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Par Valentin Rambault
Formidable outil d’analyse et de synthèse, la technologie participe déjà aux campagnes électorales comme à l’administration.
La conquête et l’exercice du pouvoir sont les piliers autour desquels gravitent depuis toujours les sociétés humaines. Ils fascinent, inspirent, effraient parfois. Dans Guerre et Paix, Tolstoï écrit: «Le pouvoir ne dépend pas de l’homme, mais de la force collective des événements.» Cette citation, loin d’être une invitation à la passivité, interroge déjà la mécanique invisible qui relie l’individu à la marée des mutations sociales et techniques. Depuis la Grèce antique, où Aristote définissait l’homme comme un zoon politikon, un être naturellement porté vers la vie civique, les penseurs s’interrogent sur ce lien invisible qui unit les gouvernants aux gouvernés. Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, cette relation millénaire est peut-être en passe de se redéfinir.
L’émergence d’IA dites «génératives», telles que ChatGPT, Claude ou Mistral, marque un tournant: la machine n’est plus simple exécutante, elle devient interlocutrice, stratège, parfois même prescriptrice. Cette transformation touche la politique au plus profond de son essence: la représentation, la décision, l’incarnation. Déjà, dans les coulisses des campagnes électorales, l’IA occupe une place de choix. En analysant les sentiments exprimés sur les réseaux sociaux, elle permet de sonder l’âme mouvante de l’opinion publique. En adaptant les discours en temps réel, elle aiguise les éléments de langage, comme un rhéteur invisible qui murmure à l’oreille du candidat.
Ce mouvement, amorcé dès la présidentielle de 2017 avec l’usage avancé des données numériques par certains candidats, s’est amplifié au fil des campagnes. Les algorithmes permettent désormais d’identifier avec précision les préoccupations d’un quartier, d’une tranche d’âge ou d’un milieu socioprofessionnel, orientant les discours et les propositions en temps réel. La conquête du pouvoir devient alors une opération d’une extrême précision, où la donnée agit comme un levier stratégique puissant dans l’arsenal des démocraties numériques.
Cette dynamique n’est pas propre à la France. Lors des élections américaines de 2024, les partis ont massivement eu recours à l’IA pour générer des messages personnalisés, prédire les intentions de vote, concevoir des avatars conversationnels ou encore créer des mèmes politiques viraux. En Slovaquie, en Inde ou à Taïwan, des contenus synthétiques ont été utilisés à des fins de manipulation ou de mobilisation. 2024 est, à bien des égards, celle d’un basculement où l’IA s’est immiscée dans les urnes.
La maîtrise de l’information devient maîtrise du réel. En analysant en amont les colères, les espoirs, les peurs, l’IA offre aux stratèges politiques une capacité d’anticipation inédite. Plus encore: en créant des contenus visuels, sonores, voire des avatars numériques de candidats, elle redessine les contours de la représentation politique. Faut-il y voir un artifice de plus, ou l’émergence d’une nouvelle grammaire politique?
Dans ce contexte, les prochaines échéances électorales ne pourront échapper à cette transformation silencieuse mais déterminante. Celui ou celle qui saura le mieux maîtriser les outils de l’intelligence artificielle pourra non seulement comprendre en profondeur les attentes de l’électorat, mais aussi y répondre de manière ciblée, rapide, et émotionnellement pertinente. L’IA deviendra alors non pas un simple avantage technologique, mais un levier stratégique de conquête démocratique. À l’heure où chaque voix compte, l’avance que conférera une IA bien intégrée pourrait s’avérer décisive, dessinant une nouvelle carte du pouvoir politique dans l’Hexagone.
Mais l’IA ne s’arrête pas à l’isoloir: une fois la victoire acquise, elle investit les arcanes de l’administration et de la décision. Avec l’essor du concept de smart city ou ville intelligente, certaines grandes métropoles françaises se dotent de plateformes centralisées capables de piloter en temps réel les flux de circulation, la consommation énergétique, la gestion des déchets ou encore les interventions d’urgence. L’intelligence artificielle y joue un rôle d’agrégateur et de stratège, en croisant de vastes ensembles de données pour optimiser l’action publique, anticiper les besoins des citoyens et rationaliser les dépenses, tout en augmentant la réactivité des services municipaux.
Dans les ministères, les administrations utilisent désormais des algorithmes pour détecter les fraudes sociales, prévoir l’évolution des besoins en santé, simuler les effets d’une réforme. L’IA devient outil de décision, voire colégislatrice dans certains cas où elle rédige des propositions à partir de corpus juridiques préexistants. L’exercice du pouvoir s’accélère, gagne en efficacité, mais aussi en opacité.
Ce qui est gagné en vitesse est parfois perdu en lisibilité. La machine, si elle analyse avec précision, ne ressent pas. Elle ne perçoit pas la nuance, le non-dit, le contexte affectif d’une mesure. Elle n’entend pas l’émotion derrière la revendication, ni l’angoisse derrière la protestation. La décision politique, si elle veut être pleinement humaine, ne saurait se désincarner. Il faudra donc encadrer ces systèmes: ouvrir le code des algorithmes publics, mettre en place des audits citoyens, garantir une traçabilité des décisions automatiques. L’IA ne doit pas être un oracle, mais un outil lisible, responsable, vérifiable.
L’enjeu est donc double. Il s’agit d’une part de tirer parti des capacités de l’IA pour améliorer l’action publique, la rendre plus réactive, plus équitable, plus efficiente. D’autre part, il faut éviter que l’IA ne devienne une forme de pouvoir autonome, déconnecté du corps social, régi par des logiques d’optimisation déshumanisées. Le risque est réel: déjà, certaines plateformes d’IA peuvent créer des partis politiques, formuler des idéologies, collecter des fonds, et même soutenir des candidats. La question n’est plus de savoir si cela est techniquement possible, mais comment encadrer juridiquement et éthiquement cette nouvelle réalité.
En France, où le rapport à l’État est historiquement fort, où le citoyen attend de la puissance publique qu’elle incarne la raison, l’équilibre et la justice, il est fondamental que l’IA reste un outil, et non une autorité. Le politique ne peut se décharger de sa responsabilité sur l’algorithme. Ce serait trahir l’esprit républicain, fondé sur la souveraineté du peuple et la reddition des comptes.
L’IA peut, sans doute, transformer la conquête et l’exercice du pouvoir. Mais cette transformation n’est pas une fatalité technocratique: elle peut devenir une formidable opportunité de réinventer la politique, de la rendre plus proche, plus juste, plus réactive. À condition de ne pas sacrifier ce qui fait la grandeur de l’engagement public: l’authenticité du lien humain, la force de l’écoute, la richesse du débat incarné.
À l’heure où les machines parlent, les humains peuvent choisir de mieux s’entendre. L’IA ne remplacera jamais le frisson d’un discours vibrant d’émotion, le regard complice entre un élu et ses concitoyens, ou la sincérité d’une poignée de main donnée sans artifice. Elle peut assister, amplifier, organiser. Mais c’est à nous de lui donner du sens.
Comme le disait si justement Saint-Exupéry dans Le Petit Prince, «On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux.» C’est dans ce cœur, dans cette chaleur du vivant, que la politique puise sa légitimité. Et c’est à cette source que le pouvoir devra toujours revenir.
Entrepreneur dans les nouvelles technologies, Valentin Rambault est président du conseil scientifique de l’Association pour la Diversité Numérique et dirigeant de plusieurs start-up. Il est également engagé depuis de nombreuses années dans la vie publique....
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