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Henri Moens de Hase
Les vidéos YouTube s’enchaînent. Méditation, récession, développement personnel, coaching en tout genre, transhumanisme, guerre, indépendance financière, épidémie, etc. Le savoir est la voie de l’émancipation, certes, mais la diversité des sujets abordés sur la plateforme provoque un sentiment de vertige et de lassitude plutôt que de complétude.
Cette hétérogénéité d’opinions, d’histoires, de grilles de lecture et de réflexions sans liens entre elles reflète le chaos d’un monde dénué de lignes directrices. Infiniment variée et accessible en un clic, la masse d’informations disponibles perturbe notre perception du monde et brouille sa compréhension. Perdus, nous acceptons passivement de nous soumettre aux diktats d’algorithmes qui nous enferment dans une bulle médiatique.
Que faire ? Pour être heureux, nous rabâche-t-on, il suffirait d’aller à la salle de sport, de trouver un travail qui a du sens en traversant la rue, d’accepter les choses telles qu’elles sont tout en travaillant à les changer et de se lever à 5 heures du matin pour sa morning routine.
En réalité, notre société ne nous propose guère mieux que des services de divertissement, comme les réseaux sociaux et les plateformes de vidéos à la demande, dont le seul credo est l’addiction. Le jour, nous courons après un idéal inatteignable ; le soir, nous laissons notre esprit fondre devant des séries interminables et des applications aux designs plus racoleurs qu’un casino de Vegas, ou bien nous soulevons de la fonte jusqu’à n’en plus pouvoir. Nous oscillons sans cesse entre la culpabilité de ne pas en faire assez et le ras-le-bol d’en faire autant.
Ma génération, à qui l’on enjoint de s’accomplir pleinement et de vivre à fond, a aussi reçu la mission de sauver la planète en réinventant un monde sobre et égalitaire. Ces injonctions paradoxales m’ont fait découvrir – et je suis loin d’être le seul – la dépression, le burn-out, et le sentiment de solitude, maladies et tourments de ce siècle qui a vu croître et se multiplier les bullshit jobs, comme happiness manager ou coach en cryptomonnaies. Très loin d’offrir une alternative épanouissante aux emplois de bureau plus classiques, ces nouveaux métiers s’exercent le plus souvent au travers de réunions Zoom, où sont présentés et commentés des PDF et des Powerpoints élaborés sous leur couette par des individus dépenaillés.
C’est en caleçon justement, assis dans ma chambre à écrire un énième rapport qui n’avait pas d’autre finalité que de permettre à un politicien communal quelconque de justifier son salaire et sa fonction, que j’ai réfléchi à ces questions.
Mon regard balayant la pièce, passant des canettes de bières bues la veille à un cendrier posé sur un tas de feuilles (ma to-do list, un programme d’entraînement sportif intense nommé « Get your summer body » et un PDF de « 7 choses à connaître absolument » sur je ne sais plus quel sujet), j’ai réalisé l’absurdité de la situation et son impact sur ma santé mentale.
À force de vouloir vivre « vite » et de me focaliser sur des objectifs irréalistes, j’en avais oublié l’essentiel. Entre la surstimulation, entretenue par une fréquentation compulsive des réseaux, les applications, les plateformes, et le soulagement de fin de journée, mon existence se limitait à l’euphorie et la frustration. Ou, comme l’écrivait Schopenhauer, elle oscillait « comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ».
En 2017, un bouleversement m’a poussé à trouver du sens à une vie parasitée par des réflexions vaines autour de concepts abstraits. Plutôt « bobo de gauche », je me suis tourné vers la pensée New Age et des pratiques comme le yoga, la méditation ou le bouddhisme occidental. J’ai appris à lier le corps et l’esprit, à connecter mes sens à la réalité.
C’est aussi à ce moment-là que j’ai découvert le concept bouddhiste de l’ego, ce que les catholiques, eux, nomment péché d’orgueil. Une longue introspection m’a permis de découvrir une forme de béatitude, un état subtil, où se mêlent confiance, gratitude, paix et acceptation, que j’ai appelé Dieu.
En m’affranchissant des limites de mon histoire et des contraintes du personnage social que j’incarne, j’ai découvert que l’apaisement venait de ce sentiment d’appartenance à un « tout » cohérent et à une connexion aux autres.
Lentement, l’idée d’une marche en territoire inconnu a grandi en moi. J’avais l’intuition, la conviction, qu’être « sur la route » permettait à l’esprit de s’ouvrir plus facilement. Lorsqu’en plus l’environnement n’est pas familier, notre cerveau appréhende la nouveauté au lieu de ressasser les pensées obsessionnelles typiques de la dépression. Quand vous êtes sous la pluie, sac au dos, sans savoir où dormir le soir, vous n’avez plus tellement le luxe de vous demander pourquoi le monde est tel qu’il est. Vous allez vers les autres et le plus souvent, vous vivez un moment unique et réconfortant avec une personne que vous n’auriez jamais rencontrée dans d’autres circonstances.
C’est ainsi que je me suis décidé à partir sur le chemin de Compostelle. Mais ceci n’est pas un énième récit existentialiste d’un homme qui décide de tout quitter pour retrouver un sens à sa vie. Paulo Coelho, David Fincher et bien d’autres l’ont fait bien mieux que je ne pourrais le faire.
C’est la solitude qui m’a conduit à la dépression, et la connexion aux autres qui m’en a guéri. La route et Dieu n’ont été que les moyens de rompre cette solitude, dont beaucoup souffrent, comme en attestent les nombreuses réponses à la recherche Google « le marché du sentiment d’appartenance ».
En France, terre des Lumières, la religion est souvent associée à l’obscurantisme et à la division sociale. Pourtant, la communauté – que j’entends à la fois comme la rencontre de deux personnes, qui ne partagent rien sauf quelque chose qui les dépasse et leur permet de fraterniser, et comme un tissu social et économique qui permet cette rencontre, la légitime et la renforce – est au fondement même des grandes religions monothéistes. Avant d’être une institution verticale, l’Église est l’union de l’ensemble des chrétiens, l’oumma est au cœur de l’islam et la notion de communauté est essentielle chez les juifs.
Lorsque j’ai marché sur les chemins de Compostelle, j’ai rencontré de nombreuses personnes aux profils très divers, dont la majorité ne se revendiquait d’aucune confession. Beaucoup d’entre eux, chacun à sa manière, marchaient pour accomplir un travail sur eux-mêmes. Certains venaient traverser un deuil, d’autres se retrouver après une succession d’échecs, d’autres encore tenter de régler des problèmes d’addiction. Plus qu’une simple randonnée, il s’agissait pour tous ou presque d’une quête de soi.
À force de rencontres, de partages, d’échanges intimes sur les expériences des uns et des autres, les accidentés de la vie devenaient guides, et parfois même sauveurs, d’un compagnon de marche. Les rencontres étaient éphémères mais les liens, qui prenaient racine dans les profondeurs de l’âme, étaient puissants. Et les considérations qui nous traversaient résonnaient même chez ceux qui prétendaient n’être là que pour s’adonner aux joies de l’exercice physique.
Sur la route, la communauté prend mille visages. Ce sont ces personnes qui tiennent des donativo, des hébergements à prix libres, et vous offrent la protection d’un foyer sans rien attendre en retour, ces cierges et ces notes de voyages posées à côté de l’autel, laissés par les marcheurs qui nous ont précédés, et ce chemin, que tant de pèlerins ont emprunté à travers les époques.
L’accomplissement personnel ne passera pas par l’accumulation de matériel et de richesses, mais par ce sentiment d’appartenance, qui doit être ouvert sur le monde et non instrumentalisé, sous peine de créer un nationalisme dangereux.
Inspirons-nous de cet héritage religieux pour renforcer nos liens profonds....
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