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Pierre Adrian
Je suis dans la voiture d’un ami. Marc a les lointaines manières de son beau-père, le poète Xavier Grall. C’est un anar aux cheveux longs, un bourru, un sauvage au grand cœur. Ce dimanche d’hiver, dans le matin mouillé, nous transperçons la petite campagne au-dessus de Concarneau. « Finistère, ici commence le monde et la musique du monde », chantait le barde né et enterré à Landivisiau. Derrière les talus, le pays est roux toujours. L’automne n’en a pas encore fini. Nous filons par les ribines, les chemins de traverse ivres de songes. Passons par des hameaux que nous désertons aussitôt, avec les églises en granit et les calvaires aux carrefours. Marc connaît toutes les routes. Il conduit à l’aveugle tassé sur son volant. Dans sa veste en cuir, sous sa longue crinière cendreuse, il se tait ou bien il jure pour faire passer le temps. Et le stress. Ce week-end de décembre, nous rendons hommage à Xavier Grall mort il y a quarante ans. On l’honore comme on peut, par la discute des livres et par la chanson. Il convient d’être à la hauteur. Nous ne sommes jamais à la hauteur.
Xavier Grall
Ancien grand reporter à Ouest-France, Marc a gardé ses mauvaises habitudes de journaliste. Il vit avec une petite radio dans la tête et France Inter s’allume en même temps que le contact. À travers les sous-bois trempés où les arbres chialent, la musique des mots barbares recommence : vaccins, hôpital, réanimation, admission… Marc éteins, bon Dieu ! La santé est devenue la vie. Elle l’a remplacée. Et nous sommes tous devenus des hypocondriaques névrosés. À se regarder, à s’observer. Aussi n’a-t-on jamais autant parlé d’hôpital alors que nous n’avons jamais autant tu la mort. Étrange paradoxe. On finit par oublier que certains souffrent vraiment.
Le souvenir de Xavier Grall mêlé aux voix de cette maudite autoradio fait ressurgir dans ma mémoire les écrivains de l’hôpital. Ces grands qui sont passés là où la plupart d’entre nous meurent et mourront. Je me dis alors qu’il conviendrait de réunir les poètes du brancard, les plumes en réa. Grall, dévoré par un emphysème pulmonaire y fit justement quelques séjours. Et si le poète a d’abord chanté les rires et les pleurs de l’Aven, la sône des pluies et des tombes, il a aussi raconté l’hosto. Le 15 juin 1978, depuis son lit, il écrit : « Hôpital de Quimperlé. Chambre 14. C’est un lieu confortable mais strict. Qui hésite entre l’anonymat hôtelier et la salle d’attente. Mais un hôpital n’est-ce pas cela aussi : un abri transitoire d’attente. Attendre quoi ? La vie, la mort ? » L’air conditionné des hôpitaux est devenu l’air du temps. Le bâillement brutal des portes battantes, le bip-bip régulier des machines, le passage des infirmiers, la noria des ambulanciers, feuille de soin à la main. La lumière blafarde mais crue, tellement violente. Les cris. Les plaintes. Le carreau blanc, les murs blancs, les blouses blanches. Grall a raison quand il écrit : « La mort est blanche, absolument, quand la vie est bariolée, multicolore. La vie, ma bien douce visiteuse ! À coups d’ailes de martinet, derrière la grande vitre de la chambre 14, elle me vient voir. Bonjour, la vie… » L’hôpital a déversé ses affreux instruments dans la rue, contaminant notre monde avec le masque, les produits d’hygiène, les affichettes alarmistes, les normes, les rampes pour handicapés… On dit d’ailleurs d’un hôtel, d’un ensemble de bureaux ou d’un bâtiment institutionnel rénovés qu’ils ressemblent à l’hôpital. Comme si ces bâtiments signifiaient forcément la laideur.
Voisin de Bretagne, Georges -Perros, l’écrivain des Papiers collés qui empruntait les mêmes routes que nous sur sa moto, avait quitté Paris pour une HLM de Douarnenez. Puis il quitta son logement pour l’hôpital, lui aussi, vivant muré dans le silence les derniers mois de sa vie. Homme sans voix rendu muet par un cancer du larynx, il écrit : « On nous conseille d’avoir un petit sifflet sur soi. Si on tombe dans un trou. » Cinq jours avant sa mort, à l’hôpital Laënnec à Paris, il envoie une lettre à un ami : « Demain, je dois subir un examen. Et la semaine prochaine, opération. Tout reste assez mystérieux, obscur, comme le corps, justement. On verra bien. (…) Faut aimer la vie. Surtout ceux avec lesquels on en partage les douces difficultés, pour être modestes. (…) Par la fenêtre, un mur genre prison, avec une cheminée à fumée crématoire. Un peu de ciel, mais où sont les mouettes ? »
L’hôpital. Arthur Rimbaud le voyageur s’y est arrêté définitivement. C’était à Marseille, à la Conception. Je songe aussi à Antonin Artaud, camisolé, martyrisé dans ses asiles, de Sotteville-lès-Rouen à Rodez. Il y a James Joyce à Zurich. Au lendemain de Noël, en 1991, Hervé Guibert aussi est mort à l’hôpital de Clamart. Quelques mois plus tôt il avait rédigé l’esquisse d’un journal d’hospitalisation publié après sa mort, Cytomégalovirus. « Quand on entre dans le service de réanimation, à cause des machines, des bruits, des bip-bip fracassants, des portes ouvertes, des cavalcades dans le couloir, des cris des infirmières qui appellent à l’aide, on se dit d’abord que c’est un nouvel enfer. Ensuite je me dis que ça me semble un endroit idéal pour mourir, il en faut. » Hervé Guibert est emporté par le sida comme Pier Vittorio Tondelli, presque son jumeau dans la mort (1955-1991), terrassé par la maladie dix jours plus tôt à l’hôpital de Reggio Emilia. De l’autre côté des Alpes, l’héroïne et le sida déferlaient, bousillant une génération.
Les essuie-glaces de la voiture de Marc semblent ouvrir la route en balayant la pluie. Bientôt nous serons à Pont-Aven. C’est notre destination. Marc, il est temps d’éteindre les nouvelles pour célébrer la vie. Un ouvrage publié aux éditions Calligrammes rend hommage à Xavier Grall. On y trouve justement la signature de Joseph Ponthus, poète d’aujourd’hui. Disparu en février 2021, l’auteur d’À la ligne écrit ici pour la dernière fois. « Je me sais tout autant cancérisé, métastasé, tumorisé aux intestins, au foie, aux poumons, aux os. J’ai 42 ans et ce sera peut-être mon dernier grand texte. J’avance à tâtons sur ces mots comme je marche, avec des béquilles, croyant que ce texte retardera peut-être l’échéance, comme une prière, complainte, litanie ou supplique à je ne sais quel Dieu. Au Dieu des croyants. Au Dieu des médecins. Au Dieu de la littérature. Au Dieu de l’amour qui sauve et guérit tout. Au Bon Dieu. Nom de Dieu. »
Les écrivains de l’hôpital nous sauvent de l’hôpital. Xavier Grall, Joseph Ponthus et les autres… Ils organisent l’évasion. À la violence de ces lieux neutres, ils opposent la tendresse de leurs mots. Ils regardent par la fenêtre : un arbre perd ses feuilles dans le jardin. Le crachin frappe au carreau. Un enfant joue au ballon. Depuis un lit médicalisé, on s’attache aux petits riens. Et dehors est tellement grand. Un autre poète, Armand Robin, écrit quelque part que « jamais une douleur n’a menti. » L’hôpital est trop grave et dur pour qu’on en parle autant. ...
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