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Pour en finir avec l’ascenseur social (et Joe Dassin par la même occasion)

Par Gabriel Gaultier

Dynamitons les notions toxiques de ‟haut” et de ‟bas” qui empoisonnent nos désirs et nous détournent de la valeur républicaine la plus en péril aujourd’hui : la fraternité.
Alors qu’on se désole de ce que l’ascenseur social est en panne, la littérature et le cinéma ne cessent de nous livrer ce qui va probablement devenir un genre en soi : l’œuvre de transfuge. Derniers en date, et il y en aura d’autres, Ascendant beauf de Rose Lamy et Partir un jour d’Amélie Bonnin. Déjà, soyons clairs. Ceux qui se plaignent de ladite panne oublient juste une chose : un ascenseur, ça sert aussi à descendre.

De ce point de vue, avec le chiffre record de cinq millions de Français vivant sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec à peine 500 euros par mois, on peut dire que l’ascenseur social est en pleine santé, y compris dans les déserts médicaux.

Au-delà de cette cruelle ironie, admettons qu’il y a quelque chose d’absolument désolant dans le terme même d’« ascenseur social » et qui devrait heurter quiconque possède un tant soit peu d’idéal égalitaire : l’acceptation comme allant de soi qu’il y ait un haut et un bas. On peut y voir ce que le désormais indigne Louis Althusser définissait comme caractéristique de l’idéologie, dont le propre est de rendre « évidentes les évidences ».

Or, s’il est urgent de dégonfler une évidence, c’est bien celle-là. C’est d’ailleurs ce que l’on peut reprocher aux œuvres citées plus haut, qui, pas plus que Leurs enfants après eux (Nicolas Mathieu) dans le genre romanesque ou Ceux qui restent (Benoît Coquard) dans le genre sociologique, reprennent ce schéma ascensionnel, qui avec honte, qui avec fierté, qui avec le recul de la science.

Reprendre à son compte les termes d’« élévation », d’« ascension », quitte à les dénoncer, c’est déjà les admettre pour vrais.

Attention : l’idée n’est pas ici de nier l’hyper pauvreté, les TER annulés, les médecins inexistants, le taux d’obésité effrayant dû à la malbouffe qui frappe les régions de grand chômage. Mais on ne résoudra rien en reprenant les terminologies dominantes qui font correspondre haut à riche et bas à pauvre.

Dernier exemple en date : Alexandre Jardin, voix dominante s’il en fut, qui, au prétexte de défendre les moins fortunés, nomme son mouvement #lesgueux. Pourquoi les « gueux » ne seraient-ils pas « ceux d’en haut » pour reprendre une terminologie honnie, à l’instar de Rose Lamy qui suggère d’appeler ceux qu’elle considère comme ses beaufs à elle, des macronistes ? Une inversion réjouissante, certes, mais qui ne nous fait pas sortir d’un jeu dont nous n’avons pas fixé les règles.

Alors, sortir du jeu, d’accord, mais comment ? Une hypothèse est esquissée dans la conclusion d’Ascendant beauf, justement, où l’autrice nous confie que sa « place » n’est finalement que dans le mouvement, dans l’entre-deux. Une sorte de purgatoire, d’errance, entre lieu d’origine et lieu d’arrivée. Façon de dire que la place du transfuge n’est finalement nulle part, comme une bille de la roulette au casino qui serait condamnée à rester en équilibre entre deux cases.

Poussons plus loin et transformons ce fatalisme en une philosophie plus positive. Car, au fond, le malaise que raconte Rose Lamy au début de son livre, n’est-ce pas le malaise de tout voyageur en milieu étranger ? Celui de l’universitaire dans une kermesse de province, du cyclotouriste parisien égaré dans une ferme basque, du prolétaire ne sachant pas quel couvert prendre dans un grand restaurant ?

Le mépris ressenti du dominé n’est ici que la conséquence de la supériorité naturelle du local, « l’imbécile heureux qui est né quelque part » comme le chantait Brassens. De là à dire que c’est l’humilié qui créé l’humiliation, il n’y a qu’un pas.

Plutôt que de vivre l’étrangeté comme un pouvoir subi, rions-en, mieux : cherchons-la.

Avec curiosité, avec avidité et opiniâtreté. La meilleure façon de sortir du jeu, de cet « ascenseur » social qui nous enferme dans une représentation malaisante, c’est de lui préférer l’« ascenseur latéral ». Un « translateur », donc, passant de milieu social en milieu social avec l’appétit d’un voyageur insatiable, l’hédonisme du fêtard impénitent, la curiosité de l’explorateur.

Ce nouveau regard sur les autres, où l’appétit d’étrangeté remplacerait le complexe d’infériorité, entraînerait de facto un nouveau regard sur soi. Admettre, enfin, que richesse monétaire n’est pas richesse humaine, que ce qui vaut jugement culturel ici ne vaut pas jugement culturel là et qu’il n’y pas lieu d’en faire tout un plat. Devenir mondain en somme, mais au sens de : promeneur du monde.

Et puisqu’on parle culture, le moment est venu, comme promis dans le titre de cet article, d’aborder la question ô combien cruciale, de Joe Dassin. Dans Ascendant beauf, Partir un jour ou Connemara la variété française semble bien être le révélateur de la fracture culturelle dont nous parlons. Dans le livre de Rose Lamy, c’en est même le point de départ. Elle s’y décrit comme ostracisée par une certaine élite universitaire parisienne pour avoir grave kiffé « Les yeux d’Émilie » au cours d’une soirée étudiante, provoquant par là ce qu’elle décrit comme une longue descente sociale qui l’a conduite à s’exiler au sens propre puisqu’elle vit aujourd’hui à Bruxelles.

Malentendu ? Paranoïa ? Mauvaise excuse ? Rose Lamy semble ignorer que « Les yeux d’Émilie » est davantage l’hymne des pots de départ d’anciens de HEC comme des si bien nommés « dîners blancs », qui rassemblèrent dans sa dernière édition la crème vieillissante du très bourgeois VIIème arrondissement de Paris, où la chanson fut chantée avec grand enthousiasme et à plusieurs reprises – je sais de quoi je parle : j’y étais.

Avouons par ailleurs que faire du bien-né Joe Dassin, fils du grand réalisateur Jules Dassin et de la violoniste virtuose Béatrice Launer, un haut-parleur des classes populaires à l’instar d’un Jean Ferrat, constitue une thèse des plus hardies.

Ajoutons qu’on peut avoir envie de tuer des gens – c’est mon cas – quand retentit « Les yeux d’Émilie », non pas pour sa prétendue coloration sociale, non pas pour ses qualités musicales – il y a pire – mais pour son surgissement par trop prévisible – tout comme il est légitime d’avoir envie de tuer des gens – c’est mon cas également – quand rugit « Seven Nation Army » dans les stades ou dans les défilés d’Hedi Slimane, sans être suspecté d’anti-beaufisme, la rockstar Jack White passant haut la main l’examen du bon goût.

On voit par-là que les sphères culturelles ne sont jamais totalement étanches et c’est tant mieux. Une porosité dont on peut se réjouir car elle montre que l’ascenseur latéral évoqué plus haut n’a pas attendu cette chronique pour fonctionner.

Reste que pour faire correspondre cette remise en question symbolique avec la réalité il faudrait mettre en acte deux valeurs de notre république – en panne pour de bon celles-ci : l’égalité et la fraternité. L’égalité par une plus juste répartition des richesses. Et la fraternité qui nous fait apprécier l’autre d’égal à égal dans l’amitié, qui est la vraie richesse : celle des échanges féconds entre individus. Mais là, convenons-en, on est dans l’utopie la plus absolue.

Gabriel Gaultier est le créateur de la revue prospective BigBang....

Dynamitons les notions toxiques de ‟haut” et de ‟bas” qui empoisonnent nos désirs et nous détournent de la valeur républicaine la plus en péril aujourd’hui : la fraternité. Alors qu’on se désole de ce que l’ascenseur social est en panne, la littérature et le cinéma ne cessent de nous livrer ce qui va probablement devenir un genre en soi : l’œuvre de transfuge. Derniers en date, et il y en aura d’autres, Ascendant beauf de Rose Lamy et Partir un jour d’Amélie Bonnin. Déjà, soyons clairs. Ceux qui se plaignent de ladite panne oublient juste une chose : un ascenseur, ça sert aussi à descendre. De ce point de vue, avec le chiffre record de cinq millions de Français vivant sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec à peine 500 euros par mois, on peut dire que l’ascenseur social est en pleine santé, y compris dans les déserts médicaux. Au-delà de cette cruelle ironie, admettons qu’il y a quelque chose d’absolument désolant dans le terme même d’« ascenseur social » et qui devrait heurter quiconque possède un tant soit peu d’idéal égalitaire : l’acceptation comme allant de soi qu’il y ait un haut et un bas. On peut y voir ce que le désormais indigne Louis Althusser définissait comme caractéristique de l’idéologie, dont le propre est de rendre « évidentes les évidences ». Or, s’il est urgent de dégonfler une évidence, c’est bien celle-là. C’est d’ailleurs ce que l’on peut reprocher aux œuvres citées plus haut, qui, pas plus que…

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