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Le nom de ce qui manque

Par Zona Zarić

La justice n’est ni loi ni équilibre; elle échappe à toute définition pour demeurer un appel incessant à répondre de l’autre – à maintenir vivant le tremblement du juste dans un monde incertain.
Il est des mots qui survivent à toutes les définitions, des mots qui résistent à leur usage, comme si la langue, en les prononçant, se souvenait d’un absolu dont elle ne saurait se défaire. Justice appartient à cette famille de mots intranquilles, hantés par leur propre promesse. Elle n’est ni un principe ni une institution, mais une tension – peut-être la plus haute tension de l’humain : celle de vouloir donner à chacun ce qui lui revient, tout en sachant que nul partage ne peut être parfait.

Depuis les Grecs, la justice se tient au croisement du droit et du destin. Pour Platon, elle est l’harmonie intérieure de la cité et de l’âme, l’ordre invisible qui rend chaque chose à sa juste place. Pour Aristote, elle devient proportion, mesure, logos en acte dans le monde commun. Et pourtant, dans ce passage du mythe à la raison, quelque chose se perd : le tremblement du juste, la conscience tragique de ce que toute justice est aussi injustice pour quelqu’un.

La modernité a voulu refermer cette blessure. Elle a voulu une justice rationnelle, codifiée, universelle – un système de droits garantis, un horizon de calculs et de réparations. Mais la justice, précisément, déborde ce qui la calcule. Elle ne s’épuise ni dans la loi ni dans la morale, car elle porte en elle une exigence qui excède tout ordre établi. C’est pourquoi, comme le rappelait Emmanuel Lévinas, la justice n’est jamais première : elle naît de la rencontre avec l’autre, de ce visage qui déloge de soi-même et oblige à répondre. Elle est, avant tout, responsabilité. Responsabilité sans mesure. Car le visage ne demande pas : il ordonne. Il ne réclame pas un droit : il exige une réponse. En ce sens, la justice n’est pas la symétrie mais la dissymétrie même, l’asymétrie du rapport à autrui. Elle ne commence pas dans la loi, mais dans le tremblement de celui qui comprend qu’il n’est pas seul au monde. Si la politique s’efforce d’établir l’égalité, la justice, elle, commence dans l’inégalité fondamentale – celle qui fait que l’autre compte plus que moi.

Jacques Derrida a poussé cette pensée à son extrême : la justice est ce qui interrompt le droit. Non pas pour le ruiner, mais pour en rappeler la finitude. Il distingue deux justices, comme deux régimes de notre rapport au monde : la justice conditionnelle et la justice inconditionnelle. La première, celle de la vie courante, s’organise selon les contraintes politiques et juridiques ; elle sanctionne, répare, compense. Elle est une économie du juste, soumise à la mesure, au calcul, à la restitution du tort. C’est celle du jugement, du contrat, de la faute et de la peine. Elle a besoin de règles, de codes, d’institutions, parce qu’elle doit trancher ici et maintenant, dans la contingence du monde. Mais, pour être crédible, une politique de justice ne peut s’arrêter là : elle doit se référer à un principe qui la dépasse. Ce principe, c’est la justice inconditionnelle – celle qui ne relève d’aucun droit, d’aucune norme, d’aucun calcul. Elle est indémontrable, « indéconstructible », incalculable. Elle ne vise pas à réparer, mais à accueillir. Elle n’appartient pas au temps, mais à l’appel qui le traverse. Comme le don ou le pardon absolu, la justice inconditionnelle est l’expérience de l’impossible. Elle est une aporie : impossible à réaliser, mais impossible à suspendre.

Et c’est dans cette aporie que se joue tout. D’un côté, il faut exiger la justice infinie, l’appeler, la vouloir, la demander sans relâche ; de l’autre, il faut décider, appliquer une règle, faire droit à la finitude. Comment rendre justice sans trahir la justice ? Comment accueillir l’infini sans le réduire à la loi ? Toute décision juste se tient dans cette tension entre l’absolu et le calcul, entre l’inconditionnel et le conditionné. Pour Derrida, c’est là que réside l’essence même du politique : dans cette zone de déchirure où le serment de justice implique toujours un risque, un parjure, une hospitalité au pire. Il faut une justice infinie, mais il est impossible de la faire exister sans institutions – police, tribunaux, coercition. C’est une contradiction nécessaire, et c’est précisément cette contradiction qui sauve la justice de la pure abstraction.

Derrida part d’une expression idiomatique anglaise : to enforce the law. La justice, dit-il, ne peut devenir justice « en droit ou de droit » qu’à détenir une force. Elle doit donc se confronter à ce que Pascal appelait le fondement mystique de la justice : la loi n’est pas appliquée parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle est loi. Sa performativité repose sur une autorité sans origine, sur une légitimité non fondée. C’est de ce vertige que naît la nécessité de la déconstruction : si le droit est construit, il est donc déconstructible, et c’est dans cette déconstruction que s’abrite la justice. Déconstruire, c’est rendre la loi à son instabilité, ouvrir le droit à sa propre précarité. Derrida ne prône pas la ruine du droit : il appelle à sa réinvention permanente. L’accueil inconditionnel du juste ne suffit pas : il faut, à chaque fois, réinventer le droit à partir de la singularité de la situation. C’est cela, la déconstruction : non pas destruction du droit, mais fidélité à ce qui en fait vaciller les certitudes. Et c’est pourquoi il pouvait dire : la déconstruction est la justice. Parce qu’elle est le geste même par lequel nous gardons ouverte la possibilité du juste. Parce qu’elle refuse de clore, de totaliser, de décréter qu’une fois pour toutes, le droit a dit le vrai. La déconstruction est la veille du politique, la vigilance qui empêche le monde de se figer dans la certitude de sa propre légitimité.

Il ne s’agit donc plus de savoir ce qu’est la justice, mais où elle manque. C’est pourquoi elle demeure toujours à venir. Non pas parce qu’elle est différée, mais parce qu’elle est interminable. Peut-être faut-il dès lors la penser autrement : non plus comme un idéal, mais comme une pratique. Non pas ce qu’on attend, mais ce qu’on fait, ici et maintenant, dans la fragilité du lien. Il n’y a pas de justice abstraite : il n’y a que des gestes justes. Un regard qui répare, un mot qui relève, un silence qui écoute. C’est dans ces interstices du quotidien que se tisse le véritable tissu du juste. Ce que Joan Tronto appelle le care – l’attention, la sollicitude, le souci des autres – n’est pas autre chose que la justice en actes minuscules, une politique du lien plutôt qu’une arithmétique des torts. Mais il ne faut pas confondre douceur et justice. Le soin sans exigence devient complicité. La compassion sans critique devient domination. La justice véritable exige de la lucidité, de la colère, de la distance. Elle suppose un conflit intérieur, une lutte entre l’amour du monde et le refus de son ordre. C’est pourquoi toute justice est d’abord insoumission : à la fatalité, à l’injustice, au consentement. Elle est ce moment où l’on dit non – et ce non ouvre la possibilité d’un nous.

La justice n’est donc pas l’équilibre, mais l’inquiétude. Elle n’est pas le repos de la loi, mais son sursaut. Elle n’est pas la paix, mais le tremblement du monde lorsqu’il se sait injuste. Et peut-être est-ce cela, finalement, qu’il faut entendre par justice à venir : non pas une promesse différée, mais un appel qui ne cesse jamais de revenir, dans le langage, dans le droit, dans nos gestes. Un appel à tenir, malgré tout, dans la nuit du monde, le nom de ce qui manque.

Zona Zarić, formée à l’École normale supérieure, est chercheuse à l’Institut de philosophie et de théorie sociale de l’Université de Belgrade et au Center for Critical Democracy Studies (Université américaine de Paris). Elle est l’autrice de Soin et compassion : un nouveau paradigme pour la philosophie politique ? (éd. Hermann 2021) et Nancy Fraser and Politics (Edinburgh University Press, 2024).

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La justice n’est ni loi ni équilibre; elle échappe à toute définition pour demeurer un appel incessant à répondre de l’autre – à maintenir vivant le tremblement du juste dans un monde incertain. Il est des mots qui survivent à toutes les définitions, des mots qui résistent à leur usage, comme si la langue, en les prononçant, se souvenait d’un absolu dont elle ne saurait se défaire. Justice appartient à cette famille de mots intranquilles, hantés par leur propre promesse. Elle n’est ni un principe ni une institution, mais une tension – peut-être la plus haute tension de l’humain : celle de vouloir donner à chacun ce qui lui revient, tout en sachant que nul partage ne peut être parfait. Depuis les Grecs, la justice se tient au croisement du droit et du destin. Pour Platon, elle est l’harmonie intérieure de la cité et de l’âme, l’ordre invisible qui rend chaque chose à sa juste place. Pour Aristote, elle devient proportion, mesure, logos en acte dans le monde commun. Et pourtant, dans ce passage du mythe à la raison, quelque chose se perd : le tremblement du juste, la conscience tragique de ce que toute justice est aussi injustice pour quelqu’un. La modernité a voulu refermer cette blessure. Elle a voulu une justice rationnelle, codifiée, universelle – un système de droits garantis, un horizon de calculs et de réparations. Mais la justice, précisément, déborde ce qui la calcule. Elle ne s’épuise ni dans la loi ni dans la morale, car…

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