L’ÉPICERIE AU-DESSUS DES NUAGES
Hubert Plisson
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Hubert Plisson
la france des coins tranquilles
Minuscule bourgade située dans l’Aveyron, Campuac possède une église... mais surtout une épicerie dans laquelle se croisent tous les villageois. Véritable lieu de sociabilisation, le commerce, notamment animé par Vanessa, est aussi le théâtre des petites ou grandes aventures de chacun.
L'épicerie de Campuac, village de l’Aveyron, ouvre sur le miaulement des freins de la 2CV de Papi Bicquet. Il est 8h30. Précises. Car Papi Bicquet ne plaisante pas avec l’horaire d’ouverture. Pain, vin et journal, la 2CV redémarre à 8h35. « C’est ainsi depuis toujours, raconte Vanessa, l’employée principale de l’Épicerie. Si je me suis attardée au lit et que j’entends la 2CV de Papi Bicquet... C’est sûr, je suis en retard. » Vanessa, c’est 1m50... de « tornade », selon l’expression de sa grand-mère. Ici, l’épicerie est une affaire de famille. La grand-mère, Christiane, dite Mamie Ka, était elle-même employée principale de la même épicerie, et la mère, Nadine – devinez – fut elle aussi employée tout aussi principale de la même épicerie. Une épicerie robuste, persévérante, qui est « ouverte tous les jours de l’année sauf les jours de Noël et de l’An », clame fièrement Vanessa.
Dans un village de 445 habitants et depuis cent-dix-sept ans, cela a un côté singulier, sinon miraculeux. Créée en 1905, l’épicerie Angles devint Codec et puis Proxi... Avec la même organisation entrepreneuriale, transgénérationnelle – une famille de propriétaires et une famille d’employés – depuis les origines, et dans les mêmes murs épais et sombres.
3 générations d'employées à l'épicerie de Campuac
Devant l’épicerie se dresse l’église, construite avec des pierres de toutes natures : basaltiques, granitiques et de grès rose. Un véritable patchwork minéral. Entre les deux, s’étend une place d’une stupéfiante propreté. Pas une capsule de bière ou de coca, pas le moindre masque chirurgical, ni la traditionnelle canette défoncée de bière bon marché à 8 degrés, ni le carton d’emballage à burger... Rien. Propre. Impeccable.
Campuac est, comme tous les villages, villes et bastides du Sud-Ouest de la France, sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle.
C’est que la place, m’explique l’épicière, a été nettoyée de fond en comble à la suite de la drolatique affaire dite de la « culotte du Père Noël ». Sortis de la messe de minuit, et alors que carillonnaient encore les carillonneurs patentés du cru, les fidèles de Campuac durent se rendre à cette scandaleuse évidence : on avait volé la culotte du gros Père Noël en carton-pâte érigé entre l’épicerie et l’église. L’émoi fut grand, l’enquête rapide ; et les déculotteurs – cinq jeunes adolescents – comparurent derechef devant Monsieur le maire.
– Allez, ouste, une journée de travail d’intérêt communal ! Vous allez nettoyer la place, ordonna l’édile.
Ainsi fut fait, sous la direction du cantonnier Guitou, l’unique et plénipotentiaire employé municipal. À l’énoncé de ces méfaits, une cliente de l’épicerie relève la tête du rayon des fromages sur lequel elle était penchée et proclame bien haut :
– Oh, sachez Monsieur que ce n’était pas des jeunes d’ici, ceux-là, ils étaient en vacances chez leur grand-père.
Deux autres clientes, apparues comme par enchantement, approuvent du chef. Vanessa, à la caisse, finit quant à elle de punaiser une recette de saison sur le liège du tableau. Puis elle encaisse les trois clientes, très remontées à présent contre ces « Parisiens » qui s’étaient permis de déculotter le Père Noël de Campuac. Avant sa vie d’épicière, Vanessa était monitrice-éducatrice pour personnes handicapées.
– Ici, à l’épicerie, confie-t-elle, je fais davantage de social que quand j’étais justement dans le social !
Ainsi ce jour de printemps 2016... À 8h30 devant l’épicerie, aucune trace de Papi Bicquet et de sa 2CV. Comment est-ce possible ? Vanessa, prise d’angoisse, décide sur-le-champ de différer l’ouverture du magasin pour se lancer à la recherche du vieil homme et de sa 2CV. Elle le trouve à un kilomètre de l’épicerie... en panne d’essence ! Ouf. Depuis, Papi Bicquet l’appelle « ma petite caissière gentille ». Ou cet autre jour où, alertée par une épaisse et vénéneuse fumée venue du garage de mécanique automobile et agricole voisin qui prenait feu, elle se précipite pour évacuer un couple de retraités handicapés dont la maison jouxtait l’atelier pris par les flammes. Et les nombreuses fois où Vanessa a offert le gîte et le couvert à des pèlerins négligents, désargentés ou égarés. Ou bien pallier pour eux la fermeture du café du village en préparant des boissons chaudes. Car Campuac est, comme tous les villages, villes et bastides du Sud-Ouest de la France, sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Et les pèlerins sont aussi nombreux et différents que sont nombreux et différents les chemins pour s’y rendre. Mais un seul mène à Vanessa, il faut le dire, qui fait aussi office de « famille d’accueil » pour les animaux abandonnés, en relation avec la SPA de Rodez. Deux gros chiens, cinq chats et un rat. Comment peut-on abandonner un rat, on se le demande.
« Je les écoutais, mes clients, je ne disais presque rien, mais à les écouter je savais que cela leur faisait du bien. »
Et puis, il y a l’épicerie. Le mercredi, c’est le jour le plus dur. Lever à 5h30. L’heure du camion de rolls de Carrefour. Un rolls, c’est une grosse cage à roulettes qui contient les marchandises. Il y en a trois. Le premier « qui pèse un âne mort avec toutes les boissons, l’eau, le soda, les bières ! » grimace Vanessa. Le deuxième recèle les « produits secs » : essuie-tout, café, chocolat, confitures, aliments pour chiens et chats. Le troisième contient le « frais » : yaourts, fromage, beurre, tout ce qui va au frigo. Le débarquement s’achève avec la palette de vins, d’emballages et... de bonbons. Il est 8h00. À 8h15, les sept sortes de pains arrivent. Il faut se dépêcher de les mettre dans les poches ad hoc. Suivent les journaux qu’il faut ranger sur le présentoir. Vanessa est enfin prête. Il était temps ! 8h30 : l’impitoyable 2CV de Papi Bicquet déboule. L’heure, c’est l’heure !
Au fil des ans, Vanessa a appris à connaître de mieux en mieux ses clients. Elle écoute leurs peines de cœur, leurs problèmes de famille, leurs ennuis de santé... Comme avant elle sa mère, et encore avant elle sa grand-mère. Cette dernière – Mamie Ka – nous confie avec une lueur de nostalgie dans le regard : « Je les écoutais, mes clients, je ne disais presque rien, mais à les écouter je savais que cela leur faisait du bien. » Cela dit, question commerce, elle peut en remontrer à beaucoup, l’épicerie de Campuac. Elle est généreusement achalandée. Difficile de la mettre en défaut sur un produit, avec un petit côté souk tant la marchandise est dense. On y vient même des villages voisins, y compris de ceux qui sont pourvus d’une épicerie. Cent-dix-sept ans d’expérience, ça compte ! Et avec la « tornade » Vanessa, ça compte triple.
La journée s’avance et l’heure de fermeture approche. Les brumes glacées ont envahi la vallée du Lot toute proche. Vu des monts de Campuac, c’est le spectacle d’un lac de nuages argenté duquel, sous l’azur hivernal, émergent les croupes douces de ces montagnes. Le lac s’étale à l’ouest, il devient mer de nuées vers l’Aquitaine ; et au-delà on sait qu’il y a le grand Océan. C’est de là qu’est venue, il y a quelques années, Françoise, la dernière cliente de la journée. Après une vie passée sur un voilier, Françoise s’est amarrée à une petite maison isolée dans les bois. Ancrée, en guise d’ultime mouillage, au flanc de la montagne, juste avant que cette dernière ne se précipite vers la rivière et ne dévale vers la mer... Françoise, parfois, s’attarde devant la caisse. Elle confie à Vanessa des histoires de mers et d’écume, de ports et de houle, et sans doute des secrets de femmes. « Toujours aimable, toujours gentille, cette Françoise », apprécie Vanessa. Il est temps de fermer l’épicerie. Entrer à la maison de l’autre côté de l’église. S’occuper des animaux : les chiens, les chats, le rat. Cuisiner aussi. Vanessa aime bien. Et Nicolas, son compagnon agriculteur, va arriver, affamé, après sa journée à construire une nouvelle stabulation pour ses bovins.
Vanessa pourra ensuite s’occuper un peu d’elle, écouter la musique de reggae qu’elle affectionne : Yaniss Odua, Lou Davi, Cedric Myton... Rêver des aurores boréales, spectacle qu’elle aime par-dessus tout, projeter, pour les contempler à nouveau, de repartir en Scandinavie... Puis il faudra dormir, reprendre des forces. Car demain à 8h30, Papi Bicquet sera là, avec ses 93 ans et sa 2CV, pour son pain, son vin et son journal. ...
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