Découvrez Zone Critique

Que reste-t-il du décret Crémieux ?

Par Philippe Zaouati

Le 24 octobre 1870, le ministre de la Justice accordait la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie. Que dit cet événement de la citoyenneté, de la justice et de la place des Juifs dans la République ?
Nous sommes le lundi 24 octobre 1870. Le Second Empire s’est effondré à Sedan, Napoléon III est prisonnier à Wilhelmshöhe, Paris est assiégé et affamé. La guerre contre la Prusse semble perdue, les provinces de l’Est sont envahies. Dans l’urgence, le gouvernement provisoire s’est replié à Tours pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être. La République, proclamée à la hâte le 4 septembre, naît dans le chaos.

Parmi les exilés se trouve Adolphe Crémieux, ministre de la Justice. Né à Nîmes en 1796, dans une famille issue des « Juifs du Pape », communauté installée depuis le Moyen Âge dans le Comtat Venaissin, c’est un avocat brillant. Défenseur des causes libérales sous la monarchie de Juillet, député républicain de Paris en 1848, il a connu les honneurs comme les revers, soutenant l’abolition de l’esclavage et s’opposant aux coups de force bonapartistes. Sa trajectoire illustre les tensions politiques du XIXe siècle : entre monarchie et république, entre ouverture libérale et tentation autoritaire, entre universalisme proclamé par la Révolution et réalités d’un empire colonial en expansion.

Sur son bureau repose ce jour-là un texte court, anodin en apparence. Quelques lignes à peine, mais dont la portée dépasse de loin leur sécheresse administrative. Le décret n°136 proclame que « les Israélites indigènes des départements d’Algérie sont déclarés citoyens français ». En un trait de plume, environ 35 000 hommes, femmes et enfants, jusque-là considérés comme des « indigènes », entrent dans la citoyenneté. Ce sont désormais des Français à part entière, avec les droits et les devoirs que cela suppose. Ce geste change le destin de toute une communauté et, à bien des égards, reconfigure l’équilibre colonial de l’Algérie.

Mais cet acte ne vient pas de nulle part. Il est l’aboutissement d’un processus engagé quarante ans plus tôt. Depuis la conquête d’Alger en 1830, les Juifs d’Algérie étaient en effet dans une situation paradoxale. Toujours considérés par l’administration comme des indigènes, soumis aux mêmes contraintes juridiques que les musulmans, leur mode de vie se rapprochait pourtant progressivement de celui des colons européens.

Libérés du statut de dhimmis imposé par l’Empire ottoman – un statut qui, tout en leur garantissant la protection, les enfermait dans une condition d’infériorité, marquée par des humiliations quotidiennes : impôts spécifiques, restrictions vestimentaires, impossibilité de témoigner contre un musulman devant les tribunaux – les Juifs accueillirent l’arrivée des Français comme une délivrance. La présence coloniale était non seulement une protection matérielle immédiate, mais aussi la promesse d’un horizon nouveau, plus égalitaire. Les familles juives inscrivirent leurs enfants dans les écoles françaises, apprirent la langue de Molière, adoptèrent les usages européens. Dans les grandes villes, surtout à Alger, Oran et Constantine, une bourgeoisie juive francisée émergea : commerçants et artisans prospères, mais aussi médecins, avocats, professeurs.

L’acculturation était en marche bien avant 1870, portée par l’aspiration au progrès social. Le décret Crémieux vint officialiser cette évolution. Il transforma en citoyenneté ce qui, depuis quarante ans, se vivait comme une intégration de fait. En consacrant juridiquement cette mutation, il donna une force nouvelle aux espoirs, mais aussi aux ressentiments, qui allaient marquer durablement l’histoire de l’Algérie coloniale.

De l’autre côté de la Médi-terranée, la situation apparaît différente. Les Juifs ont été émancipés dès 1791, devenant les premiers en Europe à accéder collectivement à la citoyenneté. Leur culte est organisé, depuis Napoléon, autour du Consistoire central, une institution conçue non pas comme un espace de séparation, mais comme un outil d’intégration à la Nation. Reconnaissants envers la France qui leur a accordé l’égalité, ils s’efforcent de concilier pratique religieuse et citoyenneté républicaine. La religion se vit alors dans la sphère privée, tandis que, dans la sphère publique, les Juifs participent activement à la vie politique, économique et intellectuelle. L’école rabbinique de Metz – transférée à Paris en 1859 – incarne cette volonté. On y enseigne la liturgie, mais aussi la langue française, l’histoire nationale, les principes de la laïcité naissante. Le rabbin doit être à la fois un guide spirituel et un éducateur civique, capable de former des croyants mais aussi des citoyens éclairés.

Naturellement, les Juifs de métropole ont souhaité étendre cette conquête à leurs coreligionnaires d’Algérie. Mais cette solidarité généreuse n’est pas sans ambiguïté. Dès les années 1830, le Consistoire central envoie en Algérie des rabbins formés à Metz, prend en main les institutions religieuses locales, impose des réformes liturgiques inspirées du modèle métropolitain. Le mot d’ordre est clair : il faut « civiliser » ces communautés jugées arriérées, les franciser, les arracher à leurs coutumes judéo-arabes ou berbères et leur apporter la « modernité » française.

Le décret Crémieux apparaît comme l’aboutissement de cette entreprise. Présenté par les notables de la métropole comme un acte de justice, il s’accompagne en réalité d’une entreprise de rééducation. Les Juifs d’Algérie, en accédant à la citoyenneté, doivent se conformer à un modèle culturel qui n’est pas le leur. L’émancipation se double d’une tutelle, c’est toute l’ambivalence de ce geste : au moment même où l’on proclame leur égalité, on leur impose une norme identitaire.

Adolphe Crémieux fut sans doute l’incarnation la plus éclatante de ce paternalisme teinté d’orgueil qui se combinait néanmoins avec une véritable solidarité. Avocat humaniste autant qu’homme politique, il fit de sa carrière une tribune pour défendre les opprimés et plaider en faveur de l’égalité. Président de l’Alliance israélite universelle à partir de 1863, il consacra une grande partie de sa vie à l’émancipation des Juifs du monde entier. Ses combats sont restés célèbres : en 1840, lors de l’affaire de Damas, il se rendit sur place pour défendre des Juifs syriens accusés à tort de meurtre rituel, et contribua, par son éloquence et son influence diplomatique, à lever une accusation infamante qui menaçait d’embraser le Proche-Orient. En 1858, dans l’affaire Mortara, à Bologne, il s’éleva contre l’enlèvement d’un enfant juif baptisé de force ; il plaida, en vain, pour qu’il soit rendu à ses parents, dénonçant l’arbitraire du pouvoir pontifical. Dans l’Empire ottoman, il multiplia les démarches pour obtenir la fin des discriminations liées au statut de dhimmi et pour que les réformes progressistes du Tanzimat s’appliquent réellement. À travers ces causes, une même obsession : faire reculer les murs de l’infériorité légale et sociale imposée aux Juifs.

Mais, à ses yeux, l’Algérie constituait le terrain d’expérimentation le plus décisif. C’était là que se mesuraient les contradictions entre l’universalisme républicain et l’entreprise coloniale. Là aussi que l’intégration des Juifs pouvait prendre valeur d’exemple. Le décret de 1870 concrétise cette vision : une porte d’entrée enfin ouverte dans la Nation pour ses coreligionnaires d’Algérie, symbole d’une justice possible dans un monde où régnaient les rapports de domination.

Malheureusement, ce décret portait également en lui les germes de la contestation. Deux ambiguïtés majeures allaient marquer son histoire et nourrir des fractures durables. La première fut le rejet massif des colons européens installés en Algérie. Pour eux, les Juifs restaient des « indigènes », assimilés aux musulmans par leur origine et leur couleur de peau, et ne pouvaient prétendre à l’égalité civique. Voir ces voisins soudainement promus à la citoyenneté française leur paraissait une menace à leur propre statut de colons. Ainsi, dès 1871, à peine un an après sa promulgation, à l’initiative de députés d’Algérie et du gouverneur général, une commission parlementaire fut saisie pour examiner un projet d’abrogation du décret. La suppression échoua grâce à la vigilance de Crémieux et de ses alliés républicains, mais la contestation ne cessa pas.

Au fil des décennies, l’antisémitisme colonial ne fit que croître. Dans les années 1890, il explosa au grand jour : à Oran, Alger, Constantine, des émeutes violentes visèrent les commerces juifs, des quartiers furent pillés et des familles menacées. Des ligues antisémites locales, soutenues par une partie de la presse coloniale, se constituèrent et prospérèrent. Le journaliste Édouard Drumont, auteur de La France juive, trouva en l’Algérie un terreau fertile pour répandre sa propagande haineuse. L’affaire Dreyfus amplifia ce climat délétère : les campagnes antijuives y trouvèrent un écho, transformant les rues des villes algériennes en scènes de violence quasi quotidiennes.

Cette hostilité culmina en octobre 1940, lorsque le régime de Vichy abrogea le décret Crémieux. Les Juifs d’Algérie perdirent la citoyenneté française et furent ramenés au statut d’indigènes. Les enfants juifs furent exclus des écoles publiques, les fonctionnaires révoqués, les professions réglementées interdites. Au-delà de l’humiliation, l’abrogation du décret était aussi une démonstration cruelle : l’intégration n’était pas acquise, elle restait suspendue au bon vouloir d’un État colonial prompt à retirer ce qu’il avait accordé.

La seconde ambiguïté fut tout aussi profonde : l’exclusion des indigènes musulmans du geste d’émancipation. Le décret ne concernait qu’une minorité des habitants de l’Algérie – environ 35 000 Juifs, tandis que plusieurs millions de musulmans restaient soumis au Code de l’indigénat, privés de droits politiques et maintenus dans un statut d’infériorité. Certes, cette différence pouvait s’expliquer par la proximité culturelle et linguistique que les Juifs avaient déjà tissée avec la France, mais dans les consciences, cette inégalité flagrante alimenta un ressentiment durable. La République, qui se voulait universelle, avait choisi d’intégrer une minorité en laissant à la porte la majorité, pourtant enracinée dans la même terre. Deux poids, deux mesures. En 1871, certains considérèrent le décret Crémieux comme l’une des causes de la grande insurrection de Kabylie, menée par le cheikh El Mokrani. Aujourd’hui, les historiens soulignent que cette interprétation est exagérée : les causes principales de la révolte tenaient aux impôts écrasants, aux confiscations de terres et à la crise politique née de la guerre franco-prussienne. Mais nul doute que le lien fut établi entre les deux événements.

En 1962, l’indépendance de l’Algérie entraîna le départ massif des Juifs, en même temps que celui des « pieds-noirs », descendants des colons européens. Près de 130 000 Juifs quittèrent en quelques mois les villes et villages où leurs familles vivaient depuis des siècles, parfois depuis l’Antiquité. Les synagogues d’Alger, de Constantine ou d’Oran se vidèrent. Des quartiers entiers furent abandonnés. Français par décret depuis 1870, les Juifs d’Algérie prirent le chemin d’une métropole qui ne les attendait pas. Après avoir été une bénédiction, la citoyenneté française si chèrement acquise avait désormais un prix. Celui de l’exil.

Pourtant, les communautés juives d’Algérie réussirent à se réinventer. Dans les synagogues du Marais ou de Sarcelles, à Marseille ou à Créteil, elles recréèrent leurs réseaux communautaires, réinstallèrent leurs rites, réinventèrent une cuisine, une liturgie, une musique, comme autant de passerelles entre l’Algérie perdue et la France nouvelle. Les descendants des Juifs d’Algérie constituent aujourd’hui une part essentielle du judaïsme français. Ils ont apporté leur mémoire, leurs traditions, mais aussi leur blessure : celle d’avoir été rejetés par deux rives à la fois, contraints de quitter une terre qu’ils aimaient et reçus par une patrie qui ne leur réserva pas toujours bon accueil. De cette expérience est née une identité singulière, nourrie de nostalgie, de fierté et parfois d’amertume.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces ambiguïtés et de ces espoirs ? Cent cinquante-cinq ans après sa promulgation, la mémoire du décret Crémieux résonne avec la situation des Juifs de France. Loin d’être une page tournée, il éclaire les débats contemporains sur l’égalité, la citoyenneté et l’appartenance.

La communauté juive de France traverse aujourd’hui une crise existentielle. Les attentats du 7 octobre en Israël, la guerre à Gaza et leurs répercussions ont réveillé une peur profonde : celle d’un retour de l’antisémitisme, d’un rejet qui remette en cause leur place même dans la Nation. Cette inquiétude est particulièrement vive chez les descendants des Juifs d’Algérie. Parce qu’ils savent combien leur citoyenneté fut fragile – acquise par un décret, contestée puis parfois révoquée –, ils redoutent l’amalgame : être renvoyés à leur identité juive avant d’être reconnus comme Français. On comprend évidemment cette angoisse, tant l’histoire a montré que l’antisémitisme se nourrit des fractures géopolitiques. Dans ce contexte, beaucoup de ces Juifs d’Algérie apparaissent aussi comme les plus engagés dans la défense d’Israël. Certains considèrent, par exemple, que la reconnaissance de l’État palestinien par la France accentue les risques d’explosion de l’antisémitisme. Mais cette posture place la communauté sur une ligne de crête : comment affirmer son appartenance à la République tout en ayant le sentiment d’être rejeté par elle ? Comment rester fidèle à la Nation lorsqu’on craint d’en être à nouveau mis à distance ? La réalité est toutefois plus complexe que l’image renvoyée par les médias. La communauté juive de France est loin d’être monolithique : elle est traversée de débats, de sensibilités et de contradictions, y compris sur Israël. Ce pluralisme est souvent invisible, mais le ressenti dominant reste le même : l’impression, toujours, de devoir justifier son appartenance à la République.

Le décret Crémieux fut un acte de la France coloniale : il visait l’émancipation, mais dans un cadre profondément inégalitaire. Il permit à des dizaines de milliers de Juifs d’accéder à la citoyenneté, donnant la preuve que la Nation pouvait s’ouvrir. Mais il créa aussi des injustices : en instaurant une tutelle culturelle des Juifs de France sur ceux d’Algérie, en confirmant l’exclusion des musulmans. Son héritage est celui d’une identité à la fois émancipée et fracturée, preuve qu’un décret ne suffit pas à créer une appartenance. L’identité se forge dans le temps long, par les parcours, les exils, les transmissions et les blessures.

C’est pourquoi le décret nous parle encore aujourd’hui. Il rappelle que l’égalité ne se décrète pas une fois pour toutes, qu’elle doit sans cesse être défendue, consolidée et vécue. Dans une société traversée par les mémoires coloniales, les replis identitaires et la peur de l’autre, la question posée en 1870 reste la nôtre : comment être pleinement citoyen sans renoncer à ce que l’on est ? Comment bâtir une République qui reconnaisse et protège cette pluralité ?

Cent cinquante-cinq ans plus tard, l’héritage du décret Crémieux nous oblige à affronter ce défi. Faire de la citoyenneté, non pas une frontière qui sépare, mais une promesse tenue. Non pas un privilège accordé à quelques-uns, mais un horizon partagé. Non pas un texte figé, mais un projet vivant : celui d’une République qui sache, dans l’épreuve comme dans l’espérance, faire rimer justice avec égalité.

Dirigeant d’entreprise engagé dans la transition écologique, Philippe Zaouati a contribué au développement de la finance durable, notamment au sein du groupe d’experts de la Commission européenne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont quatre romans....

Le 24 octobre 1870, le ministre de la Justice accordait la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie. Que dit cet événement de la citoyenneté, de la justice et de la place des Juifs dans la République ? Nous sommes le lundi 24 octobre 1870. Le Second Empire s’est effondré à Sedan, Napoléon III est prisonnier à Wilhelmshöhe, Paris est assiégé et affamé. La guerre contre la Prusse semble perdue, les provinces de l’Est sont envahies. Dans l’urgence, le gouvernement provisoire s’est replié à Tours pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être. La République, proclamée à la hâte le 4 septembre, naît dans le chaos. Parmi les exilés se trouve Adolphe Crémieux, ministre de la Justice. Né à Nîmes en 1796, dans une famille issue des « Juifs du Pape », communauté installée depuis le Moyen Âge dans le Comtat Venaissin, c’est un avocat brillant. Défenseur des causes libérales sous la monarchie de Juillet, député républicain de Paris en 1848, il a connu les honneurs comme les revers, soutenant l’abolition de l’esclavage et s’opposant aux coups de force bonapartistes. Sa trajectoire illustre les tensions politiques du XIXe siècle : entre monarchie et république, entre ouverture libérale et tentation autoritaire, entre universalisme proclamé par la Révolution et réalités d’un empire colonial en expansion. Sur son bureau repose ce jour-là un texte court, anodin en apparence. Quelques lignes à peine, mais dont la portée dépasse de loin leur sécheresse administrative. Le décret n°136 proclame que « les Israélites indigènes des départements d’Algérie sont…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



S’abonner pour 1€ S’abonner

Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews