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Jean-Marie Périer
Jean-Marie Périer ©Photo Lucian Bor
Le problème, voyez-vous, c’est qu’à mon âge on se fait difficilement de nouveaux amis, surtout des jeunes. Remarquez, il y en a qui font l’effort, ils vous disent qu’ils aimeraient bien être comme vous quand ils seront cacochymes. Seulement ça, c’est pour être gentil, c’est du discours de jeune bien élevé. Il y en a beaucoup plus qu’on le croit des ados prévenants. Ils n’osent pas s’asseoir en face de moi à la terrasse du café, ils m’abordent gentiment et me posent parfois des questions sur la vie, la mousse et autres joyeusetés… Mais passé l’admiration pour le vieux qui s’est débrouillé pour être encore vivant, ils jettent toujours un œil sur leur montre afin d’être sûr de ne pas rater le début de « Quotidien ». Yann Barthès c’est quand même plus marrant. Ils ont raison. Ne pas perdre une minute de son existence, c’est mon credo. Pour l’expliciter, je leur propose une expérience scientifique irréfutable : « Tiens, fais comme moi, là, claque des doigts une fois, comme pour suivre le rythme d’une musique ! » Alors il le fait en se marrant le jeune. « Eh bien tu vois ? Ce que tu viens de faire ? Ça ne reviendra jamais. C’est déjà du passé ! »
Ces photos m’ont fait connaître et, grâce à elles, j’ai eu la vie belle. L’heure est venue de renvoyer l’ascenseur.
J’avais déjà cette obsession en moi, il y a vingt-cinq ans, lors de ma première grande rencontre dans ce qui allait devenir ma région, - l’Occitanie. Une dame d’un âge certain, une paysanne du Lot au nom merveilleusement français, Odette Aubertin, m’avait été présentée par le type qui m’avait vendu ma maison aveyronnaise. « Ici, c’est une figure », m’avait-il dit. Sa maison fleurait bon la ferme classique, une grange pour les canards, un grand champ pour deux ânes et du bois pour l’hiver. Dans son salon, face à la porte, l’appel du 18 juin du général de Gaulle et les médailles militaires de son défunt mari. Du classique, du sérieux, du patriote. En ce qui me concerne, elle avait déjà fait la moitié du chemin. Et lorsque, les larmes aux yeux, elle évoqua ses deux références ultimes, à savoir Paris-Match et « Salut les copains », je compris que le doigt de Dieu s’était posé sur moi pour mes derniers cent mètres (je ne crois pas en Dieu, mais je crois en son doigt).
Odette était généreuse. Aux fourneaux tout le jour, elle organisait des repas somptueux, empreints de ce classique qui tend à disparaître des restaurants traditionnels de notre beau pays, pervertis par le culinairement correct, les diktats télévisuels à la sauce « Top Chef » et le style pompier qui inspire la rédaction des menus (« Le tigre qui pleure », « Le saumon en sa darne sur son lit sylvestre »…), les rendant incompréhensibles. Le tout accompagné d’un « Bonne dégustation » insupportable, signe ultime d’une dégénérescence de notre savoir-vivre. Chez Odette, c’était du lourd, du sérieux, du roboratif. Bref, j’aurais pu y emmener mes mentors gastronomiques, à savoir mon père François Périer, Claude Chabrol et Paul Gégauff. S’ils avaient eu le bon goût de survivre, sa table les aurait enchantés.
Ma meilleure amie, Julie Andrieu, la dernière perle de ma vie, ne s’y était pas trompée. Dès que je lui ai présenté Odette, Julie décida de publier avec elle un livre sur l’art de cuisiner le canard, lequel sortit en même temps qu’un de mes bouquins sur les années 1960. Le hasard ayant le sens de l’humour, mes deux amies vendirent plus de livres que moi. L’idée du Colvert plus fort que Johnny Hallyday m’enchante encore aujourd’hui.
Et puis vint le jour où la propension à la bonne chère d’Odette dérégla pour toujours sa science innée du bon geste. Sa mémoire, soudain défaillante, s’embrouillait et ses mains faisaient des siennes. Son cerveau si vif s’emballa comme une boule de billard électrique et elle se retrouva dans ce que l’on appelait à l’époque « une maison de repos ». Comme j’allais la chercher pour l’emmener dans un restaurant digne d’elle, mon regard fut terrassé par la froideur du lieu. Certes, il était propre, adroitement agencé, bien tenu par les mains miséricordieuses de ces saintes femmes que l’on nomme infirmières. Mais où étaient ses souvenirs, ses objets, les photos de son enfance ? Un avenir limité, certes, un présent douloureux, soit, mais un passé effacé, c’était insupportable. C’est au cours de ce dernier déjeuner avec Odette que s’immisça dans mon cerveau l’envie de faire quelque chose pour ces milliers de gens que l’on place « pour leur bien » dans des endroits où, certes, on les gardera en vie le plus longtemps possible, mais en leur retirant toute identité. C’est la grande lacune des meilleurs Ehpad, pour ne pas parler des pires : les pensionnaires vivent dans un univers clinique qui n’est pas leur « chez eux ». Quand je les croise dans leurs fauteuils roulants, la honte me gagne en voyant leurs regards de noyés. Ils savent bien que moi, je vais rentrer dans ma maison. Que, malgré mon grand âge, je ne suis pas des leurs. Même l’Ehpad le plus moderne n’est qu’une page blanche sur laquelle ils ne peuvent plus rien écrire. Entre ces murs, il n’y a pas d’avenir. Le seul salut de ces nouveaux solitaires reste leurs souvenirs. Voilà pourquoi, quelques années plus tard, je décidai d’organiser une exposition dans les Ehpad.
Odette et Julie ©Jean-Marie Périer
Comme vous le savez sans doute, mes photos des années 1960 étaient faites pour être accrochées sur les murs des chambres des adolescents. Aujourd’hui, leurs parents ont en moyenne entre 90 et 100 ans, voire plus, et constituent les gros bataillons des Ehpad. Inconsciemment, ces images, même si elles n’étaient pas leur univers, évoquent pour ces gens le souvenir de jours heureux. Quant aux familles qui viennent les voir, il s’agit de leur adolescence, voire de leur enfance. Donc, chose certainement unique dans les annales de la photographie, ces clichés tant méprisés par l’intelligentsia de l’époque se retrouvent désormais au confluent de trois générations. Entre la compréhensible nostalgie des « anciens » et celle, plus surprenante, de jeunes gens d’aujourd’hui (une môme de 20 ans qui, en 2022, connaît par cœur les chansons des Beatles, c’est comme si, au même âge, j’avais écouté Mistinguett). Ces photos m’ont fait connaître et, grâce à elles, j’ai eu la vie belle. L’heure est venue de renvoyer l’ascenseur.
J’ai donc décidé d’offrir aux Ehpad une exposition de quarante photos de cette période qui vit la reconnaissance de l’adolescence, convaincu que ces images aideront les résidents à se rappeler leur passé lointain. Car, même s’ils n’étaient pas tentés par les excès de cette jeunesse des années 1960, préférant le plus souvent Mick Michel à Mick Jagger et Tino Rossi à Tina Turner, les visages de ces artistes jeunes et beaux ne pouvaient leur être inconnus puisqu’ils étaient tous épinglés dans les chambrettes de leur progéniture. Je voudrais que tous les établissements aient la possibilité d’avoir, aussi longtemps qu’ils le voudront, ces images sur leurs murs, persuadé que cet environnement joyeux peut aider les pensionnaires à entretenir leur mémoire en leur offrant l’opportunité d’évoquer des souvenirs communs, entre eux d’abord, mais aussi avec leurs visiteurs.
Jean-Marie Périer
Né en 1940, Jean-Marie Périer a photographié les plus grandes stars des années 1960. Il a lancé le journal Salut les copains et travaillé pour Paris-Match, Elle. Cette année, il a mis à disposition 41 clichés libres de droit pour que les Ehpad qui le souhaitent les exposent.
Depuis vingt-cinq ans que j’organise des expositions partout dans le monde, je vois des familles entières passer jusqu’à une demi-heure devant ma photo du groupe des quarante-six chanteurs des années 1960. L’idée que ces images, punaisées sur les murs des adolescents il y a soixante ans, deviennent le décor quotidien des aînés du siècle naissant, me ravit. Même si d’aucuns y verront la marque d’une insupportable sensiblerie, je trouve ça poétique. Or je crois à l’importance de la poésie pour les vieux, je le sais n’étant plus moi-même une pintade du jour. Et puis, finalement, rien ne me fait plus plaisir que l’idée de donner du plaisir à des gens que je ne connaîtrai jamais, moi qui étais fait pour être jeune et qui ai horreur d’être vieux. ...
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