Le déclin de l’Empire français

Par Nicolas Bancel

Aucun président de la Ve République n’a réussi à rompre avec l’héritage gaullien de la françafrique.

Immédiatement après les indépendances de ses territoires coloniaux africains, soit pour la plus grande partie d’entre eux en 1960, la France met en place une politique de puissance à nouveaux frais, en liant intimement ces nouvelles nations à l’ancienne puissance tutélaire. Débute alors l’histoire bien connue de ce qu’on appellera plus tard la «françafrique». Ces liens sont concrétisés par la signature, dès 1960, d’accords de coopération bilatéraux, et ce dans des domaines essentiels, tels la défense et la sécurité, l’économie, la culture, les migrations. La France poursuit ainsi une politique postcoloniale parfaitement assumée, s’assurant une aire d’influence finalement peu contestée par les autres puissances. Paris établit plusieurs bases militaires, principalement à Djibouti, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Gabon et au Cameroun.
Cette présence vise officiellement à préserver la sécurité territoriale des États en cas d’agression extérieure et à protéger les ressortissants français. Selon les circonstances, ce mandat initial sera étendu à plusieurs reprises à une aide concrète à des régimes autoritaires menacés par leur opposition intérieure. Rien que sous les mandats de François Mitterrand (1981-1995), 27 interventions militaires en Afrique sont organisées.
La France maintient ainsi son influence, regardée avec bienveillance par ses partenaires occidentaux dans le contexte de la guerre froide. Depuis de Gaulle, ces liens sont aussi concrétisés par les rapports personnels et quasi incestueux entre les présidents français successifs et leurs homologues des «pays du champ». Tout se décide entre amis et la démocratisation n’est pas une condition à ces relations privilégiées. Cette présence est aussi économique, avec par exemple l’exploitation par des entreprises françaises de ressources stratégiques – comme l’uranium au Niger ou le pétrole au Congo – et la facilitation du commerce bilatéral.

Tout se décide
entre amis et
la démocratisation
n’est pas une condition
à ces relations
privilégiées.

La diaspora française en Afrique subsaharienne joue également un rôle important dans l’économie de la plupart de ces États. La culture n’est pas en reste, avec le déploiement des centres culturels et surtout l’éducation, la France fournissant à la fois du personnel détaché (les coopérants) et la matrice de ses propres programmes scolaires, qui mettront parfois plusieurs décennies à être adaptés aux réalités locales.
Hors cas exceptionnel – telle la Guinée qui, dès 1958, prend son indépendance lors du référendum organisé après la prise de pouvoir de de Gaulle, ou les épisodes de gouvernements marxistes à Madagascar – cette structure des relations franco-africaines persistera bien après la fin de la guerre froide. Mais le système est vicié de l’intérieur. Cette dépendance postcoloniale provoque de nombreuses critiques: d’abord très minoritaires au cours des années 1960-1970, elles s’élargissent au cours des années 2000-2010. Le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994, a joué par hypothèse un rôle non négligeable dans cette nouvelle configuration.
Ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande n’infléchiront profondément la nature des relations franco-africaines: les intérêts de la realpolitik l’emportent largement sur les valeurs morales que la France se targue de porter. Emmanuel Macron semble inaugurer une rupture avec «l’ancien monde». Après avoir dénoncé lors de la campagne présidentielle de 2017 le colonialisme comme un «crime contre l’humanité», le nouveau président s’engage dans une mise à plat et en lumière de l’histoire coloniale et postcoloniale de la France. Les initiatives les plus marquantes sont la remise par l’historien Benjamin Stora d’un rapport sur la guerre d’Algérie et de ses conséquences mémorielles et politiques (2021); du rapport coordonné par Vincent Duclert sur le rôle de la France au Rwanda (2021) ou encore du rapport de Karine Ramondy en 2024 sur le rôle de la France dans la guerre du Cameroun (1955-1971). Ces initiatives, parmi d’autres, sont complétées par le rapport remis, en 2021, par l’historien Achille Mbembe, proposant de refonder les principes des relations franco-africaines. Sur ces bases, la promesse et l’espoir d’un tournant à 180 degrés de la politique africaine de la France se fait jour. Or, si les progrès, en termes de connaissances et de symboles sont incontestables, les actes peinent à suivre. Le «en même temps» ne permet pas de dessiner une ligne claire, alternant les perspectives d’un changement radical avec la continuité de relations interpersonnelles marquées au sceau de la françafrique. Emmanuel Macron n’a pas réussi à rompre avec cet héritage gaullien, repris par tous les présidents de la Ve République.
Mais la France n’est progressivement plus en mesure de conserver son influence. D’une part, la fin de la guerre froide a ouvert l’Afrique subsaharienne au multilatéralisme. L’entrisme de la Chine, des pays du Golfe, des coopérations occidentales et plus récemment de la Russie fait désormais concurrence à l’ancienne nation impériale. Cette nouvelle configuration laisse des marges de manœuvre beaucoup plus importantes aux pouvoirs en place, ce dont ils ne se privent pas. D’autre part, la société civile, longtemps muette, souvent réprimée, exprime désormais dans de nombreux pays un ressentiment postcolonial contre la France. Ce que l’on percevait déjà au début des années 2000 dans certains pays comme le Cameroun s’est répandu dans tous les pays du champ, y compris au Sénégal, perçu pourtant comme un allié indéfectible de Paris. Conséquence, les dispositifs utilisés depuis les indépendances pour maintenir l’influence française – bases militaires, centres culturels, indexation du franc CFA au Trésor… – apparaissent aujourd’hui délégitimés, et souvent stigmatisés comme des facteurs institutionnalisant la dépendance aux anciens maîtres.

La société civile,
longtemps muette,
exprime désormais
un ressentiment
postcolonial contre
la France.

Le plus important est que l’Afrique semble être entrée dans un nouveau cycle historique. Après les déceptions liées aux impasses de plans d’ajustement structurels imposés par les institutions financières internationales, les putschs successifs qui ont fait basculer des pays comme le Mali (2021), le Burkina Faso (2022) ou le Niger (2023) témoignent d’un néosouverainisme local et se légitiment, dans les discours des nouvelles juntes, comme une réaction contre l’ancienne puissance. Sans même de coup d’État, le Sénégal a demandé récemment le départ des soldats français. En toute hypothèse, cette situation s’articule avec un changement de génération, la nouvelle – même si en l’absence de sondages il est difficile d’être catégorique – souhaitant se déprendre de la France. Ce néosouverainisme africain fait peu de cas de la démocratie – vue comme une invention occidentale normative et peu adaptée aux «réalités locales» – et intervient après les poussées démocratiques des années 1990 qui n’ont pas résolu, et de loin, les problèmes de ces pays.
Dans cette configuration, la France apparaît désormais comme un symbole d’oppression. Le mal est donc profond. Historiquement, François Mitterrand, à la fin de la guerre froide, avait l’occasion de rompre avec la politique «françafricaine». Il ne l’a pas saisi. Pire, il l’a en quelque sorte calcifiée. Le tournant actuel résulte de cette incapacité à changer le logiciel des relations franco-africaines, et surtout, comme nous l’avons vu, de l’action de forces endogènes, qui rêvent d’une tabula rasa postcoloniale. Il est probable que ce processus de décomposition de l’influence de la France soit loin d’être achevé.

Nicolas Bancel est historien professeur à l’université de Lausanne. Il a codirigé, avec Pascal Blanchard, François Mitterrand, le dernier empereur (éd. Philippe Rey).



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