Fasciné par les paysages altérés, ruinés par les hommes, usés par le temps, l’artiste contemporain fait sortir de l’oubli ces témoins silencieux et organise leur résistance.
C’est au Japon qu’il commence à tisser des liens entre passé et présent, amorçant des croisements de regards aujourd’hui au cœur de son art. On est en 2001, Louis-Cyprien Rials a 20 ans. Après des débuts erratiques dans la photo de mode à Paris, il trace sa route quelques milliers de kilomètres plus loin jusqu’à Tokyo, point de départ d’une pérégrination artistique vers Kyoto. Le jeune photographe cherche alors à identifier les cinquante-trois relais où le peintre japonais Hiroshige a posé son chevalet il y a presque deux siècles, pour capter des fragments de paysage entre les deux villes.
Ici, l’ancienne route a disparu, une autoroute vient barrer le ciel. Là-bas, le point de vue est identique, au milieu du même pont. Un peu plus loin, la route dessine un nouveau virage, donnant un coup de zoom au cadre initial du peintre. Rials découvre une cartographie nouvelle. Ses clichés de paysages, souvent défigurés par le béton, racontent une violence tapie sous le silence.
Après un nouveau séjour de trois ans au Japon, il va parcourir des dizaines de milliers de kilomètres à moto, avalant les frontières sur tous les continents pour explorer des paysages façonnés par le temps et l’Histoire, métaphores de corps maltraités, blessés, violentés. « Pour moi la violence est partout : je l’ai vécue dans ma famille, au cours de ma scolarité, dans la société où j’ai grandi. Ne serait-ce que mon prénom : je sens qu’en France, il fait violence à certaines personnes qui me la renvoient directement. »
Issu d’un milieu familial aisé marqué par le poids des traditions, Louis-Cyprien Rials affiche, dès l’adolescence, sa différence et sa liberté de pensée – une période douloureuse qu’il laisse volontiers derrière lui. S’il se met exclusivement en recherche de paysages, c’est peut-être parce qu’ils sont désertés par les hommes.
Ce ne sont pas les combattants qui l’intéressent mais ce qui reste quand l’action n’est plus, et qui n’est pas encore le rien. Ce presque rien, l’artiste cherche à en ranimer la flamme. Là où les autres ne verraient que murs effondrés, Rials y voit une vie en sursis. Les ruines, il les regarde autrement, capture un coin de leur âme, recompose un nouveau récit. Son imagination fait le reste.
Il mène un travail long et minutieux en créant des cartes postales de ces « parcs naturels involontaires », terme qu’il utilise depuis 2009, emprunté à l’auteur de science-fiction Bruce Sterling. À ces lieux qui n’ont plus d’existence pour personne, l’artiste leur donne une raison d’être, une valeur intrinsèque. Le processus de destruction lente n’est-il pas en soi une trace de vie ?
Penché sur son ordinateur et les 190 pages de son portfolio, il s’arrête sur une photo. Que dissimule ce portail grillagé, verrouillé, entouré de part et d’autre de hauts barbelés ? Une invitation à l’effraction. « Je ne suis pas très sportif et en escaladant des murs et des grillages un peu partout, je me suis déjà fait très mal. Au Japon, je suis tombé dans une mine et j’ai failli y rester. »
Les portes de Mossoul, Louis-Cyprien Rials – Un Été au Havre 2025
L’ancien aéroport désaffecté de Chypre, à Nicosie, s’offre à l’objectif du photographe. Abandonné, isolé, ce symbole d’ouverture sur le monde se rétracte peu à peu dans la zone interdite. Les photos de l’aéroport défilent sous nos yeux et Rials s’enthousiasme : « L’architecture est superbe, et efficace avec des toits plats et des puits de lumière en forme de hublot. Le mélange entre l’interdiction, l’accès en exclusivité, la beauté d’un site à l’abandon, le soin du détail apporté par l’architecte, les affiches publicitaires Bata que je n’ai pas revues depuis mon enfance… Je suis une éponge avec les émotions qui montent face à ce genre de paysage. »
Familier de la transgression depuis l’enfance, Louis-Cyprien ne s’arrête jamais face à l’adversité. Au Kazakhstan, alors qu’un de ses projets peinait à se concrétiser, il se fait sauvagement agresser par un groupe d’inconnus croisé dans la rue. Retour en France pour plusieurs chirurgies et remise en état, « et je suis tout de suite reparti au Kazakhstan ». Ne jamais lâcher. Depuis longtemps, ce mantra lui colle à la peau. « Personne ne s’intéresse à toi, à ton projet ? Tu n’as pas d’argent ? Ce n’est pas grave, tu vas le faire quand même. »
Sa mésaventure a donné lieu à sa première exposition, après récupération des fichiers médicaux : son propre crâne imprimé en 3D, toutes les dents attachées et la mâchoire explosée. « Je dois être le premier artiste à faire ça, parce qu’on ne peut faire de scanner que s’il y a un motif médical… »
Photographe, cartographe, artiste plasticien, vidéaste. Passionné de géologie, de géopolitique, d’archéologie contemporaine. Ce qu’il est, ce qu’il fait, le situe toujours à une intersection. À un croisement dans le temps et dans l’espace. Cette vision transfrontalière des choses, l’artiste contemporain la partage avec le cinéaste Andreï Tarkovski, captant ou créant des lignes floues entre imagination et réalité. Dans Stalker (1979) les trois protagonistes pénètrent dans « la Zone » où gisent les vestiges d’une activité inconnue, métaphore de la spiritualité. Transposée chez Rials en 2015, la Zone devient celle du polygone nucléaire de Semipalatinsk au Kazakhstan, territoire contaminé depuis les années soixante par des centaines d’essais nucléaires soviétiques. La mémoire du désastre reste gravée dans ce non-lieu interdit. Rials le réinvestit par l’art, dans le droit-fil de la réflexion existentielle de Tarkovski, par une œuvre contemplative, Polygon, déclinée en vidéo, photos et cartes postales. Il fait réaliser une bande sonore minimaliste de vibrations et de sons électroniques : « J’ai fait graver les sons à Berlin sur des radios médicales, en référence aux disques pirates en Union soviétique, dans les années 40-50, gravés sur des radios usagées. C’était la seule façon d’écouter de la musique occidentale – jazz, rock ou pop. On l’appelait la Bone music. Mon idée était d’utiliser le même support mais de faire voyager le son en sens inverse, d’Est en Ouest. »
Un projet répond à l’autre et l’artiste tisse patiemment sa toile. L’idée de Polygon est née de sa première vidéo, 3 zones, quelques années plus tôt en 2011 : la zone d’exclusion de Tchernobyl, la ligne de front au Haut-Karabakh, et un site en République turque de Chypre du Nord. Une réflexion sur l’abandon.
Située à 2,5 km de la centrale de Tchernobyl, Prypiat est une de ces villes modèles du complexe militaro-industriel, chefs-d’œuvre de l’architecture soviétique. Ville fermée, réservée aux ingénieurs du nucléaire, population par nature privilégiée. Qu’en reste-t-il ?
« Les pages se tournent vite. Beaucoup de gens sont venus faire main basse sur le matériel qu’ils pouvaient revendre. Dans une zone contaminée, l’acte est criminel car le moindre objet en métal a été démonté et vendu. Il réapparaîtra en divers endroits du globe, sous une forme ou sous une autre, dans une cuisine ou une salle de bain. »
S’il s’indigne en citoyen responsable, Louis-Cyprien Rials n’en est pas moins artiste – et non journaliste. « Mon but est de capter une narration d’un point de vue pictural et artistique. Je fais des vidéos contemplatives, sans intention de réalisation. Je pose un trépied et filme comme si je prenais une photo. Capter un son sur l’image qui vit dans le cadre, c’est ce qui peut donner un plan qui marche. »
Comme ce plan fixe d’une cathédrale gothique en milieu urbain face à la mer, quand le chant du muezzin envahit brusquement l’espace. « J’ai aimé le côté poil à gratter de cette courte vidéo, la sourde inquiétude du visiteur face à l’écran. C’est ce que j’appelle la radicalité du geste, qui caractérise vraiment l’art tel que je le conçois. »
Au registre du geste radical de l’artiste, on rangera les icônes religieuses de Chrétiens d’Orient dans un village abandonné sur la ligne de front de Daech : photographiées telles quelles, par terre et à l’envers, elles sont aujourd’hui rassemblées dans une collection d’objets votifs – en négatif. On consignera encore la performance And there was no miraculous sur le site nucléaire du Kazakhstan, lorsqu’il s’immerge dans le lac radioactif Chagan, né du cratère d’une explosion nucléaire : un écho à la vidéo de Bas Jan Ader où en gros plan, un jeune homme pleure face caméra pendant trois minutes.
« Quarante ans plus tard, j’entre nu dans le lac radioactif, en silence aussi. Les larmes du lac sont celles du paysage désolé et ma peau devient une toile. » Expérience poétique. Figure mythique du baptême. Et regard un peu moqueur sur l’art contemporain.
Rials multiplie les séjours à l’étranger, mais au fil du temps, l’étranger change subtilement de camp. « Le plus compliqué, c’est toujours le retour à Paris. Dès que je rentre, j’ai envie de partir. La première personne que je fuis peut-être, c’est le Louis-Cyprien Rials parisien, le fêtard aux nuits blanches qui finissent par ressembler à de la solitude. »
Le globe-trotter et son regard ouvert sur le monde s’accommodent mal ici des préjugés, des visions étroites et partisanes. « On crée du sacré à travers nos croyances et chacun est jugé à l’aune de son adhésion au collectif sacré. Le jugement permanent est une forme de colonisation de l’esprit. La pensée mainstream est supposée être à la pointe de l’art contemporain : mais comment les artistes peuvent-ils prétendre être les penseurs d’aujourd’hui ? »
L’adolescent rebelle n’est jamais très loin, qui cherche d’autres postes d’observation et cultive l’ironie acerbe. « Je suis chrétien, je respecte mon prochain, mais je vais dans tous les pays et je vends mes œuvres à qui je veux. Nous sommes tous un peu meurtriers, ne serait-ce que par passivité : la dette collective, ça existe. Pour moi, un artiste ne se pose pas en garant de la morale. Je ne fais la leçon à personne et je déteste qu’on me la fasse. Si je suis un artiste clivant, je l’assume. »
Depuis l’année dernière, l’Afghanistan est le territoire d’élection de son art. Mais l’Irak fut sa grande découverte. Il y fait une première escale en 2011 lors d’un périple de 30 000 km à moto en Europe et au Moyen-Orient. Quatre ans plus tard, le destin de Mossoul a déjà basculé avec la prise de la ville par les combattants de Daech. Quand il apprend que des femmes sont vendues comme des chèvres sur le marché, il reprend la route cette fois-ci en direction du front irakien, où il veut rejoindre une organisation de défense des communautés syriennes et chaldéennes.
Mais à Erbil, des chrétiens eux-mêmes le détournent de son projet périlleux. On lui installe un lit dans ce qui tient lieu de bibliothèque. Douglas Al Bazi, le prêtre du camp, lui demande d’immortaliser leurs conditions de vie dans les camps de réfugiés, de témoigner de leur désarroi. « La famille qui m’a retenu, j’en suis convaincu, m’a sauvé la vie. Moi qui ne prends jamais d’êtres humains en photo, j’ai accepté bien sûr et j’ai posté les clichés sur les réseaux sociaux en accès libre. »
À l’été 2017, neuf mois de combats intensifs ont fait de Mossoul un champ de ruines où il retourne à plusieurs reprises, comme on revient au chevet d’un blessé. « J’étais parti dans l’idée de défendre une ville et aujourd’hui, j’en ai fait un monument. Pour moi, c’est ce que j’ai fait de plus beau dans ma vie. »
Les portes de Mossoul. Un projet fou. Un tour de force à la hauteur de la passion qu’il voue à cette ville qui agonise. Ces deux dernières années, l’artiste français fait réaliser par des sculpteurs irakiens trois portes en albâtre d’environ neuf tonnes chacune, de taille identique – 4 m de haut par 2,20 m de large. Trois portes pour les trois communautés qui cohabitaient en paix dans la ville commerçante – juive, chrétienne et musulmane. Chaque porte présente sur ses deux faces des symboles gravés – élégants motifs floraux, géométriques ou religieux. Ces chefs-d’œuvre d’artisanat révélaient de façon subtile la religion des familles, à l’entrée des maisons bourgeoises.
Tapis afghan,Louis-CyprienRials –FondationBoghossian.
Ironie de l’Histoire, le projet se transforme en un lourd défi. Rials va mettre des mois à obtenir des Irakiens qu’ils gravent la porte juive. « Mon équipe a reçu des menaces de mort et j’ai dû trouver un no man’s land pour la faire sculpter. » Pourquoi ? Sur les portes juives à Mossoul figurait le symbole religieux de l’étoile à six branches, représentée sur le drapeau israélien : d’autant plus problématique pour les autorités irakiennes que les événements de Gaza ont éclaté en plein milieu du projet. « Au final, cette porte m’a coûté très cher à tous points de vue. Et sa gravure est plus superficielle, moins raffinée que les autres. Quant aux étoiles, elles ont été sculptées le dernier jour, in extremis. »
En faisant reproduire ces trois portes-types dans un format monumental, l’artiste inscrit son travail dans un récit de résilience, loin de celui de la violence et de la destruction. Mais la conception de l’art chez Louis-Cyprien Rials, va toujours plus loin : retourner les idoles, lire à l’envers, inverser les symboles. Les portes de Mossoul est un regard d’artiste qui ne raconte pas l’harmonie entre les trois religions du Livre. « C’est peut-être un monument du vivre ensemble, mais si je le signe et le considère comme une œuvre d’art, c’est parce que je ne crois pas à cette harmonie. Dans le carrefour commerçant qu’était Mossoul à l’époque, les trois communautés étaient surtout réunies parce qu’elles vénéraient ensemble un Dieu plus puissant que le Dieu du Livre : l’argent… »
Imposante, majestueuse, Les portes de Mossoul ont été l’œuvre emblématique du festival 2025 d’Un Été au Havre. Ce monument d’exil – qui ne peut retourner en Irak – ignore encore son destin, l’ UNESCO ayant rompu son engagement à lui trouver un lieu d’exposition permanent. Inquiet mais heureux de ce tour de force, Rials conclut : « Ça a été tellement pénible qu’il fallait vraiment être connecté au religieux. Le plus étonnant est que la généalogie de ma famille révèle la coexistence des trois identités religieuses. »
Connecté à son histoire à travers son art, ce passeur de la mémoire des paysages se projette dans le futur, à l’aise avec la vie comme avec la mort. « Mon rapport à la mort n’est pas aussi sérieux que pour la plupart des gens. D’autant que je n’ai pas besoin de temps pour ranger mes affaires : je ne possède rien. »
Tapis afghan, Louis-Cyprien Rials – Fondation Boghossian....
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