L’ancien président du centre des droits de l’homme Memorial, l’ONG qui documente les violations des droits de l’homme par la Russie et a obtenu le prix Nobel de la paix en 2022, décrypte la politique russe et les méthodes de son armée, identiques depuis quatre décennies.
Memorial a été fondé à l’automne 1987 par le physicien russe Andreï Sakharov, prix Nobel de la paix en 1975. L’idée était d’en faire un lieu de mémoire, un centre d’archives, de recherches, une bibliothèque et un musée. Dès l’origine, Memorial a rassemblé plusieurs générations : des survivants des camps de Staline, des enfants de victimes de la terreur, de jeunes dissidents et militants de tous âges. En ces temps de perestroïka, c’était le mouvement contestataire le plus large d’Union soviétique, même s’il n’était pas ouvertement politique – aucune association, à l’époque, ne l’était officiellement. Mais quand le pouvoir des gérontocrates du Kremlin s’est effondré, plusieurs membres de l’ONG se sont engagés politiquement. Certains membres sont devenus députés du Parlement, comme Andreï Sakharov lui-même.
Très tôt, Memorial a refusé de se limiter à l’inventaire des crimes perpétrés sous le régime communiste : nous ne pouvions pas ignorer les violations des droits de l’homme commises pendant la dislocation de l’Union soviétique. L’URSS avait été le théâtre d’une féroce répression politique. Mais, après sa désagrégation et tout au long des années 1990, tous les problèmes n’ont pas disparu. Ils se sont simplement déplacés à la périphérie de l’ancienne Union, où les conflits armés entraînaient toutes sortes d’exactions, notamment à l’encontre des minorités, jetant sur les routes des milliers de réfugiés. À cette époque, aucun journaliste indépendant ne couvrait ces événements. Le groupe Memorial a commencé à travailler dans ces régions pour analyser et documenter les faits. Les militants de l’ONG rédigeaient articles et rapports, publiés dans certains journaux à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Même si nous revendiquions une part d’activisme, défendant le droit de manifester et assistant les personnes arrêtées, l’essentiel était un travail systématique de documentation, souvent réalisé par des scientifiques, comme Sergueï Kovalev, un biophysicien dont les publications dans la Chronique des événements en cours – une revue dissidente éditée de 1968 à 1982 – lui ont valu de passer dix ans dans des camps, notamment à Kolyma, la région la plus froide de Sibérie. En 1990, il a été élu président du comité du Soviet suprême de Russie pour les droits de l’homme.
L’objectif premier de Memorial était d’étudier l’histoire pour prévenir sa répétition. Mais déjà, l’histoire se répétait dans les conflits armés qui se déroulaient dans l’ex-URSS des années 1990. Ce que nous ne savions pas encore, c’est qu’ils étaient soutenus par les autorités russes. Le Kremlin déstabilisait en sous-main les anciennes républiques socialistes, pour ensuite se poser en pacificateur et garant de la stabilité. Jusqu’à la fin des années 1980, le KGB réprimait les mouvements séparatistes de ces régions. Mais après la chute de l’URSS, les services de renseignements, rebaptisés FSB, se sont mis à les soutenir. Et, aussitôt que les troubles prenaient de l’ampleur, le Kremlin envoyait son armée pour « résoudre » les problèmes ! En 2018, j’ai obtenu le témoignage du dernier chef du département international du comité central du PC qui a admis avoir organisé les troubles dans diverses régions pour que la Russie puisse s’y présenter en « gardienne de la paix ».
Toutes les guerres auxquelles a participé la Russie sont étroitement liées les unes aux autres.
La méthode était habile, mais non dénuée de risques tant il est délicat de maîtriser les conséquences de ces techniques de déstabilisation. En tant que spécialiste des incidents dans les centrales nucléaires – j’ai travaillé quinze ans à l’Institut de l’énergie atomique - je connais bien la déstabilisation « contrôlée », et c’est très, très dangereux.
Au début des années 1990, je me suis rendu au Haut-Karabakh, en Azerbaïdjan, en Arménie, en Ossétie du Sud et en Géorgie. À cette époque, il était encore possible d’obtenir des résultats, comme la libération d’otages. De ces multiples expériences, j’ai retiré une conviction absolue : toutes les guerres auxquelles a participé la Russie sont étroitement liées les unes aux autres : mêmes stratégies, mêmes crimes, même impunité pour les décideurs comme pour les exécutants. De fait, la Russie est en état de guerre depuis plus de quarante ans
Pourtant, en 1992, nous avions l’impression que notre nation ne prenait aucune part aux conflits armés qui se déroulaient aux marches de l’ex-URSS. Aujourd’hui, je sais qu’elle participait à plusieurs guerres hybrides, comme en Ossétie du Sud, où la Russie est devenue garante de la paix après les accords de Dagomys de 1992. Ou, la même année, au Haut-Karabakh, où la Russie a soutenu l’Azerbaïdjan, lui fournissant discrètement des armes et des supplétifs : sous le commandement du colonel, puis général, Vladimir Chamanov, des parachutistes russes ont participé aux attaques contre les Arméniens. La Russie a aussi pris part à la guerre d’Abkhazie en 1992 et 1993. Chamil Bassaïev, le Tchétchène « terroriste numéro un », et ses combattants, avaient été entraînés et équipés par l’armée russe. Ils étaient les Wagner de l’époque. Puis, la Russie a participé, officieusement, au conflit au Tadjikistan. Un colonel issu du GRU – les services de renseignements militaires soviétiques – Vladimir Kvachkov organisant l’opposition armée qui, en 1992, installa au pouvoir le président Emomali Rahmon, toujours en place trente ans plus tard.
En Russie, le général Vladimir Kvachkov est un personnage très connu. Cet ancien de la guerre contre l’Afghanistan a été le bras armé de Moscou dans les nouvelles républiques nées du démembrement de l’URSS, fomentant attentats terroristes et coups d’État sans que le Kremlin ne soit jamais impliqué. En 193, l’épicentre des conflits s’est déplacé à l’intérieur de la Fédération de Russie. En octobre, c’est d’abord le parlement russe qui s’est trouvé assiégé et bombardé, une guerre civile qui s’est achevée en faveur de Boris Eltsine. Une petite république russe, la Tchétchénie, a refusé de reconnaître l’autorité du président. Les blindés moscovites ont aussitôt fait route vers la capitale, Grozny. L’armée russe n’a pu s’imposer sur le terrain jusqu’à ce que le successeur d’Eltsine, Vladimir Poutine, reprenne l’offensive avec la brutalité qui caractérise les méthodes soviétiques depuis l’Afghanistan : utilisation d’armes de destruction massive, bombardements de villages, « ratissages », « nettoyages », prisons illégales… En décembre de l’année dernière, j’ai travaillé sur un rapport où nous avons comparé les guerres en Tchétchénie, en Syrie et en Ukraine. La conclusion est limpide : il s’agit des mêmes méthodes et des mêmes armes que celles utilisées naguère en Afghanistan – où l’armée soviétique a tué un million et demi de personnes, ne l’oublions pas – et qui se déploient aujourd’hui en Ukraine.
L’objectif des opérations militaires décidées par Vladimir Poutine est toujours le même : hier en Ossétie, en Abkhazie, en Transnistrie, en Arménie, en Azerbaïdjan ou au Tadjikistan, aujourd’hui en Ukraine, il s’agit de restaurer l’empire démantelé à la chute du régime communiste. Et les méthodes pour tenter d’y parvenir sont exactement celles expérimentées en Afghanistan et affinées en Tchétchénie. C’est la raison pour laquelle, à Memorial, nous pensons qu’il est indispensable de connaître l’histoire pour comprendre le présent.
Le Kremlin considère les militants de Memorial comme des ennemis publics, des agents de l’étranger. J’ai quitté la Russie après la dissolution de l’ONG, prononcée par la Cour suprême de Russie le 28 décembre 2021. Tous n’ont pas eu cette chance. La journaliste Anna Politkovskaïa a été exécutée à Moscou, le 7 octobre 2006. Stanislav Markelov, un avocat qui a collaboré avec Memorial pendant plusieurs années pour documenter les crimes de guerre a été assassiné à Moscou par des ultranationalistes russes, le 19 janvier 2009. Ma collègue Natalia Estemirova, qui a collaboré avec nous pendant quasiment dix ans, a été enlevée et exécutée le 15 juillet 2009. Elle était le cœur de notre Groupe à Grozny. L’an dernier, lorsque Memorial a reçu le Prix Nobel de la paix, sa fille Lana était présente.
Nous n’avons pas fermé notre bureau à Grozny après l’enlèvement et l’exécution de Natalia Estemirova. Mais en janvier 2018, le chef de notre bureau Oïoub Titiev a été arrêté avec un sac de drogue [du cannabis] dans sa voiture, lui qui est musulman, sportif et ne fumait jamais. Nous avons lutté pendant dix-huit mois pour le faire libérer. Aujourd’hui, il est libre mais sa famille a dû être relocalisée.
Au total, on estime qu’entre 3 000 et 5 000 personnes ont été victimes de disparitions forcées en Tchétchénie, sans que les responsables aient fait l’objet de poursuites. Pour l’ensemble de ces crimes, combien de condamnations ? Quatre ! Une impunité généralisée qui n’a rien d’étonnant : les responsables sont des proches de Poutine, ce sont des policiers, des officiers de l’armée, ou des membres des forces de sécurité. Selon la législation russe, l’action de la justice est aujourd’hui éteinte, la prescription pour tous les crimes étant de quinze ans. Mais, pour les Nations Unies, le recours systématique et généralisé aux disparitions forcées est un crime contre l’humanité, donc imprescriptible. C’est ce qui justifie que nous poursuivions nos efforts pour obtenir que les crimes commis au cours des trente dernières années ne restent pas impunis. D’autant que, depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, l’Europe et le monde s’intéressent à ces questions. Même si nous n’avons pas encore de résultat, je suis convaincu que nous parviendrons à mettre au jour les liens entre guerres impérialistes, méthodes criminelles et culture de l’impunité.
Pour l’instant, la situation est bloquée et le restera sans doute tant que Vladimir Poutine se maintiendra au Kremlin. Avec son successeur – un jour ou l’autre, il y en aura un – la situation pourrait bien être très différente : dans un État comme la Russie où le pouvoir est extraordinairement vertical, la personnalité du dirigeant influe considérablement sur l’avenir du pays. Vladimir Poutine, même s’il a fait toute sa carrière au sein des services secrets avant de parvenir à la présidence, n’est pas un militaire. C’est essentiellement un civil, qui ignore tout de la guerre, de son coût humain, de ses conséquences tragiques, ce dont les cadres de l’armée sont au contraire très conscients. Connaissant le prix de la guerre, ils mesurent celui de la paix. Après Poutine, on peut espérer que cette vision inspirera la politique menée par celui ou celle qui lui succèdera. Ma seule certitude, c’est que l’histoire de la Russie ne s’achèvera pas avec le départ de son dernier tsar. Et que Memorial lui survivra....
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