Pourquoi la justice civile, qui concerne tout le monde et représente l’écrasante majorité des litiges soumis aux tribunaux, demeure-t-elle la plus méconnue ?
« Où se situe la justice aujourd’hui ? » Posez cette question à un bâtonnier ou à un président de juridiction : chacun aura son intime conviction. Demandez à un citoyen d’y répondre : il aura, lui aussi, un avis. Preuve que la justice est partout. Elle nous concerne tous, qu’elle intrigue, qu’elle émeuve, qu’elle inquiète. Qu’elle soit l’objet même de notre profession ou que n’en soyons que de lointains spectateurs. Chaque jour, elle abreuve les rubriques de faits divers, irrigue le débat public, et se glisse, plus discrètement, dans nos discussions privées : procès historiques, surpopulation carcérale, régimes des peines, fusions et acquisitions de grandes entreprises, élaboration de la loi et conséquences de son application… La justice n’est pas une abstraction : elle est déjà là, tout autour de nous.
Évidemment, elle suscite des critiques. Elle est dite lente, imparfaite, insuffisante ou décevante aux yeux de ceux qui y ont recours. Ces reproches sont entendues et nous ne pouvons les passer sous silence. Et c’est heureux : une justice que l’on ne questionnerait plus, immuable et figée dans le marbre, ne serait plus la justice d’une démocratie comme la nôtre ou de notre État de droit. Mais attention : cette critique légitime de nos institutions judiciaires ne saurait conduire à la remise en question hâtive de nos missions. L’erreur – manifeste – est plus douloureuse encore lorsqu’elle procède d’une méprise sur notre rôle véritable, bien plus large et plus essentiel qu’on ne le soupçonne parfois.
L’avocat, parlons-en justement. Dans l’imaginaire collectif, il porte une robe noire, assortie d’un rabat blanc, ou bavoir, comme il est plus communément appelé. Il fait du pénal, toujours du pénal : qu’il défende les grands criminels, projetés à la « Une » des journaux ou bien qu’il prenne fait et cause pour la veuve, l’orphelin, ou toute autre victime éprouvée. Deux camps, deux visions du monde qui s’opposent, un affrontement qui passionne et divise au gré des affaires et des plaidoiries qui les révèlent. Mais le rôle de l’avocat ne se limite pas à plaider. Non ! Devant la Cour, l’avocat vocifère, s’évertue, gesticule. Sa robe n’est d’ailleurs jamais aussi froissée qu’après avoir défendu son client, des heures durant, à la Cour d’assises. Il devient une figure de théâtre plus que de droit ; un personnage aux gestes, à la voix, et à l’attitude intranquilles, sans parler du transport qui le saisit lorsqu’il voit s’échapper les espoirs de remporter le procès…
Voilà l’image d’Épinal qui persiste, séduisante, mais trompeuse. Une image qui, surtout, éclipse la diversité de la profession et de ceux qui l’exercent, la réduit à une caricature, et fait oublier l’essentiel : la justice civile.
À la fin, c’est bien connu, le gagnant l’emporte – et le gagnant, c’est toujours le pénal. Mais à quel prix ? Car cette fascination nourrit les malentendus, entretient les préjugés et masque la réalité, un peu différente, de la justice civile. Résultat : chez les citoyens, la défiance s’installe autant que la curiosité. D’où ce plaidoyer pour une justice civile plus visible, dont on parle et dont on se soucie vraiment. Car c’est elle qui, bien plus que le reste, façonne nos vies.
Et là est le paradoxe. Dans la réalité, le pénal ne concerne que 6 % des citoyens, qu’ils soient auteurs ou victimes, alors que 95 % d’entre nous auront affaire à la justice civile. Loyers impayés, litiges avec un commerçant ou un voisin, retards de prestations de service, divorces, pensions alimentaires, droit de visite et gardes d’enfants, successions contestées, redressements ou liquidations judiciaires : autant de situations qui nous touchent tous quotidiennement. Voilà ce qu’est le quotidien des citoyens… et celui des avocats. Et pourtant, ces conflits – ne nous en déplaise – ne font jamais la « Une », ni ne passionnent les foules.
Alors, posons-nous la question : pourquoi la justice civile, qui concerne chacun d’entre nous, demeure-t-elle malgré tout la plus méconnue ? Parce qu’elle n’a rien de spectaculaire. Pas de plaidoiries flamboyantes. Pas de caméras braquées sur les salles d’audience. Pourtant, c’est elle qui incarne le plus fidèlement la justice au sens citoyen : proche, concrète, déterminante.
Et c’est là que les avocats interviennent. Pas toujours en robe, pas toujours devant un juge. Mais toujours aux côtés des justiciables, élaborant des stratégies pour faire valoir leurs droits, traduisant la complexité juridique en solutions concrètes. Ils accompagnent, conseillent, préviennent les conflits. Oui, un avocat peut aider le citoyen à protéger sa marque ou rédiger ses statuts. Pas seulement à plaider ses drames.
Alors cessons de chercher uniquement la justice là où on veut nous la montrer : dans les procès spectaculaires ou les affaires retentissantes. La justice est là, au cœur de nos vies ordinaires, dans nos foyers, nos contrats, nos différends. Acceptons l’évidence : la justice est partout, et aucune n’est plus « petite » qu’une autre.
Et puisque, pour nous, il n’existe pas d’indéfendable, alors défendons-les toutes : la justice pénale, et la justice civile.
Pierre Hoffman est avocat et Bâtonnier de Paris....
Pourquoi la justice civile, qui concerne tout le monde et représente l’écrasante majorité des litiges soumis aux tribunaux, demeure-t-elle la plus méconnue ? « Où se situe la justice aujourd’hui ? » Posez cette question à un bâtonnier ou à un président de juridiction : chacun aura son intime conviction. Demandez à un citoyen d’y répondre : il aura, lui aussi, un avis. Preuve que la justice est partout. Elle nous concerne tous, qu’elle intrigue, qu’elle émeuve, qu’elle inquiète. Qu’elle soit l’objet même de notre profession ou que n’en soyons que de lointains spectateurs. Chaque jour, elle abreuve les rubriques de faits divers, irrigue le débat public, et se glisse, plus discrètement, dans nos discussions privées : procès historiques, surpopulation carcérale, régimes des peines, fusions et acquisitions de grandes entreprises, élaboration de la loi et conséquences de son application… La justice n’est pas une abstraction : elle est déjà là, tout autour de nous. Évidemment, elle suscite des critiques. Elle est dite lente, imparfaite, insuffisante ou décevante aux yeux de ceux qui y ont recours. Ces reproches sont entendues et nous ne pouvons les passer sous silence. Et c’est heureux : une justice que l’on ne questionnerait plus, immuable et figée dans le marbre, ne serait plus la justice d’une démocratie comme la nôtre ou de notre État de droit. Mais attention : cette critique légitime de nos institutions judiciaires ne saurait conduire à la remise en question hâtive de nos missions. L’erreur – manifeste – est plus douloureuse encore lorsqu’elle…