La question de la liberté d’expression met en lumière les tensions profondes qui traversent aujourd’hui les institutions judiciaires, interrogeant par là même la portée et la solidité de l’État de droit.
« Le combat que je mène est un combat pour l’État de droit » : ainsi réagissait Nicolas Sarkozy à sa récente condamnation pour association de malfaiteurs par le tribunal judiciaire de Paris. Mais l’État de droit se définissant comme un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit, l’on voit mal en quoi le jugement contesté par l’ancien président en constituerait une atteinte ou une violation. Le mécanisme fondamental de l’État de droit, qui repose sur l’équilibre des pouvoirs, n’a pas non plus été affecté. Et la notion de pouvoir arbitraire à laquelle l’État de droit s’oppose n’a, là encore, pas droit de cité.
Un jugement peut être profondément injuste, inique, contestable. Mais, en l’espèce, le combat mené par l’ancien président de la République n’est pas celui de l’État de droit : il n’est que celui d’un simple justiciable confronté à ce qu’il considère comme une injustice.
Lorsque j’ai prêté serment, il y a vingt-cinq ans déjà, je n’imaginais pas devoir défendre l’État de droit contre la tentation de l’arbitraire. Mais l’inexorable progression des populismes dans nos sociétés contemporaines nous y a contraints, nous autres pénalistes. À force de voir l’arbitraire gagner du terrain, à force de constater la propension des uns et des autres à privilégier les accusations publiques et l’opprobre médiatique plutôt que l’institution judiciaire, on en a oublié que la justice était avant tout une machine à broyer contre laquelle les avocats tentaient de lutter. Mais la justice est-elle le rempart par excellence contre l’arbitraire ? Le pouvoir judiciaire ne porte-t-il pas, en germe, une violence à laquelle personne, innocent ou coupable, accusé ou victime, ne peut résister ?
Les usages et mésusages de la liberté d’expression soumis au contrôle de l’autorité judiciaire constituent la parfaite illustration de la puissance du pouvoir judiciaire dans nos sociétés contemporaines.
Parlons diffamation. Force est de constater que la justice rechigne à protéger les citoyens victimes de propos publics qu’ils considèreraient comme attentatoires à leur honneur et à leur considération, et que la bonne foi de celles et ceux qui ont tenu des propos litigieux est très largement retenue. Parce que (et c’est heureux) la protection de la liberté d’expression est quasi absolue. Aussi nous autres, avocats, dissuadons de plus en plus ceux que nous défendons de déposer plainte en diffamation pour « laver leur honneur ».
Ce qui est arrivé à Denis Baupin, il y a quelques années, est resté dans nos mémoires. Mis en cause par plusieurs femmes l’accusant de faits de harcèlement sexuel qui ne pouvaient être poursuivis du fait de la prescription, le responsable d’Europe Écologie Les Verts (EELV), alors député, a déposé plainte en diffamation contre elles, ainsi que contre les journalistes qui avaient rendu publiques ces accusations. Le procès en diffamation des accusatrices s’est transformé en procès de Denis Baupin pour agressions sexuelles et harcèlement sexuel. Elles furent relaxées du chef de diffamation, et lui condamné à des dommages et intérêts pour procédure abusive. Ses accusatrices avaient ainsi obtenu l’audience à laquelle elles n’avaient plus droit du fait de la prescription, et Denis Baupin, partie civile, fut rapidement considéré comme coupable d’infractions dont, pourtant, la justice n’avait jamais été saisie.
Cinq ans après cette affaire, dans un arrêt du 18 janvier 2024, la Cour européenne des droits de l’homme a sanctionné la France pour avoir porté atteinte à la liberté d’expression d’une femme condamnée pour diffamation après qu’elle eut accusé un supérieur hiérarchique de harcèlement et d’agression sexuelle, et cela sans même disposer de témoin ni avoir porté plainte. La Cour a considéré que la protection de « personnes dénonçant » de tels faits « dont elles s’estiment victimes » devait être « appropriée », précisant que les magistrats devaient « s’adapter aux circonstances de l’espèce ». Pour la Cour, l’absence de témoins « des faits dénoncés » et « l’absence de plainte » pénale ne suffisaient pas « à caractériser (la) mauvaise foi » de celle qui fut accusée de diffamation.
Entre la bonne foi et la nécessité de prouver l’atteinte à l’honneur et la considération, la justice a tôt fait de relaxer les prévenus du chef de diffamation. Et les prévenus d’en tirer la conclusion (erronée) selon laquelle la justice, en refusant de les condamner, aurait entériné la teneur de leurs propos et, de ce fait, confirmé leur véracité. C’est ainsi que, après avoir été relaxées du chef de diffamation, les prévenues qui n’ont de cesse, depuis des années, d’assurer que Brigitte Macron, épouse du président de la République, serait un homme, se sont empressées d’instrumentaliser la décision de justice qui les déclarait non-coupables. Pourtant, l’arrêt de la Cour d’appel ne valide en rien les théories fumeuses et délirantes développées par les prévenues. Il ne fait que considérer que, en droit, « l’imputation d’avoir effectué une transition de genre et de ne pas avoir voulu la rendre publique ne saurait caractériser une atteinte à l’honneur ou à la considération ». Pour la Cour, il n’est pas diffamatoire d’accuser quelqu’un d’être transgenre. Ce qui ne signifie évidemment pas que Brigitte Macron l’est.
Par ailleurs, et dans le même arrêt, elle considère que la bonne foi devait bénéficier aux prévenues qui avaient accusé Brigitte Macron de détournement de mineur sur Emmanuel Macron. La Cour d’appel a en effet estimé que les deux femmes, « qui ne sont pas des professionnelles de l’information », se sont basées sur des articles de presse consacrés à l’histoire d’amour entre le lycéen et sa professeure de théâtre de l’époque. Brigitte Macron, son frère et le ministère public se sont, depuis, pourvus en cassation. Le couple présidentiel a également annoncé, début octobre, poursuivre aux États-Unis une influenceuse américaine (Candace Owens) qui avait relayé et largement exploité dans des vidéos l’infox concernant Brigitte Macron.
L’on voit bien ici le danger d’une liberté d’expression protégée jusqu’à son paroxysme, et susceptible, fût-ce malgré elle, de nourrir et véhiculer ce que le complotisme contemporain charrie de pire. Mais peut-on vraiment tout dire publiquement ? Et que recouvre, finalement, cette liberté ?
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté d’expression, laquelle comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans que les autorités publiques ne puissent exercer une quelconque ingérence. L’article 11 garantit quant à lui le droit de réunion pacifique, autre droit fondamental de toute société démocratique. En droit, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé à de nombreuses reprises qu’une « action directe non-violente », était protégée par le droit à la liberté d’expression et celui à la liberté de réunion pacifique. La Cour juge ainsi que les opérations escargot, l’obstruction des routes, les actions entravant physiquement certaines activités (comme la chasse ou la construction d’une autoroute), l’occupation illégale de lieux ou l’entrée par effraction sur un site de construction sont susceptibles de tomber sous l’empire des articles 10 et 11 de la CEDH.
Lorsque la liberté d’expression s’exerce sur des sujets d’intérêt général, la Cour considère également que, dans une société démocratique, toute restriction à cette liberté ne saurait être nécessaire que si elle répond à un « besoin social impérieux ». Cette restriction est encore plus stricte lorsque l’expression émane de journalistes ou d’organisations non-gouvernementales investies d’un rôle de « chien de garde » social, fonction qui justifie une protection similaire accordée à celle à la presse.
C’est ainsi que, pour la première fois, la chambre criminelle de la Cour de cassation a reconnu dans son arrêt du 26 février 2020 la possibilité pour les Femen de revendiquer leur liberté d’expression politique afin d’échapper à une condamnation pour exhibition sexuelle. En l’espèce, une militante de ce mouvement féministe s’était introduite au musée Grévin et avait planté un pieu métallique dans la statue de cire de Vladimir Poutine en clamant : « Fuck dictator ». On pouvait lire sur la poitrine dénudée de la jeune femme l’inscription « Kill Putin ». La chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré dans l’arrêt précité que « le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte-tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression. »
La justice protège donc très fermement la liberté d’expression. Quitte à faire renoncer à de nombreux justiciables de la saisir pour des faits d’accusations publiques qui ruineraient leur réputation, voire pire. Ceux-là dénonceront une justice incapable de les protéger, complice de ceux qui les auront salis et publiquement malmenés. Par ailleurs, certaines décisions judiciaires nourrissent malgré elles, au nom du respect de la liberté d’expression, et du fait de la mauvaise foi des complotistes de tous bords qui en instrumentaliseront la portée, des informations erronées et mensongères.
Mais au nom de la liberté d’expression, la justice refuse aussi de condamner des actions, des modes de protestation ou de désobéissance essentiels à l’espace démocratique, et qui pourtant sont susceptibles de caractériser des infractions. La justice est tout à la fois protection, violence, équilibre, et déshonneur. Et aussi, parfois, injustice.
Marie Dosé est avocate pénaliste. Elle est l’autrice notamment d’Éloge de la présomption d’innocence et d’Éloge de la prescription (éd. de l’Observatoire) et, avec M. Daniel Soulez-Larivière, de Deux générations, un barreau (éd. Dalloz)....
La question de la liberté d’expression met en lumière les tensions profondes qui traversent aujourd’hui les institutions judiciaires, interrogeant par là même la portée et la solidité de l’État de droit. « Le combat que je mène est un combat pour l’État de droit » : ainsi réagissait Nicolas Sarkozy à sa récente condamnation pour association de malfaiteurs par le tribunal judiciaire de Paris. Mais l’État de droit se définissant comme un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit, l’on voit mal en quoi le jugement contesté par l’ancien président en constituerait une atteinte ou une violation. Le mécanisme fondamental de l’État de droit, qui repose sur l’équilibre des pouvoirs, n’a pas non plus été affecté. Et la notion de pouvoir arbitraire à laquelle l’État de droit s’oppose n’a, là encore, pas droit de cité. Un jugement peut être profondément injuste, inique, contestable. Mais, en l’espèce, le combat mené par l’ancien président de la République n’est pas celui de l’État de droit : il n’est que celui d’un simple justiciable confronté à ce qu’il considère comme une injustice. Lorsque j’ai prêté serment, il y a vingt-cinq ans déjà, je n’imaginais pas devoir défendre l’État de droit contre la tentation de l’arbitraire. Mais l’inexorable progression des populismes dans nos sociétés contemporaines nous y a contraints, nous autres pénalistes. À force de voir l’arbitraire gagner du terrain, à force de constater la propension des uns et des autres à privilégier les accusations publiques et l’opprobre médiatique plutôt que l’institution…