Vers un gouvernement prédictif ?

par Igor Lys

Les technologies peuvent permettre de réorganiser les infrastructures et d’adapter les politiques publiques en temps réel. Ce qui soulève des questions fondamentales sur notre rôle…
On a l’habitude de traiter le gouvernement de manière éminemment politique – comme une machine à décider, à imposer des normes, à gouverner les populations. C’est une approche légitime, importante, mais pas la seule. Le gouvernement est aussi une «machine à maintenir la civilisation», comme me l’a rappelé l’écrivain canadien Ryan North, auteur de How to Take Over the World. Cette «machine» contient des composants universels que l’on trouve dans les plus grandes démocraties de l’Europe du nord comme dans l’obscurité de la barbarie misogyne afghane. Les registres, les règles, les papiers d’identité, les services publics… Depuis notre naissance et jusqu’à notre mort, nous existons comme enveloppé d’un gouvernement, en tant que citoyen vivant et en tant que papiers, lignes de code, cellules d’un tableur. Au vu des bouleversements technologiques, une question se pose: «Comment le gouvernement de demain va-t-il fonctionner?»
On confond l’État et le gouvernement, l’âme et le corps, en quelque sorte, l’électricité et la machine, l’idée et le mécanisme. Mais Platon le suggère dans La République, la confusion entre la forme idéale de justice et ses applications pratiques peut conduire à des erreurs fondamentales. Quand on parle du gouvernement, on pense plutôt aux présidents, aux ministres, et aux décisions qu’ils prennent. Ceci est incomplet, voire carrément dangereux: à confondre le chauffeur et la voiture, on risque d’appeler un médecin là où il faudrait un technicien. Curieusement, la plupart des citoyens – je dirais même, la majorité écrasante sur la planète – interagit très peu avec l’État dans son «hypostasie» politique, le plus souvent uniquement au moment d’un vote (dans les pays où cela est possible). Les mêmes citoyens, en revanche, traitent avec le gouvernement tous les jours: on naît dans un monde physique et on devient immédiatement, en tant que citoyen, une ligne dans un registre, dans une multitude de registres même.
Les citoyens utilisent chaque jour les infrastructures construites par le gouvernement selon les règles établies par le gouvernement, font valoir leurs droits gérés par le gouvernement grâce aux documents d’identité émis par le gouvernement, dans un monde où le gouvernement, pour paraphraser Baudelaire, «gouverne tout et… répond de tout», au moins en théorie.
Si je demande à un citoyen lambda en France, aux États-Unis, en Allemagne, ou au Sri Lanka, quel sera l’avenir de son gouvernement, le citoyen en question me dira qu’il sera plus ou moins totalitaire, plus ou moins de gauche ou de droite, plus ou moins corrompu, etc. Mais de sa réponse je ne saurai pas son avis sur si les ministères seront gérés par des humains ou par l’IA et s’il y aura des ministères encore ou un mégaministère tout-en-un, si son passeport sera un livret imprimé ou une application, si son achat d’appartement sera enregistré automatiquement sur blockchain ou bien sur papier à l’ancienne ou par un NotaireGPT…
Peu de citoyens, y compris les présidents, les ministres et les entrepreneurs de haute volée, se posent des questions que soulève par exemple Jamie Susskind dans Future Politics: et si nos lois étaient toutes progressivement remplacées par le code, à quoi servirait la politique? Si la voiture de demain ne va tout simplement pas rouler au-delà de la limite de vitesse, comme l’évoque Susskind, quelle place pour la politique dans ce monde? Il suggère une expérience: un homme voulant mettre fin à ses jours, mais dont les appareils électroniques refusent de lui livrer les composants pour un poison, sa voiture s’éteint s’il essaie de s’asphyxier avec le gaz d’échappement, etc. Ceci n’est pas une question politique; les règles sont inscrites dans le code, pas dans la loi ou un décret. Pourtant, c’est une question du gouvernement de demain.
Prenons l’exemple de la numérisation des services publics: des pays comme l’Estonie ont déjà montré comment un État peut fonctionner presque entièrement en ligne, avec des processus automatisés pour la plupart des interactions administratives. Ce n’est que le début. Dans un futur proche, les gouvernements pourraient prédire les besoins des citoyens avant même qu’ils ne les expriment, grâce à des systèmes d’IA avancés comme Hey Government, une interface semblable à OK Google pour parler à toute la machine administrative. «Hey, Gouvernement, je crois que j’ai perdu mon passeport…»
Ces gouvernements prédictifs réorganiseraient les infrastructures et adapteraient les politiques publiques en temps réel, en fonction des données collectées. Imaginez un système où l’on anticipe vos déplacements, vos besoins médicaux, en fait tous les événements de votre vie. C’est le rêve (et en partie, une réalité) dans des pays technologiquement avancés, mais démocratiquement douteux, comme Singapour. Cela pose des questions fondamentales sur la liberté individuelle, la vie privée et le rôle de l’humain dans la prise de décision. Y a-t-il des réponses simples à ces questions? Bien sûr que non. Mais avant de commencer à essayer d’en apporter, souvenons-nous que cette interrogation ne vient pas du monde politique, mais du monde technologique qui impose ses usages, son potentiel, au gouvernement-machine. Le politique reste en dehors de cette équation pendant l’injection d’une idée, du potentiel d’un service nouveau dans la structure des services publics.
Cela invite à réfléchir
à la place de l’humain
dans un futur où
les algorithmes
pourraient être les
véritables gouvernants.
Les leaders de demain devront ainsi naviguer dans un monde où la technologie domine la gestion des affaires publiques, tout en conservant une vision éthique et humaine de leur mission. J’ai envie de croire que ces leaders des gouvernements du futur seront les ambassadeurs de l’humanisme dans un univers technocrate. Ils devront comprendre non seulement les technologies qu’ils utilisent, mais aussi les implications sociales et philosophiques de ces innovations.
Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générale, il est possible que certains aspects de la gouvernance soient entièrement délégués à des systèmes autonomes. La science-fiction fournit ici un éventail d’opinions, de la dystopie de Terminator par les nuances de 2001, l’Odyssée de l’espace et jusqu’aux œuvres d’Iain M. Banks, où les «Minds» – des super-IA – gèrent les sociétés de manière efficace et éthique, tout en laissant aux humains la liberté de vivre selon leurs propres termes. Cette perspective, bien qu’utopique pour certains, invite à réfléchir à la place de l’humain dans un futur où les algorithmes pourraient bien être les véritables gouvernants. Quand on lui a demandé si sa vision optimiste était un avenir possible pour l’humanité, Banks a répondu par un lapidaire et fataliste: «If we’re lucky.»
La question n’est donc pas seulement de savoir à quoi ressemblera le gouvernement de demain, mais aussi de comprendre comment nous, en tant que citoyens, pourrons conserver notre agence dans un monde où la technologie régira de plus en plus les structures mêmes de nos sociétés. C’est cette réflexion qui, à mon sens, devrait être au cœur des débats sur l’avenir de la gouvernance. Elle ne viendra pas en remplacement de l’aspect politique, bien sûr, mais en supplément – pourtant, un supplément essentiel.

Igor Lys est le fondateur de Government Tomorrow Forum et l’auteur de From Kings to Algorithms: The History and the Future of Governments....

Les technologies peuvent permettre de réorganiser les infrastructures et d’adapter les politiques publiques en temps réel. Ce qui soulève des questions fondamentales sur notre rôle… On a l’habitude de traiter le gouvernement de manière éminemment politique – comme une machine à décider, à imposer des normes, à gouverner les populations. C’est une approche légitime, importante, mais pas la seule. Le gouvernement est aussi une «machine à maintenir la civilisation», comme me l’a rappelé l’écrivain canadien Ryan North, auteur de How to Take Over the World. Cette «machine» contient des composants universels que l’on trouve dans les plus grandes démocraties de l’Europe du nord comme dans l’obscurité de la barbarie misogyne afghane. Les registres, les règles, les papiers d’identité, les services publics… Depuis notre naissance et jusqu’à notre mort, nous existons comme enveloppé d’un gouvernement, en tant que citoyen vivant et en tant que papiers, lignes de code, cellules d’un tableur. Au vu des bouleversements technologiques, une question se pose: «Comment le gouvernement de demain va-t-il fonctionner?» On confond l’État et le gouvernement, l’âme et le corps, en quelque sorte, l’électricité et la machine, l’idée et le mécanisme. Mais Platon le suggère dans La République, la confusion entre la forme idéale de justice et ses applications pratiques peut conduire à des erreurs fondamentales. Quand on parle du gouvernement, on pense plutôt aux présidents, aux ministres, et aux décisions qu’ils prennent. Ceci est incomplet, voire carrément dangereux: à confondre le chauffeur et la voiture, on risque d’appeler un médecin là où il…

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