Mina Kavani n’est pas juste une « actrice iranienne engagée », ni une « comédienne exilée ». C’est une femme, libre, une interprète que l’on a notamment pu voir dans Aucun ours, le dernier film de Jafar Panahi.
C’est à Téhéran, dans la vieille maison familiale des Kavani, qu’a grandi Mina. Elle évoque la vaste demeure aux allures de phalanstère, ouverte sur un jardin, dont chaque étage était occupé par une partie du clan. Le rez-de-chaussée, c’est le domaine de Mina et Mani, son frère jumeau, leurs chambres séparées par un couloir. Chez Mani, c’est la fête permanente. Tous les soirs, il se déchaîne à la batterie, entouré d’une bande de musiciens, pour des jam-sessions très arrosées qui s’achèvent souvent tard dans la nuit. Le premier étage est beaucoup plus calme. S’y trouvent les appartements de l’oncle de Mina, Ali Raffi, metteur en scène de théâtre de renom. Là, entre les murs d’une chambre tapissés de livres, on parle de Garcia Lorca, de Mnouchkine, de Brecht. Au deuxième étage, l’appartement des parents de Mina avec sa chambre de petite fille. Tous les matins, alors que les enfants se préparaient pour aller à l’école, les parents écoutaient Vivaldi ou Bob Dylan, un mix éclectique de musique. Et au troisième étage, entre les étoiles et la terrasse, dort Maryam, la grande sœur de Mina.
C’est dans cet univers clos que s’est forgé le destin de l’actrice, là qu’elle a trouvé les premiers modèles qui devaient décider de son avenir. Et d’abord sa mère, Tahereh, originaire d’Ispahan, pommettes saillantes et sourire éclatant. « Elle est plus belle que moi, affirme Mina. Si elle avait été actrice, elle aurait sans doute été comparée à Sophia Loren. » Seulement voilà Tahereh n’a pas pu. Elle avait pourtant rêvé de théâtre depuis l’enfance, mais son père s’y est toujours opposé fermement. Sur une vieille photo, on peut la voir grimée en garçon, chapeau melon et moustache. Malgré l’interdit paternel, Tahereh s’est présentée au concours d’entrée de la section théâtre de l’université de Téhéran, en parallèle de ses études en sciences sociales. Son interprétation dans La Mouette, de Tchekhov, ayant convaincu le jury, elle y a été admise. Un temps, elle en a suivi les cours en secret avant de se résigner. « Son père, mon grand-père, n’était pas religieux ou fanatique. Mais, à l’époque, la perception du métier d’acteur était très différente. Il lui a dit : “Je t’en prie, étudie tout ce que tu veux, mais pas le théâtre !” »
Jeune, Mina Kavani est fascinée par l’ombre, par les femmes intenses et tourmentées.
Même très privilégiée, la famille Kavani subit les conséquences des bouleversements qui agitent l’Iran après l’instauration de la République islamique, en 1979. Durant la guerre Iran-Irak, dans les années 1980, elle s’installe brièvement en France pour échapper aux bombardements que subit Téhéran. De retour en Iran, les membres de la famille se réfugient tous les soirs dans la chambre des parents aux fenêtres calfeutrées par de grands draps noirs. La journée, Mina fréquente d’abord une école privée, puis rejoint un lycée public où, dit-elle, elle est « le cancre de [sa] classe ». Elle se coupe les cheveux elle-même et sème la zizanie en cours de religion. « J’étais déjà révoltée », commente-t-elle sobrement. Alors que Mina évoque ces années difficiles, le visage de sa mère, Tahereh, se ferme. « Je me dis maintenant que ça a dû être très dur pour Mina à l’époque, à l’école. Elle devait sûrement être amenée à mentir sur notre vie à la maison. Cela devait être pénible pour une fille de son âge. Notre maison était comme un monde parallèle, elle était coincée entre notre liberté à l’intérieur, et le monde corseté à l’extérieur. »
Mina Kavani, Autoportrait.
Jeune, Mina est fascinée par l’ombre, par les femmes intenses et tourmentées. À 15 ans, elle regarde sans cesse Camille Claudel de Bruno Nuytten et dévore Sylvia Plath, au grand dam de sa mère qui s’inquiète qu’une si jeune fille soit fascinée par la pensée d’une écrivaine qui a mis fin à ses jours. Après l’avoir vu jouer, son oncle Ali la met en garde : « il faut que tu ériges un mur entre le jeu et la vie. C’est beau… Mais il ne faut pas que tu te brûles. »
L’oncle Ali est l’autre figure tutélaire qui devait décider du parcours de Mina. Enfant, elle lui rendait visite chaque jour, pour de longs échanges centrés sur la littérature ou le théâtre. « Ali Raffi a été comme mon mentor. Les soirs de fête, je finissais presque toujours par me réfugier chez lui, au premier étage. Quand il partait en voyage j’étais prise d’une tristesse infinie. » Ali parle couramment français, langue qu’il a étudiée à la Sorbonne, à Paris, dans les années 1960. Jeune acteur, il a joué dans les films d’Agnès Varda. Il est l’image d’un Iran ouvert sur le monde, au moment où le pays se ferme aux influences occidentales impies.
Au conservatoire, Mina n’a pas seulement appris le jeu, mais aussi l’écriture. Désormais, elle raconte ses propres histoires, fait entendre sa voix singulière.
C’est cette réalité que découvre Mina lorsqu’elle est admise à l’université de Téhéran. Là, elle se retrouve dans un univers artistique bridé, censuré. « On avait un cours de théâtre tout entier consacré au testament de Khomeyni. » Elle s’arrête, comme pour prendre la mesure de l’aberration, avant de répéter, abattue, « le testament de Khomeyni ! » Découragée, Mina quitte l’Iran pour la France, où elle rejoint le conservatoire de Paris. Lors de sa première année de théâtre, on lui demande d’écrire un texte à partir de la Divine Comédie de Dante. La partie à traiter est décidée par tirage au sort. Mina tombe sur le paradis… Dans sa bibliothèque, l’actrice a soigneusement conservé tous les textes et tous les livres qu’elle a étudiés. Sa mère, Tahereh, raconte que lorsqu’elle devait passer son examen de fin de lycée, Mina cachait des textes en français derrière la couverture de ses livres d’école. « Je n’y comprenais rien, avoue-t-elle l’œil brillant. Je devais traduire mot à mot, donc cela n’avait pas de sens, mais je voulais comprendre. » Mina va finir par comprendre.
Sur la vidéo de sa performance de fin de deuxième année de conservatoire, inspirée d’écrits de Georges Ribemont-Dessaignes, un artiste dada, on peut voir Mina de dos, debout sur une table face à une foule. Elle martèle, sourire au coin des lèvres : « Moi, je ne suis pas obéissante ! » Le ton monte. Mina serre le poing sur sa poitrine, les mots sortent crescendo alors qu’en fond, la chanson Reckoner de Radiohead enfle et s’étend comme une vague. « Je suis seule, sans personne au-dessus de moi, je ferai de mon pouvoir l’usage qu’il me plaît. Je suis libre ! Je suis puissante ! » Mina tourne, virevolte, comme si elle voulait s’échapper de son enveloppe terrestre. Elle conclut : « Être libre n’est rien, mais la liberté c’est tout. »
La salle est saisie. Après un instant de silence, une voix rauque et chaude retentit : « Bravo ! » La caméra sursaute puis coupe. Cette voix, c’est celle de Jean-Damien Barbin, grand acteur de théâtre français, professeur de Mina au conservatoire, ami et mentor ou, comme le dit Mina : « maître ». En persan, un même mot, ostad, désigne à la fois le professeur et le maître, mais Mina précise qu’elle l’entend dans l’acception française. Jean-Damien est quelqu’un qui n’a pas peur de se brûler, de jouer avec la démesure lorsqu’il travaille avec des metteurs en scène comme Olivier Py et Frank Castorf. Lui qui s’expose tout le temps sur scène a protégé Mina, et lui a appris à se préserver, à trouver un équilibre dans sa performance. « Jean-Damien est hors du système, il ne construit pas une carrière, il est ancré dans la vie ! Ma rencontre avec lui a été décisive. Il m’a aidée à comprendre quel genre d’artiste je veux être. Il m’a formée. » Elle mime avec ses mains un sculpteur travaillant l’argile. Grâce à lui, elle découvre les textes de Maurice Maeterlinck, un coup de foudre théâtral.
Mina Kavani, Jean-Damien.
Si Mina a toujours dessiné, au conservatoire, elle commence à peindre. Avec passion. Quand ses parents viennent lui rendre visite à Paris pendant ses années d’études, ils s’affolent en découvrant ce qu’elle couche sur la toile. « Je peins l’intérieur des gens, dit-elle en souriant. Grâce au travail que j’ai fait au conservatoire et à ma rencontre avec Jean-Damien, je peux laisser parler ma part d’obscurité. Je suis sensible aux artistes entiers, ceux qui acceptent leur part de folie. Je n’ai pas honte de l’ombre, c’est un monde profond. »
En 2014 Mina choisit définitivement la route de l’exil. Elle joue dans le long métrage Red Rose, de Sepideh Farsi. Une histoire d’amour entre un cinquantenaire et une manifestante pendant le « mouvement vert », les protestations de 2009 suite aux élections présidentielles. Le film met en scène le conflit entre les générations tout autant que la lutte des femmes car le personnage principal, Sara, joué par Mina, est perpétuellement révolté. L’un des films de référence que Sepideh conseille à Mina en vue du tournage est New Rose Hotel, d’Abel Ferrara, avec Asia Argento. Quand, dans une critique du film de Sepideh Farsi, Delphine Neimon compare le jeu de Mina à celui d’Asia, la jeune Iranienne exulte. « C’était une vraie récompense, de voir que les gens percevaient mon jeu, que j’étais vue comme une actrice. »
À cause de ce film, Mina ne pourra plus retourner en Iran. Bien que l’action se situe à Téhéran, le tournage a eu lieu à Athènes, en Grèce, et l’actrice était parfaitement consciente qu’en se montrant à l’écran sans voile et, plus encore, en apparaissant nue lors de scènes d’amour, elle brûlait ses vaisseaux. Si elle n’a pas hésité, c’est sans doute grâce au soutien indéfectible de sa mère. « Plus que tout autre, c’est elle qui a été à mes côtés. » Aujourd’hui Mina ne regrette rien. « Red Rose a été l’occasion d’une catharsis. À travers ce film, j’expurgeais toutes ces années d’enfermement sous le régime des mollahs. »
Dans le dernier film de Jafar Panahi, Aucun ours, l’actrice incarne une voix de l’exil. Son personnage, une actrice bloquée en Turquie, est pris en étau entre l’Europe et l’impossibilité de partir. « Jafar Panahi m’a filmée telle que j’étais. Il était très précis dans sa direction d’acteur, mais utilisait aussi mon vécu comme un support pour la véracité émotionnelle de la narration. »
“Être réduite à mes racines ou à mes convictions politiques, je ne le vis pas comme quelque chose de bienveillant.”
En 2018 et 2019, Mina effectue deux stages auprès du metteur en scène polonais Krystian Lupa. Nouvelle rencontre, nouvelle révélation. Mina ressent une connexion artistique forte avec la méthode de Lupa, adepte d’un jeu très intense, mais minimal et contrôlé. Elle résume d’une phrase : « Il a changé ma vie d’actrice. » Très cinématographique, le travail de Lupa l’éloigne de la scène. « Grâce à lui, aujourd’hui, j’établis plus de contact avec le cinéma qu’avec le théâtre. Il y a une tempête et un tourment que je peux mieux exprimer au cinéma. Sur un travail centré sur le détail et l’imperceptible. »
Au conservatoire, Mina n’a pas seulement appris le jeu, mais aussi l’écriture. Désormais elle raconte ses propres histoires, fait entendre sa voix singulière. Dans son monologue sur scène I’m Deranged, Mina retrace son parcours, évoque ses souvenirs du Téhéran de son enfance, dit la douleur de l’exil. Pour elle, ce monologue est une synthèse, fruit mûr de son travail avec Jean-Damien Barbin et Krystian Lupa. À entendre le texte, on comprend que le choix de l’exil était le seul possible. Pour une actrice voulant vivre son art en Iran, il y a beaucoup trop de lignes rouges à franchir. « Ma famille, ma patrie, mes amours… je les ai tous sacrifiés à mes rêves. »
Mina Kavani, Tahereh.
Après une série avec le réalisateur anglais Colin Teague, un exercice au long cours, un travail approfondi sur plusieurs mois qui lui rappelle l’intensité du théâtre, Mina a retrouvé Sepideh Farsi en février à la Berlinale, où a été invité le dernier film d’animation de la réalisatrice, La Sirène, dans lequel Mina prête sa voix au personnage principal, Omid, espoir en farsi.
« Mon déracinement est une expérience importante, une part de moi essentielle, mais je ne veux pas être réduite à n’être qu’une actrice en exil. De même que, si j’ai travaillé dans des œuvres engagées, je ne suis pas, ou pas seulement, une “actrice engagée”. Quand on est une actrice et qu’on vient d’Iran, on est dans la révolte sans même l’avoir choisi. Même en s’efforçant de tenir la politique à distance, il est impossible d’y échapper. C’est un chemin par lequel il faut passer. » Difficile d’exister dans l’industrie du film occidental « Quand Romy Schneider jouait dans les années 1960, malgré son accent allemand, personne ne disait d’elle qu’elle était allemande, c’était une actrice française ! » Mina réfléchit, elle mordille sa lèvre, ses ongles, mais ne mâche pas ses mots. « Moi je suis une actrice issue du Moyen-Orient, certes. Mais être réduite à mes racines ou à mes convictions politiques, je ne le vis pas comme quelque chose de bienveillant. Les actrices iraniennes, afghanes, syriennes subissent toutes ce préjugé ! Pourquoi ne pourrait-on pas nous voir juste comme des interprètes ? C’est pour ça que je fuis ces étiquettes “exilées”, “engagées”. Aujourd’hui la révolution en Iran montre au monde que nous sommes puissantes et modernes. Qu’on ne nous offrira pas la liberté, mais que nous allons la prendre. » Son sourire fait briller ses yeux bleus. « Je suis déjà libre, je n’ai pas besoin qu’on m’offre la liberté. »...
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