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La foi dans l’État de droit

Par Olivier Beauvallet

Fracture interne, contradictions de la démocratie, amère déception voire trahison des valeurs : malgré les doutes, Robert H. Jackson a toujours défendu la Constitution et les institutions.
Parmi les failles au cœur de la société occidentale, que l’on croyait solidement construite sur les principes du droit, il en est une, ancienne et profonde, obscurément creusée jusqu’au cœur de la démocratie. Si le pouvoir était un magma, ce qu’il est sans doute si l’on en croit Foucault, une fissure serait apparue à la croûte de son exercice, entre ses titulaires et les gardiens de son contrôle. Débridé, ce feu porterait la menace d’un embrasement général et d’engloutir nos institutions.

Après des décennies au cours desquelles la prodigalité de l’État-providence nous avait épargnés, les vieux fléaux semblent ressurgir. Contre la maladie, la misère et la guerre, reste notre foi en l’État de droit.

La démocratie se drape de principes inaliénables que la réalité dévoile sous un jour différent. Elle admet la binarité des scrutins ou au contraire la dispersion des voix pour assurer la représentation du peuple, sans jamais y parvenir vraiment. De l’extérieur, l’État de droit est un jardin de promesses dont le rayonnement, depuis les Lumières, émerveille les peuples. À l’intérieur, il se présente plutôt comme un théâtre de contradictions ; un espace mobilisé à la demande, électrisé par des revendications nombreuses qu’il peine à ordonner et à satisfaire. L’État de droit serait, pour les uns, une fracture interne, une contradiction dans la démocratie. Et pour d’autres, une amère déception sinon une trahison démocratique.

L’État de droit se trouve au parlement ou au prétoire. Robert H. Jackson (1892-1954), juriste américain, a connu les deux. D’abord au cœur de l’administration du président Roosevelt, il a cherché à résoudre la complexité de ces équations par un attachement aux valeurs de son pays, c’est-à-dire à la Constitution des États-Unis et au Bill of Rights, interprétés à la lumière du contexte contemporain. La conservation de ce texte depuis 250 ans permet, pour lui, l’exercice de l’entière souveraineté et de toutes les libertés, y compris l’institutionnalisation des révolutions par la voie des élections pour renverser les gouvernements. L’acceptation de cet héritage, sans condition et sans inventaire, autorise l’individualisme à un degré probablement inconnu du reste du monde, y compris dans les démocraties qui l’ont pourtant pris comme modèle. Mais l’individualisme n’est pas l’exubérance ou l’abandon dans la mesure où chaque comportement individuel revêt une portée générale. L’individualisme n’exclut pas la nation.

À l’été 1929, les États-Unis connaissent une période de prospérité qui semble ne jamais devoir s’achever. Mais, entre 1929 et 1932, la dépression économique provoque une profonde crise sociale et morale. En 1933, 15 millions de personnes sont au chômage, soit 25 % de la population active.

Le pouvoir politique se trouve déjà dans les mains des élites économiques qui concentrent toutes les activités et les industries, décident de la législation, fiscale et sociale notamment, et limitent la redistribution des richesses à leur ruissellement naturel. Le désarroi des Américains est grand, tant les biens et les valeurs se concentrent, tandis que les dépossédés augmentent.

Hitler accède au pouvoir en Allemagne en janvier 1933 alors que les élections américaines désignent Roosevelt un mois plus tard. D’une part, une politique paranoïaque et ténébreuse, de l’autre une politique confiante et généreuse. Au croisement de ces trajectoires, un choix essentiel : la loi du chef ou l’État de droit.

Pour Jackson, l’élévation de Roosevelt est une révolution permise par les institutions. Ainsi, avec les élections de 1932, « ce changement pacifique a donné naissance à l’administration la plus puissante de tous les temps. Désormais, l’espoir des États-Unis est que des foyers modestes, sans gloire ni richesse, sortent des hommes et des femmes qui se préparent et se développent jusqu’à la maîtrise de l’industrie et de la politique. Aucune administration ne les a jamais autant encouragés à essayer de nouveaux domaines, à expérimenter, à avoir l’esprit ouvert au monde, à se débarrasser des vieilles traditions et à tracer leur propre chemin. »

À la crainte souvent exprimée que le nouveau gouvernement ne détruise l’initiative individuelle par l’aide qu’il apporte aux plus modestes, Jackson répond en distinguant un individualisme sauvage, inspiré de Herbert Spencer, et un individualisme social. Sous l’administration précédente, celle de Hoover, l’individualisme sauvage a autorisé l’implacable survie du plus fort mais au prix du lien social : « Le résultat de la crise et qu’il a incité les gens à travailler et ne leur a pas donné d’emploi ; il les a incités à épargner et les faillites bancaires, les saisies et la chute des valeurs ont anéanti leurs économies. » En revanche, l’individualisme tel que Jackson le conçoit voudrait qu’un homme dispose du produit de son travail afin d’être incité à travailler tant qu’il le peut. Cet individualisme devient social par la portée globale que revêtent les actes individuels et l’anticipation des moyens nécessaires à son existence après la cessation de son activité professionnelle : « Lorsque la nourriture, le logement, les vêtements, l’éducation et les opportunités dépendent tous d’un échange de travail contre un salaire, puis d’un échange de salaire contre des marchandises, l’individualisme revêt une signification différente. »

Robert Jackson conçoit la démocratie comme un espace unique où coexistent initiatives individuelles (y compris économiques) et protection sociale. Il se fait zélateur d’une politique de relance et de redistribution au point d’accepter, en février 1934, le rôle ingrat d’« avocat des publicains » au sein de l’administration Roosevelt. Il ne fait aucun doute pour lui que la politique fiscale qu’il anime, pourvu qu’elle soit équitable et bien comprise, contribue par l’adhésion à l’impôt, à consolider les institutions. La démocratie est un espace civique où l’on discute de la part revenant à chaque citoyen.

Après-guerre, Robert Jackson change de rôle. Le 21 novembre 1945, il se présente, seul, dans la salle d’audience du tribunal de Nuremberg, unique espace préservé au milieu des ruines. Il s’élève contre une menace globale incarnée dans des criminels contre l’humanité, hommes déchus par leur orgueil, qui « ont voulu ignorer la loi » et dont « le programme a fait fi de toutes les lois ». Pour lui, « le privilège d’ouvrir la première audience du procès contre la paix mondiale entraîne une lourde responsabilité. Les méfaits que nous avons à condamner et à punir font preuve d’une telle vilenie et ont été si nuisibles que la civilisation ne pourrait se permettre de passer outre, parce qu’elle ne pourrait continuer à exister si jamais ils devaient se répéter. »

Au fond, l’affaire portée au Tribunal Militaire International de Nuremberg par le procureur américain dépasse largement la question de la culpabilité d’une vingtaine d’individus dont le destin est de peu d’importance même « s’ils représentent des influences sinistres qui se dissimuleront de par le monde ». Bien plus fondamentale, quasiment eschatologique, « la question n’est pas de savoir comment rendre la guerre impossible, mais comment une procédure, fondée sur le droit des gens, pèsera dans la balance pour préserver désormais la paix et pour permettre aux hommes et aux femmes de bonne volonté de vivre libres et sous la protection de la loi ».

Vivre libres et sous la protection de la loi ? N’y aurait-il pas ici un pacte faustien, une sorte d’injonction contradictoire ? Pour Jackson, l’office du juge offre l’issue de cette aporie. On peut vivre en démocratie, c’est-à-dire libre et en même temps soumis à la loi, si cette volonté générale permet l’expression individuelle et repose sur l’égale dignité des personnes. Le respect des procédures, législatives ou judiciaires, apporte, pour Jackson, les meilleures garanties contre les excès individuels ou les dérives institutionnelles. Pour avoir essuyé les annulations successives des lois du New Deal, il le sait d’expérience.

En juillet 1941, Robert H. Jackson est nommé à la Cour suprême par Roosevelt. Il y siègera jusqu’à son décès en 1954, soit pendant treize ans avec une césure à Nuremberg entre mai 1945 et octobre 1946. Il a ainsi successivement occupé les trois plus grandes postes judiciaires du pays.

Il ne fait aucun doute pour Jackson que la Cour suprême incarne un authentique pouvoir institutionnel face à l’exécutif et au législatif mais aussi un pouvoir particulier en raison de ses caractéristiques susceptibles de la rendre antidémocratique, puisqu’elle règle en dernier ressort les litiges de toutes sortes portés devant elle. Mais existe-t-il un seul pouvoir qui ne soit pas enclin à l’abus. Il décrit dès lors le judiciaire comme un « pouvoir passif », c’est-à-dire qui n’insuffle pas de politique publique mais vérifie la conformité constitutionnelle des décisions prises par le Président ou le Congrès. Il adopte alors une posture de modération judiciaire dans le contrôle de la multitude de normes ou de règlements.

Cette subtilité n’est pas parvenue jusqu’à nos rivages. Alors que la nature du judiciaire en France donne encore matière à débats constitutionnels, il est possible d’en déduire une méfiance persistante à l’égard des contre-pouvoirs dans notre société. Pourtant le rôle croissant confié au juge par le peuple – par exemple la question préalable de constitutionalité, permettant d’annuler une délibération du parlement, de réécrire ou de censurer la loi – appelle dans l’État de droit à reconsidérer la place des tribunaux. Ils sont devenus le lieu où s’exerce « le pouvoir de tous et de chacun de s’opposer aux autres pouvoirs et de revendiquer de nouveaux droits individuels et collectifs ».

La pratique de Jackson se caractérise par un souci de cohérence de la jurisprudence de la Cour suprême. Il se sait doter du pouvoir ultime de maintenir ou d’effacer les ordres exécutifs, les lois du Congrès et les jugements des décisions subalternes. Il approuve sans doute Montaigne dans cette proposition : « Il faut juger sobrement des choses grandes et hautes. » Il emploie cependant une expression plus alerte : « Nous ne sommes pas définitifs parce que nous sommes infaillibles, mais nous sommes infaillibles uniquement parce que nous sommes définitifs. » Il se refuse généralement à provoquer l’instabilité du droit par des décisions intempestives venant troubler l’ordre juridique. Il s’y résout parfois car : « Renverser un précédent introduit toujours un certain désordre […]. Mais cela n’est rien comparé au fait de maintenir dans nos livres des énoncés auxquels nous-mêmes n’accordons foi et crédit que si l’issue nous convient ».

La fonction du juge est bien celle d’un gardien des libertés individuelles contre les intrusions du pouvoir. Ce faisant il est aussi gardien des institutions quand il censure l’abus du pouvoir. Il intervient ainsi avec véhémence lorsqu’un délinquant réitérant fait l’objet d’une décision judiciaire préventive, en application de l’Habitual Criminal Sterilization Act, de vasectomie afin de protéger la société de sa progéniture : « Il existe des limites à ce qu’une majorité parlementaire peut voter concernant des expériences biologiques au détriment de la dignité, de la personnalité et des capacités naturelles d’une minorité – même lorsqu’il s’agit de personnes reconnues coupables de ce que la majorité définit comme des crimes. »

Il s’oppose à plusieurs reprises aux mesures de ségrégation. En 1944, alors que la législation discriminant les américains d’origine japonaise en les déportant des côtes occidentales revient devant la Cour suprême, Jackson dénonce l’incongruité de la situation de Korematsu, qui « a été condamné pour un acte qui n’est généralement pas considéré comme un crime. Il s’agit simplement du fait d’être présent dans l’État dont il est citoyen, près de l’endroit où il est né et où il a vécu toute sa vie. »

Dix ans plus tard, à l’unisson avec la Cour suprême, il met fin à la situation juridique ayant autorisé, pendant 60 ans, la ségrégation à l’école en revenant sur un vieil arrêt de la Cour suprême qui avait autorisé le système soi-disant d’éducation « séparée mais égale ».

Homme de pouvoir et homme de loi, Jackson aura exercé le premier par le moyen de la seconde en cherchant toujours, face à la débâcle économique, à la guerre mondiale ou aux crises socio-politiques, à maintenir la constitution et les institutions. Aucun doute, 70 ans après sa mort, qu’il a contribué, par la sagesse du juriste et la puissance de son écriture, à l’édification d’un État de droit que certains voient aujourd’hui vaciller. Ainsi se dégage une interrogation de notre temps : quel est notre attachement aux institutions ? 

Olivier Beauvallet est magistrat et docteur HDR en droit. Initialement juge d’instruction en France, il a aussi servi dans plusieurs juridictions internationales. Il est l’auteur de nombreux travaux, principalement consacrés au fonctionnement judiciaire. Avec Yves Ternon, il a récemment publié Robert H. Jackson : Faire campagne pour la justice, éd. Michalon, 2025. Toutes les citations de Jackson sont tirées de cet ouvrage....

Fracture interne, contradictions de la démocratie, amère déception voire trahison des valeurs : malgré les doutes, Robert H. Jackson a toujours défendu la Constitution et les institutions. Parmi les failles au cœur de la société occidentale, que l’on croyait solidement construite sur les principes du droit, il en est une, ancienne et profonde, obscurément creusée jusqu’au cœur de la démocratie. Si le pouvoir était un magma, ce qu’il est sans doute si l’on en croit Foucault, une fissure serait apparue à la croûte de son exercice, entre ses titulaires et les gardiens de son contrôle. Débridé, ce feu porterait la menace d’un embrasement général et d’engloutir nos institutions. Après des décennies au cours desquelles la prodigalité de l’État-providence nous avait épargnés, les vieux fléaux semblent ressurgir. Contre la maladie, la misère et la guerre, reste notre foi en l’État de droit. La démocratie se drape de principes inaliénables que la réalité dévoile sous un jour différent. Elle admet la binarité des scrutins ou au contraire la dispersion des voix pour assurer la représentation du peuple, sans jamais y parvenir vraiment. De l’extérieur, l’État de droit est un jardin de promesses dont le rayonnement, depuis les Lumières, émerveille les peuples. À l’intérieur, il se présente plutôt comme un théâtre de contradictions ; un espace mobilisé à la demande, électrisé par des revendications nombreuses qu’il peine à ordonner et à satisfaire. L’État de droit serait, pour les uns, une fracture interne, une contradiction dans la démocratie. Et pour d’autres, une amère déception…

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