Il travaille par petites touches, Monet, par toutes petites touches, déployant une infinité de gestes fins, rapides et aimants, il peint ce qu’il voit et comme il voit mal c’est flou, c’est vague, vaguelette, ça vogue. Yeux mi-clos, paupières à demi baissées, cils battant doucement telles les racines des nénuphars dans les fonds sombres de l’étang, son regard tout en étant léger est généreux, aimant, il flotte sur l’eau et s’y abandonne.
Ils résonnent, ces mots, tous ces mots qui commencent par n, les mots nymphe et nymphéas, naïade et nénuphar, et si à leur endroit tout est flou et flottant, trouble et troublant, vague et vaguelette, peut-être est-ce parce que ça tourne autour du divin et du féminin, oui, qu’il s’agit du divin plaisir féminin, si souvent négligé (oublié, pour ne pas dire refoulé, nié, écrabouillé). Un dictionnaire nous dit que la nymphe c’est le clitoris, un autre nous assure que c’est les petites lèvres, c’est vague n’est-ce pas, un article scientifique précise que nymphe est la même chose que chrysalide, phase du développement, intermédiaire entre larve et imago, de certains insectes, en particulier les papillons.
Ce qu’il faut souligner, c’est que nymphe n’est pas nymphette, n’est pas lolita.
Ce qu’il faut souligner en revanche, quoi qu’en dise ce grand collectionneur de papillons qu’était Vladimir Nabokov, c’est que nymphe n’est pas nymphette, n’est pas lolita, fillette prétendument perverse qui fait prétendument exprès d’agacer le désir des hommes, de leur insuffler l’envie ou le prétexte de la violer, violons, violons, nymphe n’est pas non plus nymphomane, destinée fréquente des nymphettes justement, ces jeunes femmes dont le corps a été trop tôt exposé au désir, le plus souvent par un proche, un très – devenu trop – proche, le grand frère par exemple, et qui, par la suite, cherchent désespérément à mettre de la volonté là où celle-ci avait été écartée, bafouée, tenue pour quantité négligeable, je pense notamment à Jean Seberg ou à Diane Arbus, je pense à Lee Miller, à Francesca Woodman ou à Nelly Arcan, je pense aussi à moi- même, il est frappant de constater que nombre d’entre elles, d’entre nous, après avoir désespérément tenté, de toutes les forces de leur œuvre artistique, de comprendre ce qui leur était arrivé, se sont donné la mort. Rien de réjouissant dans la nymphomanie, non, strictement rien.
Que ce soit à Giverny, dans la Brenne ou dans les grottes les plus enchanteresses de Grèce et d’Italie, les nymphéas, tout comme les nénuphars, sont des fleurs qui frémissent et miroitent à la surface de l’eau. Car les nymphes, pour l’Antiquité gréco- romaine, sont justement les divinités féminines des eaux (sources, fontaines et rivières), de belles déesses joyeuses, puissantes dans leur nudité, qui désirent fort et se délectent de leur désir, voudraient que le monde entier frémisse et miroite autour d’elles, batifolent avec les satyres, s’élancent ardentes pour séduire des bergers et tremblent de bonheur quand on les caresse. Inouï, oui, oui : ce moment de désir ardent des nymphes naïades nymphéas est représenté sur des milliers de vases d’Athènes ou de Syracuse, des milliers de fresques romaines ou amalfitaines. Oh, on sait bien que dans ces représentations il ne s’agit pas de la vie quotidienne des Athéniennes du Ve siècle av. J.-C., ni de celle des Romaines du Ier siècle après, mais au moins ces images ont-elles le mérite d’exister, au moins le rêve a-t-il pu quelques fois s’épanouir et le fantasme s’illustrer.
Or quels seront, au cours des vingt ou vingt-cinq siècles qui ont suivi, en gros jusqu’au free love des années 1960, nos rêves et fantasmes à cet endroit ? La cata ! Sera décidée : l’inutilité absolue des nymphes – clitoris, labia, divinités, chrysalides, fleurs. S’imposeront, séviront et s’étendront, sinistres sur ce plan et se valant rigoureusement, trois monothéismes qui diront non, non, trois fois non à tout ce qui, du côté du désir féminin, risquerait de clignoter et de clapoter. Non aux vagues et aux vaguelettes tremblotantes. Non aux fleurs de chair dénudée que l’on approche par petites touches, les effleurant d’une langue, d’une main ou d’une verge experte pour qu’affleure le plaisir dans toutes ses nuances mouvantes et émouvantes, bleu, vert, turquoise, mauve, violet, rose et or. Non aux rires des naïades, aux chants des nymphes, aux cris silencieux des nymphéas de Giverny ! À bas ces merveilles !
En leur place et lieu seront hissées sur un piédestal : vierges lugubres, saintes nitouches, martyres gores, matrones plombées de robes opaques, de voiles ou de perruques. Plus un centimètre de chair visible. Pour elles, zéro joie charnelle. Pour elles, maternité frigide, fidélité, chasteté, sobriété, vertu et mort. Terminées les danses, les torsions extatiques, les pâmoisons. Bannis les batifolages avec les superbes satyres et les beaux bergers, les Pan démons enchanteurs. Au lieu d’un demi-bouc tout vibrant de désir, l’homme-dieu deviendra Agneau passif – et ne connaîtra plus, en matière de Passion, que la mort.
La chair vivante sera nommée impure. Le fantasme, lui, deviendra pur et dur. Au lieu d’être amour flou et allégresse, alacrité à sautiller dans les bosquets et à s’embrasser sur toutes les bouches, le paradis sera rigide et grave, une torture d’ennui à l’infini, des bataillons d’anges à harpe ou à trompette, sans sexe et sans sourire. Tandis que vierges et mères s’emmerderont au Ciel, le plaisir ira rôtir en enfer. Décrétées putes ou sorcières, les femmes désirantes se consumeront dans des flammes souterraines. Les hommes, au lieu d’exulter dans leur chair animale, au lieu d’apprendre à caresser les nymphes par petites touches et à rester dans le vague, dans le flou, dans l’imprécision délicieuse de la myopie de Claude Monet, prendront du recul, aiguiseront leur regard et en feront un outil de préhension scientifique ou pornographique. Par lui ils s’évertueront à percer et à exhiber, à étiqueter et à corriger, à voiler et à violer le corps des femmes.
Terrible, ce recul. Tragique, cette distance. Funeste, cette peur de la mortalité, muée en haine généralisée de l’immanence. S’étant éloignés de leur propre peau, les hommes ne sauront plus effleurer celle des femmes, la sentir, la respirer et la célébrer, peindre toute une amante à coups de petites touches de leurs différents pinceaux. Écrasons la nymphe-femme ! Au lieu d’aimer et de s’abandonner au plaisir, ils préféreront prendre et comprendre, cou- per et découper. On coupera donc les petites lèvres et le clitoris des femmes, on fera disparaître les nymphes et les naïades, tout ce plaisir trop liquide coulant, miroitant, scintillant, insaisissable. Sur les statues – en lieu et place de la sublime complexité de leur vulve –, il y aura entre les cuisses des femmes un rien. Un rien du tout.
Tandis que vierges et mères s’emmerderont au Ciel, le plaisir ira rôtir en enfer.
Dans les livres d’anatomie, idem. Tout au long des Lumières scientifiques en Occident, nous ne verrons que dalle à cet endroit. Nulle trace de nymphes. Symbolique dans nos contrées, l’excision sera réelle ailleurs : en Afrique subsaharienne, en Égypte, on tranchera d’un rasoir les petites lèvres et le clitoris des fillettes ; et on recoudra la plaie qui en résulte ; les gamines hurleront de douleur, saigneront, s’infecteront. Et chez nous pendant ce temps, parallèlement à l’explosion du mouvement de libération des femmes et celui de la libération sexuelle et en contra- diction avec eux, se mettra en place une démarche presque aussi mutilante, exigeant le recul des femmes par rapport à leur propre corps. Ne vous abandonnez pas à vos sensations : regardez-vous ! Décorez-vous, retravaillez-vous, faites-vous belle, photographiez-vous, filmez-vous et faites circuler les images de votre beauté. Les femmes revêtiront peu à peu, pour reprendre l’expression tragiquement juste de Nelly Arcan, une burqa de chair. Certaines se feront opérer s’excisant en quelque sorte elles-mêmes afin que leur vulve, captée avec la précision chirurgicale de la pornographie, ressemble à celui d’une lolita, d’une nymphette. Or se soucier d’être belle, pour une femme, est incompatible avec l’orgasme, ça ne se conjugue pas. S’interroger pour savoir à quoi nous ressemblons, si nous sommes belles, si nous plaisons, nous empêche radicalement de jouir ; les deux travaillent en direction contraire.
Où d’autre trouve-t-on, de par le monde, la trace de la jouissance féminine ? Peu souvent, il faut bien le dire, dans les stances perverses de Sade ou de Masoch, les gravures érotiques françaises ou japonaises, le Kamasutra indien ou le vaudou haïtien, presque jamais dans les simagrées des stars de cinéma et de music-hall (pour ne rien dire des travailleuses du sexe), rare- ment aussi dans les lascives danses du ventre orientales, le twerk de l’afro- beat ou la samba brésilienne : tout cela relève de ce que les femmes brandissent pour exciter les hommes, non de ce qui les fait se pâmer, elles, de plaisir.
Ô, un peu plus de myopie, s’il vous plaît ! Oui, cultivons la précieuse myopie de Claude Monet, qui per- met aux nymphéas d’éclore, d’éclore et d’éclore encore, dans toute leur fécondité splendide et leur splendeur féconde ! Car, ne l’oublions pas, autour des adultes qui rigolent, picolent et batifolent, des enfants se roulent par terre, se grimpent dessus, se cha- maillent et se chatouillent ! Femmes rivières, étangs et sources, fleurs et papillons, hommes boucs et taureaux, prés et forêts ! L’humain traversé par l’animal, le végétal, le minéral dont il provient et participe ; miracle de ce plaisir qui, dès la peau frôlée, se met à sourdre dans les sombres profondeurs, se fait tourbillon qui lentement monte à la surface puis jaillit, gicle en fontaine ! Certes là encore, nous le savons, ces images ne reflètent pas la réalité réelle, ne sont que mythes, contes à dormir debout, légendes dorées... Mais comment, à ces images- là, en sommes-nous venus à préférer les nôtres, atroces de précision scientifique et pornographique ? Comment avons-nous fait pour oublier la peau, la surface scintillante, les entrelacs du désir, les caresses par petites touches ? Autrement dit, à quelle fin avons-nous, contre le plaisir des femmes, aiguisé notre regard à mort, à mort, à mort ?
Ce texte a été rédigé à la demande du musée de l’Orangerie dans le cadre du cycle L’Écho des Nymphéas, nouveau rendez-vous mensuel de littérature et musique de l’institution parisienne.
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