Dans cette petite ville, la justice a parfois offert des drames plus saisissants que le théâtre voisin. En 2004, lors du procès d’Outreau, un retournement spectaculaire a fait vaciller trois ans d’instruction.
C’est avec stupéfaction que je lis que Saint-Omer, quatorze mille habitants, compte un très beau théâtre à l’italienne, avec ses tentures rouges, bâti sous Louis-Philippe. Pendant de longues décennies, il fallait être bien renseigné pour le savoir : caché au milieu d’un bâtiment qui servait d’Hôtel de Ville – la fonction que je lui connaissais – il avait fermé en 1973 pour cause de vétusté et n’a rouvert qu’en 2019. La municipalité a alors posé sur le fronton ces sept lettres, THEATRE, en omettant les accents, parce que rien n’est parfait dans ce bas monde, ou parce que l’Angleterre n’est pas loin, si on préfère. Peut-être cette sous-préfecture tranquille n’avait-elle pas besoin de théâtre. Peut-être compensait-elle avec le spectacle qui s’est joué presque toute l’année à deux cents mètres de là, aux assises du Pas-de-Calais.
La cour ! Attraction tantôt très courue, tantôt pas du tout. Néanmoins, on ne saurait trop conseiller d’aller voir ce monde clos de rituels antiques, de personnages au caractère trempé (certains en robe, rouge ou noire selon leur rôle), de joutes rhétoriques, de tragédies intimes et de rebondissements prévus d’aucun acteur ni auteur. Il offre une dramaturgie si riche qu’elle a inspiré écrivains et cinéastes.
Saint Omer est ainsi le titre d’un film d’Alice Diop. En l’absence de trait d’union, on attendrait une vie du fondateur de la cité, évêque du VIIe siècle. Ce long métrage, en réalité, reconstitue le procès en 2016 d’un infanticide. J’y ai admiré la façon dont sont filmés la salle des assises et ses environs, dans la vieille ville. La réalisatrice, transformée en personnage de fiction, Rama, une universitaire, se met en scène assise sur les bancs du public et dans une chambre à l’hôtel Les Frangins, à quelques pas du palais de justice.
Les journées aux assises et les soirs dans cet établissement, dans ce petit périmètre près de la cathédrale et des anciens remparts, voilà un voyage un peu spécial. Je l’ai fait moi-même. Et j’ai assisté, le 18 mai 2004, à l’un des moments les plus spectaculaires qu’on puisse imaginer devant une juridiction.
Il n’a suscité aucune fiction. Pourquoi certains procès accèdent à la littérature ou au cinéma et d’autres non, cela relève du mystère de la création. L’instant dramatique dont je parle a été raconté, dans les médias le jour même et le lendemain, dans des livres de journalistes ensuite (j’imagine, car je ne les ai pas lus). Il a été narré par des confrères qui, je peux le dire avec la certitude du témoin direct, n’y ont pas assisté : tous avaient déserté les lieux.
Dans La mort n’oublie personne de Didier Daeninckx, le narrateur qualifie les habitants de Saint-Omer de « chouans du Nord ». Chouans, pas vraiment, sinon je suppose qu’ils auraient empêché que le palais épiscopal, confisqué lors de la Révolution, se mue en palais de justice en 1795. Des procès retentissants ont marqué l’histoire du lieu, dont les quatre condamnations à mort de la « bande Pollet », en 1908, ou la perpétuité pour un ancien maire qui avait déguisé l’assassinat de sa femme en accident, Armand Rohart, défendu par une légende des prétoires, René Floriot, en 1969. Aucun n’a fait autant de bruit que celui de l’affaire d’Outreau.
Outreau, comme beaucoup le savent, est un nom de ville sali à jamais par un dossier de viols d’enfants jugé deux fois, en première instance à Saint-Omer, de mai à juillet 2004. Dix-sept accusés, dix-huit victimes mineures, une instruction marquée par des récits horribles d’orgies tous âges mêlés, de réseau de prostitution d’enfants franco-belge, et du meurtre d’une petite Belge, quelques années après l’affaire Dutroux, sans oublier la mort suspecte d’un homme mis en examen… Grosse affaire.
Entre collègues de l’AFP Lille, nous nous étions répartis les journées d’audience. Je relis ce que j’en raconte à l’époque, je n’en ai pas retenu les détails. Et je me rappelle l’insouciance de mes vingt-six ans, ma vie sans enfant et mon détachement vis-à-vis de l’horreur des faits allégués. Aux victimes, qui ont de six à quinze ans au moment du procès, alors que j’ai envie de rejeter le plus loin possible tout ce qui m’est resté de cet âge, comme aux accusés, presque tous parents, la plupart en détention, je ne m’identifie pas. Tant mieux. Car mes comptes-rendus d’audience en témoignent : à Saint-Omer, je vois et j’entends des choses ahurissantes, très dures.
Lors de mon premier jour, le lundi 10 mai, Thierry Delay, vraiment effrayant avec sa corpulence d’ours et sa barbe brune, répond à son avocat, après trois ans de dénégations, que oui, il a bien violé ses quatre fils. Quand on lui demande combien de fois, lors des cinq années qu’a duré cette infamie d’après les enquêteurs, il lâche, contre toute attente :
— Deux, trois fois par semaine.
A-t-il employé certains des ustensiles évoqués lors de l’instruction, qui font frémir ? Il se récrie :
— Je l’ai fait qu’avec mon sexe.
Le 12 mai, une accusée qui reconnaît sa culpabilité raconte au terme de quel enchaînement, sous l’emprise d’un compagnon violent, elle en est arrivée à commettre des agressions sexuelles, durant trois mois, sur les quatre enfants de ses voisins de palier, les Delay, et les deux de son compagnon :
— Au début, on allait chez eux pour parler de tout et de rien. Au fur et à mesure ça a engendré les discussions d’attouchements, tout ça. Et après, ça s’est fait.
À ce stade des débats, parmi les dix-sept accusés, trois lignes de défense se confrontent. Deux hommes, Thierry Delay et son voisin, reconnaissent être des violeurs, et n’incriminent qu’eux-mêmes et leur compagne ou conjointe, soit quatre personnes. Ces deux dernières, dont l’ex-femme de Delay, Myriam Badaoui, avouent aussi des viols ou agressions sexuelles, tout en impliquant l’ensemble des dix-sept accusés. Enfin, les treize accusés restants nient en bloc, dénonçant des affabulations qu’aurait prises pour argent comptant le jeune juge d’instruction, un certain Fabrice Burgaud.
Le lundi 17 débutent les auditions qui vont faire éclater les lignes : celles des enfants victimes, en commençant par deux garçons Delay. Ces dernières ayant lieu à huis clos, la presse ne les voit pas et proteste. Le mardi 18, une retransmission dans la salle d’à côté est mise en place. De ce procès qui dure depuis deux semaines déjà, c’est la journée la plus éprouvante. Une assistante maternelle raconte dans quel état psychologique déplorable elle a recueilli deux garçons Delay. Ensuite le puîné, l’enfant qui a lancé l’affaire en dénonçant son père à huit ans, et qui en a maintenant douze, est longuement interrogé. Sa mère, Myriam Badaoui, souffre en le voyant. C’est la première fois depuis trois ans… Il lance, en pleurs, ces mots qui nous serrent tous la gorge :
— Je voudrais dire à mon papa et à ma maman : même s’ils m’ont fait ça, je les aime encore. Je voulais pas que ça arrive, je voulais avoir une vie comme les autres et avoir une famille normale.
Passé 18 heures, cet enfant traumatisé cède la place à une assistante sociale convoquée comme témoin. Tous les journalistes regagnent leur hôtel pour écrire dans le silence. Sauf moi. Depuis la petite pièce qui fait office de salle de presse, au rez-de-chaussée, soit un étage en dessous des assises, je dépeins l’impression laissée par ce garçon qui accuse tout le monde de viols sans distinction. Puis je retourne regarder la retransmission.
Cette audition de l’assistante sociale, que je prends en cours, suscite l’ennui. Le son est mauvais, les questions portent sur les défaillances des services de protection de l’enfance. J’écoute par stricte conscience professionnelle. Couvrir un procès pour l’AFP, c’est souvent rassurer ses confrères : « Tu restes ? Et tu nous racontes s’il se passe quelque chose ? » Oui, bien sûr. On n’a pas trop le choix.
La mère, épuisée nerveusement, est interrogée par son avocate, incidemment, sur une incohérence du dossier. Parmi la multitude de personnes qu’elle a accusées d’être venues dans son HLM violer ses fils, elle semble en avoir rencontré certaines pour la première fois dans le bureau du juge d’instruction. Des gens qu’elle n’avait aucune raison de connaître. On lui tend un micro, pour que ceux qui seraient assez acharnés pour écouter encore la retransmission entendent quelque chose. Elle avoue, enfin, qu’après avoir appris que ses fils, à la sortie de l’école ou au supermarché, désignaient des adultes au hasard comme violeurs, elle a eu l’idée d’aller dans le même sens. Par ces trois phrases :
— Monsieur le président, je ne sais pas comment vont le prendre Messieurs et Mesdames les jurés. Ce n’est pas évident de dire que les enfants sont des menteurs. J’ai suivi.
Et de disculper treize accusés, en criant, doigt tendu vers chacun d’eux :
— Roselyne, tu n’as rien fait !
Les prénoms défilent.
— Dominique, tu n’as rien fait !
Et ainsi de suite. Elle crie même à la cour ce qui lui a pris :
— Je suis une malade, une menteuse, j’ai menti sur tout ! Pourquoi ? Parce que j’ai suivi les enfants. Je voulais pas qu’on me traite de menteuse, déjà petite…
Puis elle s’effondre sur son pupitre en pleurant. D’autres craquent en même temps. Sur le grand écran, je vois des avocats consoler leur client(e) aux quatre coins de la salle, tandis que la bande son est un flot chaotique de sanglots et de cris de douleur. Si c’était du théâtre, ce serait une pièce expérimentale, anarchique et dérangeante, au risque de paraître surjouée, ou alors une tragédie classique avec lamentations du chœur.
Une fois le calme à peu près revenu, la co-accusée, co-accusatrice, est appelée à la barre. Alors, Madame ?
— Ben en fait... quand j’ai accusé ces personnes c’est parce que j’ai entendu Myriam les citer et je sais que c’est pas bien. C’était sur sa demande.
Les avocats de la défense, méfiants, viennent un à un poser la même question à ces deux accusées qui chargeaient tout le monde : mon client est-il innocent ? ma cliente est-elle innocente ? Oui, oui. Faisons-le acter à la greffière alors. Certains aimeraient poursuivre ces débats. Le président de la cour, dont le flegme et l’élocution distinguée, depuis le début, tranchent de manière quasi comique avec la tension autour, préfère arrêter.
— Ça nous laisse la journée de demain pour vider cet abcès, si l’on peut dire.
L’audience est levée. Et moi je vais pouvoir raconter ça : trois ans d’instruction qui s’effondrent en quelques minutes, avec le revirement d’une mère à bout de nerfs. Je descends en vitesse vers la salle de presse. J’appuie sur la clenche, comme on dit dans le Pas-de-Calais. Quoi ?! C’est barré, avec à l’intérieur mon ordinateur et mon téléphone portable.
Garder son calme. Trouver la solution. Sortir, traverser la cour, sonner à l’appartement des concierges du palais de justice, un couple logé sur place. J’interromps le souper :
— Bonsoir… Excusez-moi, je suis journaliste, et vous avez fermé la salle de presse… Vous pourriez la rouvrir ? Mon ordinateur est à l’intérieur.
Le concierge part chercher ses clés. Cela prend un certain temps. Chaque minute qui passe repousse le moment où je pourrais donner l’info. Mais les concurrents ne rappliquent toujours pas. L’effet de surprise est préservé, l’exclusivité est pour nous.
Une fois la salle de presse rouverte, j’allume mon ordinateur, toujours sans m’affoler. Je tape ma dépêche, en restant concentré, un « Urgent » comme on l’appelle, d’un paragraphe. Elles avouent avoir menti. J’envoie ça, pour relecture, à mes collègues à Lille, et je les appelle : accrochez-vous, il y a du lourd.
La dépêche est publiée à 19h18. Enfin débarque la fine fleur des chroniqueurs judiciaires, prévenue par… nous, par les rédactions parisiennes qui nous ont lus. La mêlée des interviews se met en place. Dans la cour du palais, à l’heure où commence à tomber le jour, des accusés, ceux qui ont la chance de comparaître libres, pleurent de soulagement ou sourient, devant les caméras.
Le lendemain, un confrère me glisse :
— Mais dis-moi… T’as mis un certain temps à donner l’info.
Un peu amer, j’imagine, d’avoir raté ce grand moment. Je n’ai jamais su comment il s’était rendu compte du décalage. Un acteur du procès a dû s’étonner devant lui que la cavalerie médiatique arrive si tard.
— La salle de presse était fermée à clé, et tout mon matériel était dedans.
Hugues Honoré est journaliste à l'AFP depuis 2001. Il a couvert de multiples sujets, dont les faits divers, la littérature, les sports ou la finance, depuis Paris, Nancy, Lille, Washington et Stockholm....
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