne pensait pas que le coude du Rhin à Bâle serait si large, en traçant sa frontière si loin de son estuaire. Alors il revoyait les villes zyntariennes, dont il esquissait les portraits dans son enfance : remparts de pierres médiévales, cascades de tuiles écailles, clochers tarabiscotés, fenêtres mansardés – cette attirance pour les vieilles villes germaniques lui venait du plus loin de l’enfance, une enfance passée à dessiner des blasons et à écrire des contes de fée.
Elle lui parlait de son enfance à elle, cette enfance suisse, sauvage et solitaire, il écoutait sa voix fragile de fillette aller et venir dans les remous du grand fleuve, il sentait sa nuque se tendre, son imper beige se plisser, l’arc de ses sourcils sursauter quand elle parlait de ses angoisses, de ses échecs sentimentaux, de ses fausses couches, de son désir d’avoir des enfants à trente-deux ans alors que son conjoint – trop jeune pour elle qui n’aimait que les hommes mûrs – n’en voulait pas. Ils sirotaient du jus de tomate comme tous les voyageurs habitués aux longs trajets en avion. Puis ils avaient cherché en vain un resto ouvert un dimanche soir. Le froid devenant plus pénétrant, il avait suggéré de passer chez elle pour enfiler un pull sous son imper.
C’était un studio dans une résidence moderne et sans charme, derrière une allée de marronniers. Ils étaient entrés dans l’ascenseur, et là aussi, voyant son beau visage se refléter sur toutes les glaces qui multipliaient ses taches de rousseur, il avait voulu l’embrasser avant qu’il ne soit trop tard. Elle avait enfilé un pull noir puis elle était passée dans la salle de bains pour se remaquiller. Il s’était laissé tomber sur le canapé bleu, vaincu par cette douleur à la hanche qui lui donnait l’impression de traîner la jambe d’ivoire du capitaine Achab. Lorsqu’elle était venue vers lui, souple et lente, belle et sûre d’elle comme toutes les femmes qui se savent belles, il avait reposé sur la table basse le livre d’art qu’il avait feuilleté pour patienter, comme dans le cabinet d’un médecin. Frida Kahlo faisait la couverture et là, sans doute, grâce à Frida Kahlo, grâce à l’aimant de ce regard noir, implacable, son désir d’elle avait atteint ce point d’incandescence où il suffit d’allumer la mèche pour que tout s’embrase. Et au moment même où il se disait qu’elle allait lui échapper, comme toutes ces filles qu’il avait désirées sans oser l’avouer, car il n’aurait pas la force de faire le premier geste, car il se sentait trop vieux, trop faible et trop déprimé pour tenter quoi que ce soit, elle s’est assise sur le bras du canapé, et caressant de son petit index la barbe de trois jours de son menton :
— Ça vient d’où cette cicatrice, Samuel ?
Comme à chaque femme qui lui posait la question, il a répondu :
— Un coup de sabre d’abordage.
Elle a ri, d’un rire perlé de fillette, et, se moquant bien de la vérité, puisque mentir était son métier à elle aussi, elle a surenchéri :
— Parce que Monsieur était dans la marine ?
— Disons plutôt gentilhomme de fortune. Dans un autre siècle.
Elle a ri de plus belle en déboutonnant le col de son imper beige. Puis, de sa petite main blanche aux ongles courts, elle a caressé la longue main d’homme aux veines enflées par l’âge et l’effort physique :
— Tu as de belles mains. Je les ai regardées tout à l’heure sur le muret.
Ses doigts suivaient l’entrelacs de ses veines bleues, tendues, hasardeuses. Il a déposé un tendre baiser dans sa nuque. Puis, effleurant sa gorge du bout des doigts, il l’a embrassée comme il n’avait pas embrassé une femme depuis des années, avec la soif des hommes condamnés aux soirées sans baise, captifs d’un mariage qui avait transformé le désir en devoir. Elle s’est laissée fondre sur le canapé. Son imper beige s’est fendu jusqu’à la taille. Il a palpé ses hanches, ses fesses, remonté jusqu’au nombril, glissé sa main sous le pull noir, senti sa peau frémir, ses côtes se gonfler – le rouge d’un soutien-gorge est apparu à la lueur de la lampe de chevet, les aréoles de ses seins se devinaient sous la dentelle, des seins tendus, gorgés d’un désir roi, et il a commencé à compter ses grains de beauté, à voyager dans les constellations rousses de son visage, son beau visage eurasiatique dont il avait rêvé tant de fois en pianotant son nom sur Google – Somi Sang –, en récitant son nom dans la nuit – Somi Sang, Somi Sang –, en regardant les vidéos de ses interviews, en l’écoutant parler de ses romans, avec cette délicatesse, cette fragilité qui l’émouvait tant – elle donnait toujours l’impression d’une biche traquée, aux abois, éblouie par les phares de sa propre célébrité, dans un monde avide de bruit et de fureur où l’autopromotion faisait office de discours sur la littérature. Et elle était là, déployée sous la paume de ses mains, offerte sous le feu de ses lèvres, se laissant aller à ce bonheur terrible du premier baiser, lui murmurant à l’oreille :
— Samuel, Samuel, ça fait des mois que j’ai envie de toi !
Oui, ils avaient correspondu sur WhatsApp pendant des mois. Pendant des mois, alors qu’ils ne s’étaient croisés qu’une fois, à la sauvette, au cours d’un cocktail mondain, ils s’étaient confiés l’un à l’autre tels deux amants séparés par des milliers de kilomètres – elle dans ce Proche-Orient qui battait au rythme de la guerre, lui dans cette France où il ne trouvait plus sa place après des mois passés dans un Japon où toutes les femmes le ramenaient à elle, où toutes les femmes convoquaient le souvenir de ses grands yeux d’héroïne de mangas, sourcils arqués de comète, joues de porcelaine, beau visage à moitié oriental, gorge d’apsara.
Ils se connaissaient déjà tellement entre les lignes qu’il ne leur avait pas fallu longtemps pour trouver sur le corps de l’autre les chemins du plaisir. Il lui léchait la chatte en écartant sa culotte mouillée, elle lui palpait les fesses sous le pantalon dont elle dénouait déjà la ceinture. Il avait fait jaillir de la dentelle rouge un sein qu’il ne s’attendait pas à trouver aussi plein, aussi rond, aussi ferme, un beau sein rose aux senteurs de magnolia. Elle s’était penchée sur lui pour gober dans sa petite bouche humide son gland durci par les mois d’attente et de désir, il avait relevé ses cheveux d’une main, caressant du regard les volutes de son corps de violon, la cascade de ses reins, les cloches battantes de ses seins, le collier d’ambre qui se secouait à son cou – cette image d’elle qu’il convoquerait plus tard quand elle serait à cinq mille bornes à l’est, quand il aurait envie de frapper les murs pour qu’elle revienne.
Le temps était révolu où les femmes attendaient d’un homme qu’il fît les premiers pas. Elles savaient prendre désormais ce que des siècles de patriarcat leur avaient refusé, l’étreinte animale, la jouissance débridée, la violence brutale, la possession fougueuse et frénétique de l’autre. Entre ses doigts de fée, sous son corps d’ange qui lui arrivait à la gorge mais qui savait si bien prendre ce qu’elle attendait d’un homme, il se sentait devenir femme. Il se disait qu’il changerait bien de sexe. Avoir été un homme toutes ces années me fatigue, et ce soir je ferai la femme, se disait-il, alors qu’elle l’enfourchait, le dominait, chevauchant sa queue comme un cow-boy dans un rodéo, empoignant ses seins à pleines mains, ses seins qui débordaient de ses petites mains, ses seins qu’elle s’apprêtait à dégoupiller comme des grenades pour les lui lancer en pleine gueule. Puis elle s’était levée, l’avait pris par la main, s’était assise sur la table du salon, et lorsqu’elle lui avait dit :
— Prends-moi comme tu n’as jamais pris une femme !
Il avait bien dû faire sa besogne d’homme, dressé comme un coq sur ses mollets, avec sa douleur à la hanche qui s’avivait à chaque coup de boutoir.
— C’est beau de te voir dans le miroir de la fenêtre. Vas-y, prends-moi plus fort encore !
Il y était allé de toutes ses forces tandis qu’elle se caressait le sexe avec trois doigts, mais la douleur, décidément, était trop vive.
Ils étaient passés de la table du salon à la commode, de la commode au plan de travail de la cuisine, la planche de marbre lui gelait les couilles, si bien qu’il lui demandait si elle n’avait pas trop froid, puis elle avait exigé qu’ils poursuivent sur le lit, un grand lit king size qui emplissait tout l’espace de la chambre :
— Vas-y plus fort encore, dit-elle en se postant à quatre pattes et en lui jetant un regard de défi à travers le miroir de la fenêtre.
Il l’avait prise par derrière, se concentrant sur les trois grains de beauté qui étoilaient son dos, agrippant sa crinière brune, malaxant ses hanches, allant et venant à la vitesse d’un marteau-pilon, puis elle s’était lovée contre lui, en cuiller, et elle avait hurlé très fort, la gorge renversée, la bouche ouverte, les cuisses trempées, inondant sa queue, inondant les draps. Mais de son côté à lui, rien ne venait. Il était sec, il n’avait plus de jus, déjà il débandait. Sans doute l’effet du tramadol et de la dépression. Pour lui redonner de la vigueur, elle se frottait contre lui, léchait sa peau ruisselante de sueur, baisait toutes ses cicatrices comme si c’étaient des blessures de guerre – cicatrice au menton, cicatrice à la hanche, cicatrice à la cuisse, cicatrice au genou. Et elle finissait par la cicatrice qui tailladait son sexe, cette première cicatrice qui était la trace indélébile de son appartenance au peuple juif.
Alors il s’était levé dans la pénombre, se souvenant soudain d’un secret qu’elle lui avait confié, il y a plusieurs mois :
— C’est vrai, que tu danses le tango ? On peut essayer ?
— Tu vas pouvoir danser, avec ta hanche ?
— On verra bien.
Oui, elle avait appris le tango sur les bords du Pacifique, à Tokyo, dix ans auparavant, et lui sur les bords du Bosphore, à Istanbul, vingt ans plus tôt. Le tango, c’était un des premiers sujets de leurs échanges, ils pouvaient en parler pendant des heures, de cette danse qu’ils avaient dans la peau. Elle avait délicatement placé sur la platine vinyle un vieux trente-trois tours qui prenait la poussière sous sa pochette rouge. Julio Iglesias.
— Désolé, il n’y a rien d’autre. C’est l’appartement de ma mère.
Elle s’était plantée devant lui, complètement nue, belle à crever. Il l’avait regardée de la tête aux pieds avant de saisir sa main droite et d’enlacer sa hanche. Ce qu’elle était grâcieuse, dans ce petit corps à peine sorti de l’adolescence, où la trentaine n’avait pas encore tracé ses vergetures, malgré les grossesses ratées, les fausses couches et les crises d’angoisse. Ce qu’elle était grâcieuse, avec ses épaules menues, ses seins tendus, son visage d’enfant qui souriait de toutes ses fossettes et faisait danser ses taches de rousseur. Aux premiers crépitements du disque, elle s’était dressée sur la pointe des pieds, s’était penchée de tout son poids contre lui, le bras lancé comme un lasso dans sa nuque, il sentait le bout de ses seins s’écraser contre sa poitrine, il n’avait plus le choix, il devait la guider, faire son boulot d’homme, puisque c’était son idée.
— Tu as déjà dansé le tango nue ?
— Non, jamais.
Premiers pas maladroits, titubants, comme s’ils avaient bu du saké plutôt que du jus de tomate. Il sentait sa hanche qui grinçait, car si tous ses os se souvenaient des pas du tango, la tige en titane enfoncée dans son fémur et maintenue par deux vis n’avait jamais appris la danse argentine. Il sentait le parquet chantonner sous les orteils de sa partenaire. Il sentait son souffle contre sa gorge. Il sentait la soie de son sexe lui chatouiller le gland. Leurs jambes se cherchaient sans se trouver et ils avaient failli se marcher sur les pieds plusieurs fois. Et puis, alors qu’ils étaient à deux doigts de renoncer, à la fin du premier titre, Volver, c’était revenu. Comme le vélo, le tango ne s’oublie jamais, lorsqu’on a appris à le danser c’est pour la vie, et elle avait enchaîné avec une grâce argentine plusieurs ochos avant et arrière avant d’oser quelques voleos. Ils auraient voulu danser ce tango nus toute la nuit, le danser à corps perdus. Demain déjà, cinq mille kilomètres et deux fuseaux horaires les sépareraient, ils seraient chacun dans les bras d’un autre, ils n’auraient qu’un téléphone pour se pianoter des mots doux et se dire tu me manques, mais cette nuit-là, les autres ne comptaient pas et ils s’étaient promis de se retrouver aux quatre coins du monde pour faire danser leur passion naissante dans des milongas. 
Né en 1980 à Lyon, Emmanuel Ruben est l’auteur d’une dizaine de livres – romans, récits, essais – parmi lesquels Sur la route du Danube (Rivages, prix Nicolas Bouvier 2019), Sabre (Stock, prix des Deux Magots 2021) et L’usage du Japon (Stock)....
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