Face à un système démocratique fatigué, à la montée inexorable des inégalités et à une violence étatique parfois illégitime, un pan de la population pourrait être attiré par la désobéissance incivile.
Pour peu qu’on s’intéresse aujourd’hui à l’avenir des démocraties et qu’on s’en alarme, on conviendra que la menace vient autant de l’intérieur que de l’extérieur. En Russie, en Inde, en Chine et dans de nombreux pays sur tous les continents, leur modèle est ouvertement remis en cause, identifié tantôt à la décadence, tantôt à une forme d’impuissance que seul un gouvernement autoritaire, sinon dictatorial, permettrait de conjurer.
À Moscou, la propagande antidémocratique a justifié l’invasion en assimilant le désir de rattachement de l’Ukraine à l’Europe à une dérive dangereuse vers ce modèle contesté. Et il est vrai – c’est l’un des enjeux du conflit – que la capacité des peuples européens à persister dans leur opposition à la guerre de conquête et d’occupation du maître du Kremlin, en dépit du coût économique et social de leur soutien, constitue (nul ne le sait davantage que le président Poutine) le baromètre historique de leur attachement à la défense des principes et des valeurs de la démocratie dans le monde.
La menace vient donc de l’intérieur dès lors que pourrait vaciller la conviction des peuples européens que la défense des droits et des libertés doit rester le principe premier, intransigeant, non négociable de leur compréhension du monde et de leur positionnement, affectif et théorique, dans les conflits qui le fracturent. Si cet engagement devait céder sous la pression du prix de l’énergie, si la victoire des fossoyeurs de la démocratie devait être préférée à une résistance trop coûteuse et trop sacrificielle, nul doute que cette idée profondément ancrée dans nos imaginaires, historique et littéraire, que la démocratie est le moins mauvais régime connaîtrait une sérieuse (et peut-être irréversible) défaite.
Mais on aurait tort de rapporter cette menace intérieure à de seuls facteurs extérieurs. Si une partie de la population comprend mal la nécessité de défendre la démocratie dans le monde, c’est peut-être que notre propre modèle démocratique a cessé de faire ses preuves et que nous sommes moins enclins à lui accorder un crédit inconditionnel. Quel est le sens de la démocratie, en effet ? L’attachement à son principe repose sur la croyance que l’alternance des équipes gouvernementales accédant au pouvoir est un facteur de résolution des problèmes auxquels la population est confrontée, de quelque manière qu’elle les définisse c’est-à-dire, d’abord et avant tout, d’une diminution de ces formes d’insécurité, physiques et psychiques, ces risques de précarité, ces accroissements de vulnérabilité qu’elle vit comme autant d’injustices. Les gouvernements se succèdent, précédés des promesses que s’autorisent les prétendants à son exercice pour y accéder… Et l’impression demeure que rien ne change ou si peu. Les puissants restent les puissants, avec leur forteresse de privilèges. Ils préservent leur entre-soi, leurs relais, pour entretenir rien moins qu’une culture de l’impossible. Voilà leur antienne ! Ils déclinent à longueur de mandat la litanie des pratiques industrielles, commerciales, financières, facteurs de misère et d’injustice, que pour mille raisons – qui ne sont pas à la portée des simples mortels – il ne sera possible de modifier qu’à la marge.
Si une partie de la population comprend mal la nécessité de défendre la démocratie dans le monde, c’est peut-être que notre propre modèle démocratique a cessé de faire ses preuves et que nous sommes moins enclins à lui accorder un crédit inconditionnel.
C’est dans cette perspective – et pas autrement – qu’il faut juger la tentation de la violence que fait naître l’impatience légitime de voir enfin « les choses changer ». Est-ce l’autre visage de cette menace qui vient de l’intérieur d’une façon qui en réalité dépasse les frontières, tant elle crée des solidarités transnationales ? On se gardera de répondre à cette question de façon précipitée. Une chose est certaine : c’est toute une génération qui ne fait plus confiance à celle de ses aînés qui endossent les responsabilités économiques, sociales, environnementales et décident de leur futur. Mais alors pourquoi la violence ? Selon une définition classique, l’État détient le monopole de la violence légitime et par conséquent seules les institutions dont c’est la fonction sont à même de l’exercer, tandis que tout autre recours, hors de ce cadre, est non seulement illégal, mais dans cette perspective tout autant illégitime.
Soit. Sauf que ce monopole n’est acceptable que dans la mesure où il assure effectivement toutes les missions protectrices qui le justifient. Cela suppose, à tout le moins, deux conditions. D’abord qu’il ne sorte jamais d’un cadre rigoureusement défini qui limite l’usage de la force. Les moyens qu’il se donne (la nature des armes, les techniques d’interpellation, les modalités de l’enquête et de la surveillance) doivent rester sous contrôle. Ensuite, que son exercice reste impartial, c’est-à-dire qu’il ne cible pas en particulier telle catégorie déterminée de la population en raison de ses opinions politiques, de ses croyances religieuses, de son orientation sexuelle ou de la couleur de sa peau.
Cela devrait aller de soi ; mais il faut être naïf ou de particulière mauvaise foi pour soutenir que ces deux conditions sont toujours satisfaites. Ce qu’il faut reconnaître, au contraire, c’est que, chaque fois qu’elles sont bafouées, le monopole perd de sa légitimité. C’est grave, parce qu’avec la défiance qui en résulte, c’est un peu du crédit de la démocratie qui part en fumée. Ce que la violation de ces conditions emporte avec elle n’est rien d’autre, en effet, que la ligne de démarcation qui devrait toujours séparer les États de droit (ou dits de droit) de ceux (régimes autoritaires, dictatures) que l’arbitraire n’aura jamais effrayés et qui n’auront reculé devant aucune forme de violence (arrestation, emprisonnement, déportation, exécution des indésirables) pour mettre leur pouvoir à l’abri de toute forme de contestation. Pour ceux-là, la question ne se pose pas : l’exercice entretenu de la violence est intrinsèquement illégitime, brutal, discriminant, sans limites. Sous couvert de lois servant d'alibi à leurs exactions, ces pouvoirs sont prêts à tous les crimes contre ceux qui seraient susceptibles de les menacer. La permanence et la systématicité paranoïaque de l’entretien de la violence sont le signe même de l’illégitimité de son monopole.
Voilà pourquoi en démocratie, tout exercice abusif de la violence par ceux-là mêmes qui en détiennent le monopole entraîne l’auto-destruction de sa légitimité. Ce faisant, il ouvre la boîte de Pandore d’une violence qui revendique, en retour, d’être défensive. Ainsi sont-ils de plus en plus nombreux ceux pour lesquels en découdre avec le pouvoir, les autorités, les institutions apparaît comme la meilleure et la seule façon de s’opposer à ces abus. Puisque ce sont toujours les mêmes que le pouvoir protège, conforte dans leurs privilèges et dans leurs pratiques injustes, c’est à eux, à leurs symboles, à leurs espaces, à leurs biens qu’il faudra s’en prendre. Ce n’est pas autrement qu’est apparue et que se répand la tentation de la violence. Et plus encore, la conviction que son recours est nécessaire pour changer les rapports de force et que soit perturbée, sinon renversée, cette situation selon laquelle les mêmes injustices, les mêmes formes d’insécurité sont indéfiniment reproduites.
Est-ce juste ? Faut-il s’en inquiéter ? Et pour quelles raisons ? On reconnaîtra tout d’abord que se révolter contre l’injustice fait la grandeur de la condition humaine. Nous devons donc être attentifs à la chose suivante : qu’il s’agisse d’atteintes aux biens ou aux personnes, c’est le plus souvent au nom d’une certaine « idée de la justice » que se produisent les passages à l’acte. Outre ces coups d’éclat (blocage de la circulation, intrusion dans des lieux stratégiques et leur occupation, dégradation ou destruction des symboles), que pourrait libérer cette boîte de Pandore ? Dans un texte célèbre, le philosophe Ernst Bloch rappelait que « lorsque que les maîtres blancs et les Babbitt des États sudistes sont en veine de justice, tous les Noirs se mettent à trembler ». On dira bien sûr que ce n’est pas la même chose et on aura raison de le dire. Mais lorsqu’une fraction de la société décide pour les autres, de façon autoritaire et intransigeante, non seulement du juste et de l’injuste, mais tout autant des sanctions, fussent-elles violentes, que cette décision appelle à l’encontre de ceux qu’elle estime responsable de l’injustice, tous les coups deviennent permis. Chacun est susceptible, comme cela lui chante, de s’arroger le droit de punir ceux et celles qui lui semblent l’incarner, de s’en prendre tout autant aux institutions, quand ce n’est aux personnes, qu’il s’imagine mériter un juste châtiment. Comment faire le tri entre ces formes de désobéissance incivile que justifie une cause juste et celles qui ne véhiculent rien que la haine de l’autre ? Comment éviter que ledit « sentiment de justice » ne devienne le prétexte d’une « culture de l’ennemi » ?
Les démocraties sont à la croisée des chemins. Exposées au risque qu’une partie croissante de la population – et notamment les nouvelles générations – se sente tentée ou acculée à des affrontements de plus en plus violents, elles doivent répondre à deux urgences. La première est de relancer un débat participatif sur le juste et l’injuste, qui contribue à la mise en place d’un consensus démocratique intransigeant sur les critères de la justice. Le relancer signifie aussi le rendre crédible – et cela impose que le travail législatif ne consiste pas à en détricoter les conclusions. Il est nécessaire qu’on puisse s’accorder sur des faits qui rétablissent la justice, envers et contre les forces qui s’y opposent, et non sur de simples promesses et autres déclarations d’intention. Dans le domaine des inégalités sociales, de la précarité, des discriminations raciales, du sexisme, du réchauffement climatique, de la biodiversité, de la protection de l’environnement, le temps des faux-fuyants, des compromissions, des tergiversations, des demi-mesures est révolu. Loin de résoudre le problème, ils ne font que l’accentuer, contribuant par là même, encore et toujours davantage, au discrédit démocratique.
Marc Crépon
directeur de recherches au CNRS, a dirigé le département de philosophie de l’Ecole Normale Supérieure de 2011 à 2019. Directeur du Master de philosophie de l’université Paris Sciences Lettres, il travaille en philosophie morale et politique, avec pour fil conducteur la question de la violence. Il a récemment publié Inhumaines conditions, combattre l’intolérable (Odile Jacob, 2018), Le désir de résister, un esprit critique pour notre temps (Odile Jacob, 2021)
La deuxième urgence – essentielle – est de redonner quelque chance à la non-violence de prouver son efficacité. On aurait tort de considérer que les leçons de Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela appartiennent au passé et qu’elles sont devenues obsolètes. La non--violence n’est pas une compromission tiède et complaisante avec la violence des agresseurs, au nom de principes moraux qui stériliseraient la révolte. Elle demande du courage. Elle refuse de s’avancer masquée et de se réfugier dans l’anonymat. Elle s’expose à visage découvert, au péril de sa vie parfois. Aussi son endurance est-elle de nature à ébranler les pouvoirs les mieux installés. Son histoire nous rappelle surtout qu’il est des formes de désobéissance incivile qui, pour faire l’économie de la violence, n’en sont pas moins à même de faire bouger les lignes. ...
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